18 juin 1947
Mon
cher ami,
Je
vous remercie infiniment pour les trois bouquins de
Galtier-Boissière… Je me suis tout de suite jeté
dessus parce qu’ils constituent un reportage direct, assez fouillé
des années noires de la France. Et j’ai plaisir à y
retrouver un G.-B. que j’ai connu farci de bons mots mais aussi
d’un certain parisianisme très peuple et étonnamment
droit. C’est du journalisme honnête comme la soupe aux choux
d’un bistrot des Halles ! Par le bon sens et la grosse droiture, il
rejoint un Werth si complexe et si artiste. Ça me donne de
l’air du pays et je retrouve là-dedans des noms, des
silhouettes, des explications. Un certain Van den Broek est
mentionné, hurluberlu, névrosé, agité, un
sous-Céline ; mais c’est lui, j’en suis convaincu, qui
influença déplorablement, terriblement même, un
Maurice Wullens qui était tout de même de bien bonne
étoffe. Pour rendre justice à de tels livres — qui
ont d’évidentes et même irritantes faiblesses — il
faut être, je crois, en Amérique latine, sur un
continent où malheureusement pas un journaliste de cette
qualité n’existe, ne peut exister…
Je
ne vous ai pas donné de nouvelles pendant un temps ; j’étais
surmené. Abattu un boulot colossal en quelques mois, tout un
livre en collaboration avec quelqu’un de très noble, que
vous apprécierez, je l’espère, avant longtemps…
Encore 60 jours environ de travail là-dessus, mais désormais
coulant, des mises au point, etc.
Je
suis content d’avoir trouvé en vous, pour « les
Derniers Temps », un lecteur indulgent et qualifié : vous
avez senti la sincérité de mes bonshommes et c’est le
plus important. Peut-être les ai-je conçus un peu plus
achevés, un peu plus forts, un peu plus courageux qu’ils ne
le sont en général, avec leur état civil
ordinaire. Il me semble que le romancier a bien le droit, sinon le
devoir, d’épurer un peu la réalité, de
chercher le meilleur et le plus pur de l’homme — et qu’ainsi il
sert la vérité. La mode est plutôt, je le sais, à
remuer du caca en littérature. Fâcheuse mode, à
mon avis, il n’y a pas que ça dans la vie, il n’y a pas
que du médiocre même chez la plupart des hommes
médiocres.
Vous
avez lu mon article de « la Révolution prolétarienne »
sur la fin du Vieux [[Trotsky]]. Vous pensez si j’en ai étudié
le sujet — et si j’ai dû me contraindre pour le résumer
en si peu de colonnes, et par économie de travail et pour
ménager le papier de la revue des vieux copains. (Un camarade
d’ici a du reste relaté toute l’affaire en un gros livre à
paraître , simplement effrayant… Ça sortira sans doute
dans quelques mois.) Il y a dans cette histoire des traits d’une
bassesse insondable. Songez que le tueur a vécu pendant deux
années avec une jeune femme — qui l’adorait — qui
n’était pour lui qu’un jouet, un instrument lui permettant
de remplir ses fonctions d’indicateur ! Le jour du crime, cette
pauvre gosse, dont on me certifiait hier encore la probité et
l’idéalisme, perdit à la fois l’homme qu’elle
admirait le plus — l’Assassiné —, le respect d’elle-même
en se découvrant la complice involontaire du salaud, et toutes
ses illusions sur l’amour, le couple, le compagnon ! On me dit
qu’elle ne s’est pas relevée, qu’elle demeure une
militante dévouée, mais vit seule depuis des années,
seule avec un détraquement mêlé de remords. Et
que d’autres traits de décomposition morale ! Dans la
préparation du premier attentat, deux femmes jouèrent
un certain rôle. C’étaient des femmes de communistes
du terroir que leurs « maris » avaient chargées de
séduire les agents de police placés près de la
demeure du Vieux afin de le protéger. Elles firent ce joli
métier ; l’une d’elles avait à sa charge une enfant
appelée « Soviétina»… Le tueur [[Jacson
Mornard.]] lui-même n’est qu’une brute
qui voyait dans ses fonctions d’indicateur la justification d’une
sinécure grassement payée, voyages d’un continent à
l’autre, bonne vie, dans les meilleurs hôtels, autos, etc. Il
ne s’attendait pas à se voir assigner de si périlleuse
besogne. Quand il reçut l’ordre de faire cela dans un délai
fixé, il changea de visage et de caractère, verdit,
devint neurasthénique, passa de longs jours au lit… Les
mystérieux malaises de ce costaud ne se sont expliqués
que par la suite. Il était coincé, certainement cerné,
surveillé pas à pas par ses chefs et il n’avait que
le choix entre l’exécution pour désobéissance
— et la sinistre obéissance qui lui offrait tout de même
une chance. Je ne doute pas qu’il aurait pu s’évader, mais
il a lui-même saboté les évasions préparées,
sachant que la « liberté » signifierait pour lui une
fin mystérieuse mais inévitable…
De
ce côté-ci de l’Atlantique, personne ne s’étonnerait
de lire dans les gazettes le mot ultimatum. Tout le monde tient la
guerre pour inévitable et il faut constater que Staline semble
avoir perdu la tête tout comme Hitler en son temps. Pour
d’autres raisons, il est vrai, il est dans une impasse, dans
l’impasse qu’il s’est construite. Le « coup de la Hongrie »
[[Élimination en partie policière des chefs
et des ministres du parti des petits-paysans et, après
l’accession à la présidence du conseil du
pseudo-paysan Lajos Dinnyès (mars 1947), établissement
du pouvoir de fait des staliniens, prélude à
l’installation officielle de la « démocratie
populaire ».]] se peut comparer à la réussite
du Führer quand il entra à Vienne… Je ne suis pas aussi
pessimiste que les gens, je pense que nous avons encore devant nous
la marge de peu d’années — entre trois et quatre au
maximum — avant que le choc ne devienne tout à fait
inévitable. (N’excluons pas toutefois le risque de l’erreur
capitale du Totalitaire ; totalitarisme signifie aveuglement, dans une
forte mesure.) Et d’ici là, j’espère que pas mal de
choses peuvent se passer… Le régime Staline, il ne faut
jamais l’oublier, peut se définir par la puissance inouïe
d’un appareil terroriste installé sur un organisme social
d’une extrême débilité intérieure. Une
question : lisez-vous l’anglais ?
J’ai
profité pour vous écrire d’un moment d’insomnie. Au
revoir ! Poignées de mains autour de vous. Tout amicalement.
Victor
Serge
P.-S.
Vous me disiez souffrir de furoncles… Je connais ça : en
déportation, j’ai failli en mourir — avec un anthrax
final. Mais c’était à la frontière d’Asie
centrale, à la suite d’une période de famine et dans
un total manque d’hygiène… Chez vous, ce doit être
facile à traiter, pourvu qu’il y ait les médicaments
et fortifiants nécessaires. Trouvez-vous les vitamines
composées (B et autres) dont vous auriez certainement besoin ?
Si c’est non, dites-le moi. Je crois qu’il est possible d’en
envoyer d’ici, les prix sont abordables, elles vous feraient un
bien immédiat.
V.
S.