La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

Eron­ga­ri­cua­ro
(Michoa­can), 25 jan­vier 1947

Mon
cher Borie,

Je
date ceci avec des noms bar­bares, mais qui sont pour moi devenus
pleins de poé­sie. Je suis allé, avec ma fillette,
pas­ser une quin­zaine de par­faite détente et de tra­vail dans ce
pate­lin éloi­gné de toute ville, chez des amis
anglo-amé­ri­cains, artistes probes, qui ont eu l’idée
géniale d’acheter un vieux vaste mou­lin délabré,
situé dans un site de toute beau­té, au bord du lac de
Patz­cua­ro, et de le recons­truire som­mai­re­ment pour y vivre comme de
vrais sages… L’entreprise n’a pas coû­té cher, nous
n’avons d’ameublement que le strict néces­saire, mais la
pièce que j’occupe a 12 mètres de long sur 6 de
large, des murs en briques d’argile cuite au soleil — l’adobe —
d’un mètre d’épaisseur, de la fraî­cheur, de
l’ombre et de la lumière à foi­son. Après les
embê­te­ments conti­nus de notre exis­tence à Mexi­co, les
bruits de la radio, les impor­tuns, les courses par des artères
sur­chauf­fées et sur­en­com­brées, je me refais ici en
quelques jours — et je constate même que mes troubles
neu­ro-car­diaques si fré­quents sont plu­tôt neu­ro que
car­diaques. On abuse socia­le­ment du vis­cère san­guin, on abuse
sans cesse du cer­veau, on vit dans un milieu en proie à des
folies variées, mais toutes des­truc­trices de l’homme ; on a
beau le savoir, se défendre, être autre de son mieux, on
n’y échappe pas — et l’on paie même le prix fort
de l’inconformisme. (Pour nous, c’est l’incessante difficulté
de tenir le coup dans une socié­té semi-coloniale
assoif­fée d’argent, où nulle autre valeur ne compte
réel­le­ment, où les gens deviennent des chiens courants,
cou­rant après le dol­lar — qu’ils trouvent sans peine —-
et où qui­conque ne peut pas, ne sait pas se mettre à ce
niveau demeure un en-dehors sau­gre­nu voué à la
dis­pa­ri­tion… J’eusse volon­tiers essayé de faire non du
dol­lar en tas, mais le de quoi vivre en liber­té rela­tive, mais
la manière quand on est des­cen­du d’avion avec trois vieilles
liquettes, dix dol­lars pour deux, sans connec­tions avec les
com­mu­nau­tés rapaces et débrouillardes des Juifs, des
Espa­gnols, des Syriaques, des Fran­çais, des Yan­kees — avec,
au contraire, la meute du par­ti com­mu­niste à vos trousses ? Je
reste content de ce dur com­bat, très dur et long, mais auquel
nous avons sur­vé­cu et dans lequel je suis en train de vaincre
modestement.)

Nous
sommes en pays taras­ca. Les Taras­cos sont des Indiens de race très
ancienne, fort peu tou­chés par la conquête qui s’est
bor­née à les spo­lier, mas­sa­crer de temps à
autres, et à leur faire des enfants aux beaux yeux bleu-vert
 — on assure que lors de l’invasion fran­çaise (Napo­léon
III), il y eut dans le pays des postes de troupes qui ont laissé
ces yeux… Les Taras­cos vivent comme il y a six ou huit ou dix
siècles, dans des mai­son­nettes qui res­semblent à des
huttes, en pêchant sur l’admirable lac nacré, pour
leur consom­ma­tion propre. Ils sont catholiques-païens,
silen­cieux, sou­riants, très bruns de chair, très
sociables avec un grand dis­tan­ce­ment, d’un type nettement
mon­go­lique. Ils me rap­pellent les gens d’Asie cen­trale. Ils ont eu
un art extrê­me­ment vivant, dont il reste quelque chose de
pre­nant dans leur van­ne­rie, leurs cos­tumes, leur pote­rie ingénue.
Nous dou­tons s’ils sont arri­vés à la hau­teur des
idées géné­rales les plus humbles, ils semblent
ne vivre que dans le concret et l’instinct appri­voi­sé, mais
ce sont des hommes bien sym­pa­thiques et cer­taines jeunes filles ont
une grâce de pri­mi­tives tout à fait séduisante.
Le pays est de soleil per­pé­tuel avec des nuits froides,
splen­di­de­ment étoi­lées, une sai­son d’orages
tita­niques, une sai­son de ter­rible séche­resse. Il est pauvre,
mais non indi­gent, pas de misère, les Indios vivent qua­si sans
chaus­sures, mais ils mangent à leur faim, maïs, fruits,
pois­son, piments. Un petit peu d’irrigation et de pis­ci­cul­ture, le
pays devien­drait riche, mais nul n’en a cure. La capi­tale préfère
expor­ter, impor­ter, remuer le dol­lar qui tout dou­ce­ment s’anémie
de ça.

Depuis
que je connais de près les peuples pri­mi­tifs, je me suis
convain­cu de l’erreur dan­ge­reuse de cer­taines agitations
« anti-impé­ria­listes ». Il saute aux yeux que ces
peuples ne pour­ront atteindre un plus haut degré de
déve­lop­pe­ment et de mieux-être qu’aidés par la
col­la­bo­ra­tion de l’Européen. Que celui-ci soit un exploiteur
sans ver­gogne, c’est le mal à com­battre — et cela commence
à chan­ger visi­ble­ment un peu par­tout. Mais les « indépendances »
dont on fait si grand cas dans les milieux d’une gauche
idéo­lo­gi­que­ment arrié­rée ne peuvent le plus
sou­vent que remettre ces peuples sous l’exploitation également
sans ver­gogne de leurs propres caciques ou de bour­geoi­sies nationales
plus âpres (parce que moins découragées,
néo­phytes au pou­voir). L’idéal serait une sorte de
tutelle par des pays socia­li­sants ou socia­listes (de ces derniers
nous sommes encore loin). D’autre part, le communisme-totalitarisme
peut aisé­ment s’imposer à des popu­la­tions accoutumées
à un niveau de vie bas, à subir l’oppression, à
écou­ter, subir, suivre des « chefs » toujours
abso­lus et géné­ra­le­ment amo­raux (le paternalisme
pri­mi­tif), de sorte que si on laisse les agents du Komintern
s’installer, par exemple, dans un Viet-Nam, ils établiront
sans peine leur régime de tra­vail for­cé, coupe-têtes
et chefs ado­rés, et sui­vant la pente du moindre effort feront
des États poli­ciers en atten­dant de deve­nir mili­taires et
conqué­rants selon leurs moyens.

Bon,
je crois que je ne réponds pas du tout à votre lettre
du 9 jan­vier, mais je vous donne l’air d’un pays loin­tain… Ma
com­pagne m’écrit qu’un exem­plaire dis­po­nible des « Derniers
Temps » nous est arri­vé ; je vous le réserve et
vous l’enverrai dès mon retour à Mexi­co, dans huit
jours.

Si
vous voyez des men­tions de ce roman dans la presse, envoyez-les moi,
s.v.p. J’espère que les crises de san­té dans votre
famille sont finies et que vous n’êtes plus voué au
compte des tickets de ravi­taille­ment — une drôle d’occupation
pour un civi­li­sé, et l’une des plus impor­tantes en Europe !

Mes
amitiés.

Vic­tor
Serge

La Presse Anarchiste