La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

Mexi­co, 13 juin 1946

Mon cher A. Borie,

J’ai
déjà répon­du par avion à votre si
éton­nante et ami­cale lettre du 25 avril. Mais le cour­rier est
encore sou­mis à de tels aléas que deux réponses
ont plus de chance qu’une, sans pour cela pro­cu­rer une certitude…
Je vous disais com­bien votre bon sou­ve­nir me tou­chait à un
moment où la démo­ra­li­sa­tion rompt les solidarités
que l’on croyait les plus résis­tantes. Nous finis­sons par
n’être plus qu’une poi­gnée dis­per­sée par le
monde, bien que je sois convain­cu que d’innombrables sympathies
germent autour de nous, un peu par­tout, sans oser se mani­fes­ter… Le
temps est noir pour la conscience, noir pour ceux qui souhaiteraient
l’homme plus digne et plus cou­ra­geux. J’ai l’impression qu’un
redres­se­ment de bon sens a com­men­cé en France ; c’est peu,
mais il faut s’en réjouir, s’il évite au pays les
pires expé­riences qui, il y a deux mois, paraissaient
pro­bables… Une nou­velle période tota­li­taire et l’on
som­bre­rait dans l’aveulissement et la stu­pi­di­té au lendemain
de la sup­pres­sion hypo­crite ou cynique de ceux qui se permettraient
de bal­bu­tier : Non. Mais en réa­li­té le sort de l’Europe
occi­den­tale est loin d’être réglé, il dépend
des immenses conflits qui se pré­cisent en ce moment. Tout cela
est bien amer à vivre, sans que l’amertume soit une raison
de perdre la volon­té et l’espoir raisonnable…

Je me sen­tais physiquement
mal, Mexi­co est à 2 200 m d’altitude et j’y suis venu à
50 ans, et je n’y ai pas eu trois mois de tran­quilli­té. Je
suis donc allé cher­cher refuge dans une mai­son amie (la
seule!) en plein bled indio, par une sécheresse
brû­lante. J’avais un somp­tueux pay­sage sous les yeux et nous
atten­dions la pluie comme la terre entière l’attendait. Mais
la pluie finit tou­jours par venir ! Les Indiens de cette région
sont à la fois riches et misé­rables, ils vivent dans
une tor­peur men­tale secouée de temps à autre par des
vio­lences… Ils consti­tuent une varié­té humaine
extrê­me­ment sym­pa­thique, douée pour la production
artis­tique, taci­turne et qua­si inabor­dable. Ils étaient en
plein can­ni­ba­lisme, sous un des­po­tisme mili­taire, au XVIe siècle,
et depuis ont subi la colo­ni­sa­tion ; ils ne res­pirent un peu
mieux que depuis la révo­lu­tion de 1910 dont les fruits
demeurent insuf­fi­sants et incer­tains… Ils sont fanatiquement
catho­liques et au fond beau­coup plus païens que catholiques…

Voi­là la soli­tude où
je vais me repo­ser. À Mexi­co même, nous vivons très
iso­lés, la prin­ci­pale occu­pa­tion des gens, même de ceux
qui furent des mili­tants, étant de faire de l’argent (ce que
nous ne savons ni ne pou­vons faire); et les gens vivant par
groupes natio­naux, toutes les soli­da­ri­tés s’étant
dis­soutes, en dehors de celles des gou­ver­ne­ments même fantômes
et des comi­tés israélites.

L’ambiance
des Amé­riques se charge d’inquiétude. L’après-guerre
ouvre des crises, dues en Amé­rique latine à
l’enrichissement d’une mino­ri­té tan­dis que bais­sait le
stan­dard de vie des masses. Le Tota­li­ta­risme II trouve un terrain
favo­rable dans des men­ta­li­tés popu­laires qui n’ont pas
béné­fi­cié de l’éducation démocratique
du XIXe siècle et se sont tou­jours cen­trées sur des
chefs locaux. Mais les tenants du Tota­li­ta­risme II sont si fourbes
qu’ils res­tent peu nom­breux en détrui­sant eux-mêmes le
rayon­ne­ment qu’ils ont quel­que­fois. En géné­ral, on se
pré­pare sans illu­sions aux com­pli­ca­tions qui viennent.

J’ai reçu « Masses »,
nul­le­ment éton­né que l’on n’y ait pas publié
mes papiers qui sont d’une net­te­té pro­ba­ble­ment incompatible
avec le cli­mat actuel de Paris… Tout ceci à bâtons
rom­pus, comme prise de contact. Bien fra­ter­nel­le­ment vôtre.

Vic­tor Serge

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