La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

Mexi­co, 21 août 1946

Mon cher Borie,

Mon cher
ami, il y a tant de simple cha­leur dans votre lettre du 26 juillet,
vite arri­vée, et ce contact je vous le rends si bien que je
peux bien vous écrire ain­si… J’ai eu des semaines remplies
de besogne et d’embêtements nor­maux qui m’ont empêché
de vous répondre plus tôt. Mais ce récit de votre
enfance-jeu­nesse qui vous était venu sous la plume, comme je
le com­prends ! Et je vous remer­cie de me l’avoir fait. Nous le
lisions, ma femme et moi, comme si nous repas­sions des sou­ve­nirs en
dépit des visions dif­fé­rentes. Il y a ce fonds commun
des enfances pauvres et tra­vailleuses qui révèlent
d’emblée des véri­tés élémentaires
sur la vie humaine. Je suis, vous le savez peut-être, un
réfu­gié au 4e degré, fils de réfugiés
poli­tiques russes qui erraient de Genève à Londres, de
Var­so­vie à Paris, à la recherche du pain quotidien,
mais mili­tant et sans tra­hir, « inca­pables » de
tra­hir les grandes idées justes. Mon père est allé
mou­rir au Rio Grande do Sul, Bré­sil, et je n’arrive pas à
retrou­ver la seconde par­tie de notre famille qu’il emme­na avec lui,
trois ou quatre frères et sœurs. (Et moi-même, j’en
suis à ma troi­sième émi­gra­tion capi­tale, en
lais­sant tout der­rière soi, en devant tout recom­men­cer à
50 ans ; et j’espère bien reve­nir en Europe…) Je
tiens que l’on a bien le droit d’être amer et je le suis
consciem­ment quel­que­fois si l’on a dans la bouche un persistant
goût de qui­nine, pour­quoi mettre de l’amour-propre à
le nier ? Et quel autre goût nous dis­pense ce joli monde ?
Mais des jeu­nesses dif­fi­ciles, des jeu­nesses d’exploités-écrasés,
il faut plu­tôt gar­der, avec le goût de l’amertume
natu­relle qu’elles ont, une fier­té, une soli­di­té. (Le
Mexique est un pays en deux tons, sans classes moyennes ou
insi­gni­fiantes ; en haut la socié­té du dol­lar, en
bas la pri­mi­ti­vi­té, sou­vent la misère, de l’Indien.
J’ai sous les yeux le spec­tacle d’une jeu­nesse étrangement
pri­vi­lé­giée, qui n’a connu la guerre que par les
jour­naux et ne voit dans la vie qu’une valeur, la bonne galette ;
et elle en est rude­ment châ­tiée par son propre vide, son
incroyable bêtise, sa nul­li­té égoïste…)
L’homme n’est pas fait pour vivre dans de la ouate financière ;
à cet égard, on a pu se trom­per au XIXe siècle
de la bour­geoi­sie flo­ris­sante, mais les temps pré­sents nous
ramènent à des notions plus exactes. (Il y a, sur la
nais­sance de l’intelligence, une théo­rie, trop peu répandue,
du psy­cha­na­lyste hon­grois S. Ferenc­si : que l’animal humain
dut com­men­cer un déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel inven­tif quand les
époques gla­ciaires, suc­cé­dant à des temps
favo­rables, mirent tout à coup son exis­tence même en
ques­tion… Cette vue de l’esprit me plaît, j’y vois une
hypo­thèse vrai­sem­blable.) Nous sommes sans nul doute embarqués
dans des aven­tures his­to­riques com­pa­rables à une époque
gla­ciaire de la civi­li­sa­tion, il faut en prendre notre parti.

Vous
aurez lu dans le 3 de « Masses » un essai trop
conden­sé, de moi, sur le renou­vel­le­ment du socia­lisme. Je
pense que sans un renou­vel­le­ment intel­lec­tuel « et
moral », tous les mou­ve­ments avan­cés sont fichus
pour long­temps et que c’est donc dans ce sens qu’il faut pousser,
chose bien dif­fi­cile. J’ai consta­té ici même, dans
notre émi­gra­tion, com­bien les meilleurs copains étaient
atta­chés sen­ti­men­ta­le­ment à des for­mules plus qu’à
des idées vivantes ; et c’est même pour beaucoup
ce qui fait la puis­sance insi­dieuse du Tota­li­ta­risme II. Je vois avec
plai­sir que « Masses » prend à cet égard
une posi­tion enfin claire. Je vous signale le livre de Koest­ler, « le
Zéro et l’Infini », dont on m’assure qu’il
s’est ins­pi­ré des miens ; en tous cas, c’est un bon
livre, rude­ment pen­sé. (J’ai encore trai­té « à
fond » le même sujet dans un roman que, pen­dant la
guerre, on a géné­ra­le­ment trou­vé « impossible »
mais qui acquiert pour l’an pro­chain des pos­si­bi­li­tés de
publi­ca­tion…)  Et vous avez mille fois rai­son de considérer
comme cru­ciale la ques­tion de la liber­té. A‑t-on assez dit de
sot­tises sur la démo­cra­tie bour­geoise, sur laquelle nous
n’avons aucune illu­sion à nour­rir, quant aux institutions,
mais qui per­met­tait tout de même à l’homme moyen de
vivre et de lut­ter pour du mieux. Ce n’est pas l’abolir qu’il
faut mais en conser­ver l’acquis valable, en la net­toyant des
esca­mo­teurs, pro­fi­teurs et autres salauds. J’éprouvais
récem­ment la même indi­gna­tion que vous devant les
mots-fétiches, c’est-à-dire devant la fausse-monnaie
idéo­lo­gique, en par­cou­rant des publi­ca­tions françaises
dans les­quelles il est sans cesse ques­tion de pen­sée engagée
(pour ne point s’engager), de liber­té (pour la tra­hir), etc.
Je tiens le grand nombre des intel­lec­tuels de notre temps pour de
grands cou­pables par lâche­té. Depuis le Roi-Soleil, en
France, les intel­lec­tuels furent une variété
inté­res­sante de cour­ti­sans puis d’amuseurs de riches, avec
sou­vent des audaces qui les fai­saient sor­tir de cette catégorie
para­si­taire par quelques côtés impor­tants (La Bruyère,
Vol­taire et hier un Ana­tole France, un Zola, Zola que j’aime encore
gran­de­ment). Le Ther­mi­dor russe, sui­vi des vic­toires rendues
pos­sibles par l’armement amé­ri­cain, a don­né aux
intel­lec­tuels du pré­sent un tel coup sur la tête qu’ils
sont pour la plu­part deve­nus d’authentiques faux-mon­nayeurs. Le
vieux Gerhardt Haupt­mann vient de mou­rir en Alle­magne, à 80
ans pas­sés. C’était une sorte de Hugo germanique,
olym­pien et admi­ré comme tel ; l’auteur des
« Tis­se­rands », une belle œuvre de jeunesse
révo­lu­tion­naire. Il se lais­sait pho­to­gra­phier ser­rant la main
des Füh­rers et saluant les défi­lés nazis. Les
Russes le chas­sèrent de chez lui, il est mort réfugié
sans asile en zone plus libre, non sans avoir écrit un appel
en faveur de la réédu­ca­tion démocratique !
Il y a des lâche­tés natu­relles, cha­cun tient
légi­ti­me­ment à sa peau, il faut com­prendre ça,
tris­te­ment ; mais pour­quoi cet excès de lâcheté ?
En aucun cas, un Haupt­mann silen­cieux n’eût été
à sep­tante ans du gibier de Dachau. Et R. Rol­land ! Je
sais qu’il tenait un jour­nal intime auquel il confiait ses
scru­pules et ses « doutes » sur le communisme,
qu’il fai­sait cacher pré­cieu­se­ment, dont il n’aurait
per­mis la publi­ca­tion que 50 ans après sa mort, quand ça
n’intéressera que les nécro­philes érudits !

J’imagine qu’en France
on com­mence à voir un peu plus clair, parce que la situation
inter­na­tio­nale fait désor­mais de la France une sorte de
Pologne, la véri­table fron­tière de l’Occident. La
puis­sance sta­li­nienne étant fon­dée sur une énorme
infla­tion mili­taire et poli­cière à base de terrible
misère, n’est cer­tai­ne­ment pas en mesure de dominer
l’Occident si elle y ren­contre une résis­tance ferme, dont la
social-démo­cra­tie alle­mande a don­né l’exemple… Si
on se laisse faire, le conflit ouvert s’aggravera et la France
devien­dra une sorte de champ de bataille. Je vou­drais espérer
que les yeux s’ouvrent sur ces périls…

Je vois
nom­mer un livre publié à Paris, en deux volumes, qui
pour­rait m’intéresser pro­fon­dé­ment, le « Pouchkine »
d’Henri Troyat (Albin Michel, édit.). Si vous pou­viez me
l’envoyer, en recom­man­dé ! ça me ferait plaisir.
Pou­ch­kine est notre plus grand poète clas­sique russe, et il
mou­rut en duel, peut-être assas­si­né, comme il
conve­nait ; et je ne peux rien me pro­cu­rer de lui ici.

Mon roman, « les
Der­niers Temps », sera pro­ba­ble­ment en vente à
Paris, en octobre. Dis­tri­bu­teur, M. Pierre Seghers, 218,
bou­le­vard Ras­pail, Paris XIVe. Les pro-com­mu­nistes saboteront
cer­tai­ne­ment la dif­fu­sion… Si mes exem­plaires d’auteur m’arrivent
bien, je vous l’enverrai en septembre.

Au revoir ! Amicale
poi­gnée de main. (En écri­vant, bien des réflexions
me sont venues que je tâche­rai de cou­cher sur le papier un jour
prochain.).

Vic­tor Serge

La Presse Anarchiste