Mon cher Borie,
Mon cher
ami, il y a tant de simple chaleur dans votre lettre du 26 juillet,
vite arrivée, et ce contact je vous le rends si bien que je
peux bien vous écrire ainsi… J’ai eu des semaines remplies
de besogne et d’embêtements normaux qui m’ont empêché
de vous répondre plus tôt. Mais ce récit de votre
enfance-jeunesse qui vous était venu sous la plume, comme je
le comprends ! Et je vous remercie de me l’avoir fait. Nous le
lisions, ma femme et moi, comme si nous repassions des souvenirs en
dépit des visions différentes. Il y a ce fonds commun
des enfances pauvres et travailleuses qui révèlent
d’emblée des vérités élémentaires
sur la vie humaine. Je suis, vous le savez peut-être, un
réfugié au 4e degré, fils de réfugiés
politiques russes qui erraient de Genève à Londres, de
Varsovie à Paris, à la recherche du pain quotidien,
mais militant et sans trahir, « incapables » de
trahir les grandes idées justes. Mon père est allé
mourir au Rio Grande do Sul, Brésil, et je n’arrive pas à
retrouver la seconde partie de notre famille qu’il emmena avec lui,
trois ou quatre frères et sœurs. (Et moi-même, j’en
suis à ma troisième émigration capitale, en
laissant tout derrière soi, en devant tout recommencer à
50 ans ; et j’espère bien revenir en Europe…) Je
tiens que l’on a bien le droit d’être amer et je le suis
consciemment quelquefois si l’on a dans la bouche un persistant
goût de quinine, pourquoi mettre de l’amour-propre à
le nier ? Et quel autre goût nous dispense ce joli monde ?
Mais des jeunesses difficiles, des jeunesses d’exploités-écrasés,
il faut plutôt garder, avec le goût de l’amertume
naturelle qu’elles ont, une fierté, une solidité. (Le
Mexique est un pays en deux tons, sans classes moyennes ou
insignifiantes ; en haut la société du dollar, en
bas la primitivité, souvent la misère, de l’Indien.
J’ai sous les yeux le spectacle d’une jeunesse étrangement
privilégiée, qui n’a connu la guerre que par les
journaux et ne voit dans la vie qu’une valeur, la bonne galette ;
et elle en est rudement châtiée par son propre vide, son
incroyable bêtise, sa nullité égoïste…)
L’homme n’est pas fait pour vivre dans de la ouate financière ;
à cet égard, on a pu se tromper au XIXe siècle
de la bourgeoisie florissante, mais les temps présents nous
ramènent à des notions plus exactes. (Il y a, sur la
naissance de l’intelligence, une théorie, trop peu répandue,
du psychanalyste hongrois S. Ferencsi : que l’animal humain
dut commencer un développement intellectuel inventif quand les
époques glaciaires, succédant à des temps
favorables, mirent tout à coup son existence même en
question… Cette vue de l’esprit me plaît, j’y vois une
hypothèse vraisemblable.) Nous sommes sans nul doute embarqués
dans des aventures historiques comparables à une époque
glaciaire de la civilisation, il faut en prendre notre parti.
Vous
aurez lu dans le 3 de « Masses » un essai trop
condensé, de moi, sur le renouvellement du socialisme. Je
pense que sans un renouvellement intellectuel « et
moral », tous les mouvements avancés sont fichus
pour longtemps et que c’est donc dans ce sens qu’il faut pousser,
chose bien difficile. J’ai constaté ici même, dans
notre émigration, combien les meilleurs copains étaient
attachés sentimentalement à des formules plus qu’à
des idées vivantes ; et c’est même pour beaucoup
ce qui fait la puissance insidieuse du Totalitarisme II. Je vois avec
plaisir que « Masses » prend à cet égard
une position enfin claire. Je vous signale le livre de Koestler, « le
Zéro et l’Infini », dont on m’assure qu’il
s’est inspiré des miens ; en tous cas, c’est un bon
livre, rudement pensé. (J’ai encore traité « à
fond » le même sujet dans un roman que, pendant la
guerre, on a généralement trouvé « impossible »
mais qui acquiert pour l’an prochain des possibilités de
publication…) Et vous avez mille fois raison de considérer
comme cruciale la question de la liberté. A‑t-on assez dit de
sottises sur la démocratie bourgeoise, sur laquelle nous
n’avons aucune illusion à nourrir, quant aux institutions,
mais qui permettait tout de même à l’homme moyen de
vivre et de lutter pour du mieux. Ce n’est pas l’abolir qu’il
faut mais en conserver l’acquis valable, en la nettoyant des
escamoteurs, profiteurs et autres salauds. J’éprouvais
récemment la même indignation que vous devant les
mots-fétiches, c’est-à-dire devant la fausse-monnaie
idéologique, en parcourant des publications françaises
dans lesquelles il est sans cesse question de pensée engagée
(pour ne point s’engager), de liberté (pour la trahir), etc.
Je tiens le grand nombre des intellectuels de notre temps pour de
grands coupables par lâcheté. Depuis le Roi-Soleil, en
France, les intellectuels furent une variété
intéressante de courtisans puis d’amuseurs de riches, avec
souvent des audaces qui les faisaient sortir de cette catégorie
parasitaire par quelques côtés importants (La Bruyère,
Voltaire et hier un Anatole France, un Zola, Zola que j’aime encore
grandement). Le Thermidor russe, suivi des victoires rendues
possibles par l’armement américain, a donné aux
intellectuels du présent un tel coup sur la tête qu’ils
sont pour la plupart devenus d’authentiques faux-monnayeurs. Le
vieux Gerhardt Hauptmann vient de mourir en Allemagne, à 80
ans passés. C’était une sorte de Hugo germanique,
olympien et admiré comme tel ; l’auteur des
« Tisserands », une belle œuvre de jeunesse
révolutionnaire. Il se laissait photographier serrant la main
des Führers et saluant les défilés nazis. Les
Russes le chassèrent de chez lui, il est mort réfugié
sans asile en zone plus libre, non sans avoir écrit un appel
en faveur de la rééducation démocratique !
Il y a des lâchetés naturelles, chacun tient
légitimement à sa peau, il faut comprendre ça,
tristement ; mais pourquoi cet excès de lâcheté ?
En aucun cas, un Hauptmann silencieux n’eût été
à septante ans du gibier de Dachau. Et R. Rolland ! Je
sais qu’il tenait un journal intime auquel il confiait ses
scrupules et ses « doutes » sur le communisme,
qu’il faisait cacher précieusement, dont il n’aurait
permis la publication que 50 ans après sa mort, quand ça
n’intéressera que les nécrophiles érudits !
J’imagine qu’en France
on commence à voir un peu plus clair, parce que la situation
internationale fait désormais de la France une sorte de
Pologne, la véritable frontière de l’Occident. La
puissance stalinienne étant fondée sur une énorme
inflation militaire et policière à base de terrible
misère, n’est certainement pas en mesure de dominer
l’Occident si elle y rencontre une résistance ferme, dont la
social-démocratie allemande a donné l’exemple… Si
on se laisse faire, le conflit ouvert s’aggravera et la France
deviendra une sorte de champ de bataille. Je voudrais espérer
que les yeux s’ouvrent sur ces périls…
Je vois
nommer un livre publié à Paris, en deux volumes, qui
pourrait m’intéresser profondément, le « Pouchkine »
d’Henri Troyat (Albin Michel, édit.). Si vous pouviez me
l’envoyer, en recommandé ! ça me ferait plaisir.
Pouchkine est notre plus grand poète classique russe, et il
mourut en duel, peut-être assassiné, comme il
convenait ; et je ne peux rien me procurer de lui ici.
Mon roman, « les
Derniers Temps », sera probablement en vente à
Paris, en octobre. Distributeur, M. Pierre Seghers, 218,
boulevard Raspail, Paris XIVe. Les pro-communistes saboteront
certainement la diffusion… Si mes exemplaires d’auteur m’arrivent
bien, je vous l’enverrai en septembre.
Au revoir ! Amicale
poignée de main. (En écrivant, bien des réflexions
me sont venues que je tâcherai de coucher sur le papier un jour
prochain.).
Victor Serge