(Michoacan), 25 janvier 1947
Mon
cher Borie,
Je
date ceci avec des noms barbares, mais qui sont pour moi devenus
pleins de poésie. Je suis allé, avec ma fillette,
passer une quinzaine de parfaite détente et de travail dans ce
patelin éloigné de toute ville, chez des amis
anglo-américains, artistes probes, qui ont eu l’idée
géniale d’acheter un vieux vaste moulin délabré,
situé dans un site de toute beauté, au bord du lac de
Patzcuaro, et de le reconstruire sommairement pour y vivre comme de
vrais sages… L’entreprise n’a pas coûté cher, nous
n’avons d’ameublement que le strict nécessaire, mais la
pièce que j’occupe a 12 mètres de long sur 6 de
large, des murs en briques d’argile cuite au soleil — l’adobe —
d’un mètre d’épaisseur, de la fraîcheur, de
l’ombre et de la lumière à foison. Après les
embêtements continus de notre existence à Mexico, les
bruits de la radio, les importuns, les courses par des artères
surchauffées et surencombrées, je me refais ici en
quelques jours — et je constate même que mes troubles
neuro-cardiaques si fréquents sont plutôt neuro que
cardiaques. On abuse socialement du viscère sanguin, on abuse
sans cesse du cerveau, on vit dans un milieu en proie à des
folies variées, mais toutes destructrices de l’homme ; on a
beau le savoir, se défendre, être autre de son mieux, on
n’y échappe pas — et l’on paie même le prix fort
de l’inconformisme. (Pour nous, c’est l’incessante difficulté
de tenir le coup dans une société semi-coloniale
assoiffée d’argent, où nulle autre valeur ne compte
réellement, où les gens deviennent des chiens courants,
courant après le dollar — qu’ils trouvent sans peine —-
et où quiconque ne peut pas, ne sait pas se mettre à ce
niveau demeure un en-dehors saugrenu voué à la
disparition… J’eusse volontiers essayé de faire non du
dollar en tas, mais le de quoi vivre en liberté relative, mais
la manière quand on est descendu d’avion avec trois vieilles
liquettes, dix dollars pour deux, sans connections avec les
communautés rapaces et débrouillardes des Juifs, des
Espagnols, des Syriaques, des Français, des Yankees — avec,
au contraire, la meute du parti communiste à vos trousses ? Je
reste content de ce dur combat, très dur et long, mais auquel
nous avons survécu et dans lequel je suis en train de vaincre
modestement.)
Nous
sommes en pays tarasca. Les Tarascos sont des Indiens de race très
ancienne, fort peu touchés par la conquête qui s’est
bornée à les spolier, massacrer de temps à
autres, et à leur faire des enfants aux beaux yeux bleu-vert
— on assure que lors de l’invasion française (Napoléon
III), il y eut dans le pays des postes de troupes qui ont laissé
ces yeux… Les Tarascos vivent comme il y a six ou huit ou dix
siècles, dans des maisonnettes qui ressemblent à des
huttes, en pêchant sur l’admirable lac nacré, pour
leur consommation propre. Ils sont catholiques-païens,
silencieux, souriants, très bruns de chair, très
sociables avec un grand distancement, d’un type nettement
mongolique. Ils me rappellent les gens d’Asie centrale. Ils ont eu
un art extrêmement vivant, dont il reste quelque chose de
prenant dans leur vannerie, leurs costumes, leur poterie ingénue.
Nous doutons s’ils sont arrivés à la hauteur des
idées générales les plus humbles, ils semblent
ne vivre que dans le concret et l’instinct apprivoisé, mais
ce sont des hommes bien sympathiques et certaines jeunes filles ont
une grâce de primitives tout à fait séduisante.
Le pays est de soleil perpétuel avec des nuits froides,
splendidement étoilées, une saison d’orages
titaniques, une saison de terrible sécheresse. Il est pauvre,
mais non indigent, pas de misère, les Indios vivent quasi sans
chaussures, mais ils mangent à leur faim, maïs, fruits,
poisson, piments. Un petit peu d’irrigation et de pisciculture, le
pays deviendrait riche, mais nul n’en a cure. La capitale préfère
exporter, importer, remuer le dollar qui tout doucement s’anémie
de ça.
Depuis
que je connais de près les peuples primitifs, je me suis
convaincu de l’erreur dangereuse de certaines agitations
« anti-impérialistes ». Il saute aux yeux que ces
peuples ne pourront atteindre un plus haut degré de
développement et de mieux-être qu’aidés par la
collaboration de l’Européen. Que celui-ci soit un exploiteur
sans vergogne, c’est le mal à combattre — et cela commence
à changer visiblement un peu partout. Mais les « indépendances »
dont on fait si grand cas dans les milieux d’une gauche
idéologiquement arriérée ne peuvent le plus
souvent que remettre ces peuples sous l’exploitation également
sans vergogne de leurs propres caciques ou de bourgeoisies nationales
plus âpres (parce que moins découragées,
néophytes au pouvoir). L’idéal serait une sorte de
tutelle par des pays socialisants ou socialistes (de ces derniers
nous sommes encore loin). D’autre part, le communisme-totalitarisme
peut aisément s’imposer à des populations accoutumées
à un niveau de vie bas, à subir l’oppression, à
écouter, subir, suivre des « chefs » toujours
absolus et généralement amoraux (le paternalisme
primitif), de sorte que si on laisse les agents du Komintern
s’installer, par exemple, dans un Viet-Nam, ils établiront
sans peine leur régime de travail forcé, coupe-têtes
et chefs adorés, et suivant la pente du moindre effort feront
des États policiers en attendant de devenir militaires et
conquérants selon leurs moyens.
Bon,
je crois que je ne réponds pas du tout à votre lettre
du 9 janvier, mais je vous donne l’air d’un pays lointain… Ma
compagne m’écrit qu’un exemplaire disponible des « Derniers
Temps » nous est arrivé ; je vous le réserve et
vous l’enverrai dès mon retour à Mexico, dans huit
jours.
Si
vous voyez des mentions de ce roman dans la presse, envoyez-les moi,
s.v.p. J’espère que les crises de santé dans votre
famille sont finies et que vous n’êtes plus voué au
compte des tickets de ravitaillement — une drôle d’occupation
pour un civilisé, et l’une des plus importantes en Europe !
Mes
amitiés.
Victor
Serge