1946
Mon cher ami,
Je vous
écris à la hâte, mais je ne veux pas laisser
passer cette fin d’année sans vous envoyer nos meilleurs
vœux… J’apprécie cet usage qui invite les gens à
se montrer bienveillants, faisant ainsi une minime violence aux
instincts égoïstes… J’espère que tout ira bien
pour vous et vos proches, et d’abord pour votre grande gosse dont
l’adolescence a connu les bombardements. (C’est une des choses
les plus graves dans la guerre moderne qu’elle s’est
déshumanisée ; au lieu de mettre l’homme en
présence de l’homme-ennemi, elle le met, et elle met les
enfants, sous le choc de phénomènes cosmiques. Tous les
explosifs atteignent aujourd’hui une puissance telle que leur
action n’est plus à l’échelle humaine…). J’espère
que nous verrons peut-être poindre dans le chaotique marasme
une toute première lueur de relèvement. Depuis bien
longtemps, j’estimais que l’Europe aurait besoin de plusieurs
années après la fin des bombardements pour commencer à
se ressaisir et qui sait ? en tirant quelque parti de
l’expérience… D’après une information de source
américaine, Staline, malade, prépare sa succession qui
sera annoncée dans quelques mois. Jamais dans l’histoire ces
sortes de transitions n’ont réussi et dans un pays
d’effroyable, d’inimaginable misère, qui en menace
beaucoup d’autres précisément parce qu’il n’a ni
équilibre ni sécurité intérieure, dans un
pays qui a une main‑d’œuvre « pénale »
de plus de 15 millions de parias, les problèmes de succession
seront rudement compliqués. Figurez-vous que j’ai néanmoins
appris qu’une vaillante, une admirable militante de l’opposition,
la veuve du diplomate Ioffé — suicidé — survit,
déportée dans un bled de Mongolie. Cela me donne un
faible espoir pour quelques autres…
Merci
pour le « Pouchkine » ; si vous avez
d’intéressantes coupures de presse, envoyez, elles me seront
utiles. Du peu que je vois des publications françaises, je
retiens l’impression d’un cafouillage lamentable. Vous avez
raison à fond sur le parti socialiste, un PS, de nos jours,
n’a de raison d’être que s’il est le promoteur d’une
organisation sociale juste et dès lors antitotalitaire ;
s’il est le « parti-frère » du parti
des fusilleurs, il doit être dévoré par ce
dernier. La France n’a plus l’initiative, il faudra qu’elle
fasse son choix entre les mastodontes en présence ou qu’elle
soit déchirée ; les « intellectuels »,
plutôt que d’affronter le problème, optent pour la
troisième solution du vasouillage…
Savez-vous
si mon roman « Les Derniers Temps » est arrivé
en France ? Mes exemplaires d’auteur, expédiés
du Canada le 6 septembre, ne me sont pas encore parvenus. A dos
d’âne, ils eussent été déjà
transportés !
Mexico est en fête ;
ce n’est que pétards dans les rues, la nuit, musiques,
mangeailles, allégresse… C’est un pays de pauvreté
primitive, mais avec fort peu de réel dénuement.
L’Indio mène la vie simple de ses millénaires et une
guérisseuse m’offrait l’autre jour, sur un marché
somptueusement bigarré, des remèdes pour tous les maux,
remèdes qui n’appartiennent pas toujours au charlatanisme,
mais souvent procèdent d’une expérience acquise
depuis les temps néolithiques… Au-dessus de ce monde
s’élèvent les gratte-ciel construits par les plus
fâcheusement primitifs des enrichis qui continuent à
faire du négoce en ramassant des pourcentages fabuleux. Le
fanatisme religieux combine les croyances antiques et un catholicisme
médiéval. (Et les paysans insurgés qui mirent
naguère le feu aux églises portaient sur leur grand
chapeau l’image de la Vierge brune ! Ambivalence…)
Meilleurs vœux et amicale
poignée de main.
Victor Serge