La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

Mexi­co,
18 juin 1947

Mon
cher ami,

Je
vous remer­cie infi­ni­ment pour les trois bou­quins de
Gal­tier-Bois­sière… Je me suis tout de suite jeté
des­sus parce qu’ils consti­tuent un repor­tage direct, assez fouillé
des années noires de la France. Et j’ai plai­sir à y
retrou­ver un G.-B. que j’ai connu far­ci de bons mots mais aussi
d’un cer­tain pari­sia­nisme très peuple et étonnamment
droit. C’est du jour­na­lisme hon­nête comme la soupe aux choux
d’un bis­trot des Halles ! Par le bon sens et la grosse droi­ture, il
rejoint un Werth si com­plexe et si artiste. Ça me donne de
l’air du pays et je retrouve là-dedans des noms, des
sil­houettes, des expli­ca­tions. Un cer­tain Van den Broek est
men­tion­né, hur­lu­ber­lu, névro­sé, agi­té, un
sous-Céline ; mais c’est lui, j’en suis convain­cu, qui
influen­ça déplo­ra­ble­ment, ter­ri­ble­ment même, un
Mau­rice Wul­lens qui était tout de même de bien bonne
étoffe. Pour rendre jus­tice à de tels livres — qui
ont d’évidentes et même irri­tantes fai­blesses — il
faut être, je crois, en Amé­rique latine, sur un
conti­nent où mal­heu­reu­se­ment pas un jour­na­liste de cette
qua­li­té n’existe, ne peut exister…

Je
ne vous ai pas don­né de nou­velles pen­dant un temps ; j’étais
sur­me­né. Abat­tu un bou­lot colos­sal en quelques mois, tout un
livre en col­la­bo­ra­tion avec quelqu’un de très noble, que
vous appré­cie­rez, je l’espère, avant longtemps…
Encore 60 jours envi­ron de tra­vail là-des­sus, mais désormais
cou­lant, des mises au point, etc.

Je
suis content d’avoir trou­vé en vous, pour « les
Der­niers Temps », un lec­teur indul­gent et qua­li­fié : vous
avez sen­ti la sin­cé­ri­té de mes bons­hommes et c’est le
plus impor­tant. Peut-être les ai-je conçus un peu plus
ache­vés, un peu plus forts, un peu plus cou­ra­geux qu’ils ne
le sont en géné­ral, avec leur état civil
ordi­naire. Il me semble que le roman­cier a bien le droit, sinon le
devoir, d’épurer un peu la réa­li­té, de
cher­cher le meilleur et le plus pur de l’homme — et qu’ainsi il
sert la véri­té. La mode est plu­tôt, je le sais, à
remuer du caca en lit­té­ra­ture. Fâcheuse mode, à
mon avis, il n’y a pas que ça dans la vie, il n’y a pas
que du médiocre même chez la plu­part des hommes
médiocres.

Vous
avez lu mon article de « la Révo­lu­tion prolétarienne »
sur la fin du Vieux [[Trots­ky]]. Vous pen­sez si j’en ai étudié
le sujet — et si j’ai dû me contraindre pour le résumer
en si peu de colonnes, et par éco­no­mie de tra­vail et pour
ména­ger le papier de la revue des vieux copains. (Un camarade
d’ici a du reste rela­té toute l’affaire en un gros livre à
paraître , sim­ple­ment effrayant… Ça sor­ti­ra sans doute
dans quelques mois.) Il y a dans cette his­toire des traits d’une
bas­sesse inson­dable. Son­gez que le tueur a vécu pen­dant deux
années avec une jeune femme — qui l’adorait — qui
n’était pour lui qu’un jouet, un ins­tru­ment lui permettant
de rem­plir ses fonc­tions d’indicateur ! Le jour du crime, cette
pauvre gosse, dont on me cer­ti­fiait hier encore la pro­bi­té et
l’idéalisme, per­dit à la fois l’homme qu’elle
admi­rait le plus — l’Assassiné —, le res­pect d’elle-même
en se décou­vrant la com­plice invo­lon­taire du salaud, et toutes
ses illu­sions sur l’amour, le couple, le com­pa­gnon ! On me dit
qu’elle ne s’est pas rele­vée, qu’elle demeure une
mili­tante dévouée, mais vit seule depuis des années,
seule avec un détra­que­ment mêlé de remords. Et
que d’autres traits de décom­po­si­tion morale ! Dans la
pré­pa­ra­tion du pre­mier atten­tat, deux femmes jouèrent
un cer­tain rôle. C’étaient des femmes de communistes
du ter­roir que leurs « maris » avaient char­gées de
séduire les agents de police pla­cés près de la
demeure du Vieux afin de le pro­té­ger. Elles firent ce joli
métier ; l’une d’elles avait à sa charge une enfant
appe­lée « Sovié­ti­na»… Le tueur [[Jac­son
Mor­nard.]] lui-même n’est qu’une brute
qui voyait dans ses fonc­tions d’indicateur la jus­ti­fi­ca­tion d’une
siné­cure gras­se­ment payée, voyages d’un conti­nent à
l’autre, bonne vie, dans les meilleurs hôtels, autos, etc. Il
ne s’attendait pas à se voir assi­gner de si périlleuse
besogne. Quand il reçut l’ordre de faire cela dans un délai
fixé, il chan­gea de visage et de carac­tère, verdit,
devint neu­ras­thé­nique, pas­sa de longs jours au lit… Les
mys­té­rieux malaises de ce cos­taud ne se sont expliqués
que par la suite. Il était coin­cé, cer­tai­ne­ment cerné,
sur­veillé pas à pas par ses chefs et il n’avait que
le choix entre l’exécution pour désobéissance
 — et la sinistre obéis­sance qui lui offrait tout de même
une chance. Je ne doute pas qu’il aurait pu s’évader, mais
il a lui-même sabo­té les éva­sions préparées,
sachant que la « liber­té » signi­fie­rait pour lui une
fin mys­té­rieuse mais inévitable…

De
ce côté-ci de l’Atlantique, per­sonne ne s’étonnerait
de lire dans les gazettes le mot ulti­ma­tum. Tout le monde tient la
guerre pour inévi­table et il faut consta­ter que Sta­line semble
avoir per­du la tête tout comme Hit­ler en son temps. Pour
d’autres rai­sons, il est vrai, il est dans une impasse, dans
l’impasse qu’il s’est construite. Le « coup de la Hongrie »
[[Éli­mi­na­tion en par­tie poli­cière des chefs
et des ministres du par­ti des petits-pay­sans et, après
l’accession à la pré­si­dence du conseil du
pseu­do-pay­san Lajos Din­nyès (mars 1947), établissement
du pou­voir de fait des sta­li­niens, pré­lude à
l’installation offi­cielle de la « démocratie
popu­laire ».]] se peut com­pa­rer à la réussite
du Füh­rer quand il entra à Vienne… Je ne suis pas aussi
pes­si­miste que les gens, je pense que nous avons encore devant nous
la marge de peu d’années — entre trois et quatre au
maxi­mum — avant que le choc ne devienne tout à fait
inévi­table. (N’excluons pas tou­te­fois le risque de l’erreur
capi­tale du Tota­li­taire ; tota­li­ta­risme signi­fie aveu­gle­ment, dans une
forte mesure.) Et d’ici là, j’espère que pas mal de
choses peuvent se pas­ser… Le régime Sta­line, il ne faut
jamais l’oublier, peut se défi­nir par la puis­sance inouïe
d’un appa­reil ter­ro­riste ins­tal­lé sur un orga­nisme social
d’une extrême débi­li­té inté­rieure. Une
ques­tion : lisez-vous l’anglais ?

J’ai
pro­fi­té pour vous écrire d’un moment d’insomnie. Au
revoir ! Poi­gnées de mains autour de vous. Tout amicalement.

Vic­tor
Serge

P.-S.
Vous me disiez souf­frir de furoncles… Je connais ça : en
dépor­ta­tion, j’ai failli en mou­rir — avec un anthrax
final. Mais c’était à la fron­tière d’Asie
cen­trale, à la suite d’une période de famine et dans
un total manque d’hygiène… Chez vous, ce doit être
facile à trai­ter, pour­vu qu’il y ait les médicaments
et for­ti­fiants néces­saires. Trou­vez-vous les vitamines
com­po­sées (B et autres) dont vous auriez cer­tai­ne­ment besoin ?
Si c’est non, dites-le moi. Je crois qu’il est pos­sible d’en
envoyer d’ici, les prix sont abor­dables, elles vous feraient un
bien immédiat.

V.
S.

La Presse Anarchiste