La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

Mex­i­co, le 11 octo­bre 1946.

Mon cher Borie,

Nous allons voir quand vous
parvien­dra cette let­tre que j’envoie par le cour­ri­er ordinaire.
Elle ne devrait pas met­tre plus de trois semaines à faire son
voy­age. Les livres que vous m’avez fait envoy­er sont encore en
route ; les miens, du Cana­da, ne sont pas encore arrivés…
La lenteur des com­mu­ni­ca­tions et la cherté de la
cor­re­spon­dance par avion sont pour moi de con­stantes causes
d’embarras. Et l’on me dit qu’au Cana­da une crise de la
librairie a com­mencé, par suite de l’hostilité de la
librairie française, de la hausse du prix du papi­er et de la
hausse générale des prix dans cet hémisphère.
Ici, durant la guerre, la capac­ité d’achat des salaires a
été réduite d’une bonne moitié,
cepen­dant que la ville se recon­stru­i­sait à toute allure, se
cou­vrait de grat­te-ciel, parce que les prof­its des expor­ta­teurs ne
trou­vaient d’investissements faciles que dans la propriété
immo­bil­ière. Vous savez qu’il y a eu, il y a quelques
semaines, à la Bourse de New York, une chute soudaine de
valeurs (attribuée à la crainte de la guerre…) qui a
fait penser à la crise de 1929… C’est le mal­heur de notre
temps : d’une part une économie planifiée,
total­i­taire, manœu­vrée par des hommes misérablement
arriérés, je veux dire dépourvus de larges vues,
d’idéalisme et de moral­ité ; de l’autre, des
pays où le gou­ver­nant, représen­tant beau­coup plus
exacte­ment l’homme moyen, et soumis au con­trôle de l’homme
moyen, n’a pas — sauf excep­tions ! — cette scélératesse,
mais se débat dans les con­tra­dic­tions aveu­gles de la
semi-plan­i­fi­ca­tion et des vieux intérêts capitalistes…
Le prob­lème vu de plus haut, il est tout bon­nement arrivé
que l’intelligence tech­nique a subi un développement
prodigieux, de beau­coup en avance sur les habi­tudes men­tales des
majorités, des immenses majorités. En des temps où
la capac­ité de pro­duc­tion de l’homme indus­triel est plus que
cen­tu­plée, cet homme garde encore des sen­ti­ments et des
notions courantes qui datent de l’antiquité biblique — et
au-delà. De cette inca­pac­ité de pren­dre rapidement
con­science des néces­sités et des pos­si­bil­ités du
présent résulte un aveu­gle­ment monstrueusement
dan­gereux… Je n’avais pas, en me met­tant à ma vieille
« Rem­ing­ton », l’intention de vous parler
tout de suite d’idées générales, mais vous
savez l’importance qu’elles tien­nent dans ma vie. Inconsciemment
d’abord, con­sciem­ment plus tard, je suis resté fidèle
à l’esprit des révo­lu­tion­naires russ­es qui, à
par­tir de 1870 env­i­ron, répondaient au « pourquoi
vivre » mys­tique (et pas telle­ment mys­tique !) par le
par­ti pris de vivre avec et pour la com­mu­nauté, ce qui est
bien un refus de l’individualisme bour­geois mais est aus­si un
accom­plisse­ment de la per­son­nal­ité. Je n’ai jamais eu ni le
temps ni le goût de devenir un écon­o­miste, de sorte que
la théorie de la plus-val­ue ne fut pour moi qu’une analyse
sat­is­faisante d’un mode d’exploitation. Le savoir ne pouvant
aller que d’approximation en approx­i­ma­tion, je me suis contenté
de celle-là qui détru­i­sait bien des brouil­lards. Le
Marx qui, depuis que je le con­nus, me fut cher, c’est l’humaniste
pour lequel la sci­ence ne fut pas un moyen de servir les rich­es en
s’enrichissant soi-même, mais un moyen de tra­vailler à
la trans­for­ma­tion sociale. Cet human­iste est peu con­nu, aujourd’hui
générale­ment mécon­nu ; il eût exécré
le stal­in­isme comme nous, aucun doute là-dessus. Ses idées
les plus axioma­tiques et les plus pro­fondes se réfèrent
à la théorie de l’ « alié­na­tion de
l’homme » — de l’homme aliéné de
lui-même par l’exploitation, l’argent, la marchandise ;
mal­heureuse­ment, ces idées sont dis­per­sées dans des
œuvres malaisées à fouiller. Par ce côté,
Marx touchait au prob­lème moral que ses détracteurs lui
font mécon­naître. Mais nous sommes loin de lui et de son
temps, avec les crimes de Moscou. Le moral c’est le social. Que
nous soyons deux ou mille com­pagnons, si nous ne pou­vons pas compter
les uns sur les autres, nous tombons dans une ani­mal­ité armée
d’hypocrisie. Et je crois que, des rela­tions morales, nous devons
atten­dre bien plus qu’un min­i­mum de sécurité :
des pos­si­bil­ités d’entente affectueuse qui vont loin. Que
les class­es dom­i­nantes aient tou­jours imposé leur morale aux
class­es dom­inées, c’est une autre his­toire dont il s’agit
de n’être point dupe.

Mon cher
ami, est-ce que « l’Ecole émancipée »
a reparu ? J’y avais pas mal d’amis ; si elle a reparu
sous une forme intéres­sante, je vous prierais de deman­der à
la rédac­tion de me l’envoyer et je ver­rais com­ment je
pour­rais lui être utile. Savez-vous ce que sont devenus Aulas,
Dom­manget, toute l’équipe de « l’Ecole
éman­cipée » ? Je sais seule­ment que
Sal­duc­ci, que j’avais con­nu à Mar­seille, est mort dans un
Dachau — je ne sais rien du sort de sa femme qui était aussi
insti­tutrice à Marseille.

Vous
faites allu­sion à ma famille. Je suis ici avec ma seconde
femme, française, que j’ai con­nue à Paris en 37, ma
fille Jean­nine, 11 ans, mon fils Vladimir, 26 ans, dessi­na­teur d’art,
très fort à sa manière et très chargé
d’idées. Ma pre­mière femme, grande malade mentale —
incur­able, sem­ble-t-il — vit dans des asiles en France depuis le
print­emps 40 ; elle eut sa pre­mière crise en 31, se
rel­e­va, retom­ba. Pen­dant six ans, j’ai lut­té en per­dant peu
à peu l’espoir. Des let­tres de médecins, que j’ai
eues récem­ment, dis­ent qu’elle ne souf­fre guère (sauf
dans les moments de rémis­sion-lucid­ité), mène
une vie infan­tile, est plutôt bien­veil­lante. C’était
un être remar­quable. La folie la toucha pen­dant le cauchemar de
nos per­sé­cu­tions, à Moscou. Vous savez que la
psy­chi­a­trie est une sci­ence inex­acte et tâton­nante plus encore
peut-être que la soci­olo­gie… Il est cer­tain que certaines
gens ne peu­vent pas devenir fous (j’en suis), que d’autres le
peu­vent ; il y a donc une prédis­po­si­tion naturelle ;
mais il est pour moi évi­dent que lorsqu’un régime de
sang frappe sur des têtes, quelques-unes doivent êtres
brisées… J’avais encore en Russie de nom­breux parents
directs et par alliance. En 1936, à l’époque du
procès Zinoviev, ils furent tous arrêtés ;
ma sœur aînée, vieille intel­lectuelle étrangère
à toute poli­tique, mais d’une qual­ité humaine
excep­tion­nelle (j’ignore ce qu’elle est dev­enue) ; ma petite
belle-sœur Ani­ta que l’on avait empris­on­née aupar­a­vant pour
rien — sinon sa par­en­té avec moi — et qui était déjà
déportée pour cinq ans à Perm (elle avait été
dacty­lo au « Jour­nal de Moscou » — français
— dont le rédac­teur, un ex-anar, Gas­ton Bouley, fut envoyé
au Kamtchat­ka sans rai­son con­naiss­able…) ; Esther, Paul-Marcel
(jeune musi­cien de tal­ent), Joseph, les Rous­sakov, tous internés
ou déportés… Feu leur père était un
vieil anar­chiste de sorte qu’ils por­taient sur eux la malédiction
de deux hérésies. Leur mère, à 55 ans,
pas­sa seule par Moscou, en 37, envoyée aus­si en déportation.
Je ne sais plus rien de per­son­ne, j’espère que quelques-uns
sur­vivent par­mi les mil­lions de cap­tifs du régime. Pen­dant un
moment, j’eus la peine de me sen­tir coupable mal­gré moi de
tant de mal­heurs ; mais il est cer­tain que si j’étais
resté, j’eusse été fusil­lé et leur sort
n’eût pas été amélioré, au
con­traire… Quand Paul-Mar­cel Rous­sakov était un jeune
com­pos­i­teur à Leningrad, on le lais­sait à peine vivre,
la cri­tique décou­vrait dans sa musique la « décadence
bour­geoise », l’idéalisme per­ni­cieux et jusqu’au
trot­skisme, naturelle­ment… Voilà toutes mes « nouvelles »
famil­iales. (De ma sec­onde femme, j’ai un fils adop­tif — 13 ans — à
Rome…) Ecrivez, mon cher ami.

Bien vôtre,

Vic­tor Serge


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