La Presse Anarchiste

Victor Serge : Lettre à Antoine Borie

Mexi­co,
24 juin 1947

Mon
cher ami,

Mer­ci
pour : « l’Ecole éman­ci­pée » et
« Europe-Amé­rique » — où j’ai trouvé
sur Vlas­sov et la tra­gé­die russe quelques traits fort
inté­res­sants… Mais cette der­nière revue me fait
mau­vaise impres­sion. On n’en aper­çoit ni la rédaction
ni l’orientation, mais très vite, en lisant, on reconnaît
le lan­gage des pires réac­tion­naires. Le type qui écrit
sur la guerre de Rus­sie est du genre « Grin­goire ». Autre
tris­tesse, que seules des publi­ca­tions d’extrême droite
donnent aujourd’hui une infor­ma­tion que toutes les autres
étouffent !

Je
reçois « la RP » avec une vraie joie. Voilà
des copains, et des vieux, des sûrs, qui gardent une honnêteté
intel­li­gente, fidèles à eux-mêmes, fidèles
à tout, et savent par­ler un lan­gage non doc­tri­naire, plein de
bon sens. Je vou­drais bien col­la­bo­rer davan­tage avec eux, mais après
avoir abat­tu un bou­lot écra­sant au cours des der­niers mois (et
pas tout à fait fini), je me remets à un autre. Encore
pour six bons mois de tra­vail achar­né et je pour­rai souffler,
si dans l’entre-temps la maté­rielle s’améliore. Je
vais m’occuper de mettre au point le gros bou­quin de mes souvenirs
afin de le publier en France. Aux États-Unis, ça n’a
pas été pos­sible. Dans toutes les mai­sons d’édition,
il y a un conser­va­teur et deux sta­li­ni­sants au moins ; et per­sonne ne
com­prend rien à la vie d’un mili­tant euro­péen. Je
fais l’effet d’un ani­mal exo­tique plu­tôt inquiétant,
qui a cumu­lé le liber­ta­risme, le bol­che­visme, le trotzkysme,
etc., et se per­met encore de vivre ! Par contre, en Europe, un jour,
ce livre tou­che­ra un large public. Une des rai­sons qui m’encouragent
à le reprendre, c’est que l’expérience humaine
qu’il contient n’est nul­le­ment néga­tive. Si tous mes
com­pa­gnons sont morts, à de raris­simes excep­tions près
 — les anars de la ving­tième année, les Espa­gnols de
1917, les grands Russes des temps héroïques, tous ! — je
dois recon­naître que dans l’ensemble, en fai­sant leur part
des peti­tesses et des erreurs, ils furent vaillants, solides,
idéa­listes, intel­li­gents — et qu’en ce jour, de les avoir
ren­con­trés, d’avoir vécu avec eux, je dois me
consi­dé­rer comme un grand pri­vi­lé­gié du destin.
Du point de vue humain, le bilan que je dresse est plutôt
favo­rable… Je crois qu’il y a pré­sen­te­ment une baisse
réelle de la qua­li­té des hommes que deux guerres
mon­diales et le reste expliquent très bien, mais qui est, j’en
ai le sen­ti­ment pro­fond, plus appa­rente que réelle. Le
ter­rible c’est que dans la confu­sion actuelle le caractère
et les esprits ne peuvent ni se for­mer ni se mani­fes­ter quand ils se
forment tout de même. Une sorte de tota­li­ta­risme larvé,
répan­du un peu par­tout, s’y oppose. Mais quelques années
seule­ment de répit suf­fi­ront à tout améliorer.
Les aurons-nous ? Cela me semble encore pro­bable ; et je ne veux pas
non plus déses­pé­rer de l’imprévu, de
l’attendu, pour ce qui est de la Russie.

Ne
vous lais­sez pas impres­sion­ner par la stu­pide loi antiouvrière
que le Sénat amé­ri­cain vient de voter et qui va nourrir
la pro­pa­gande sta­li­nienne dans le vieux monde. Tout le monde la tient
pour inap­pli­cable, il se peut qu’elle amène les syn­di­cats à
prendre une part active aux pro­chaines élections
pré­si­den­tielles et ce serait là un grand progrès.
Du reste, la condi­tion de l’ouvrier amé­ri­cain demeure dans
40% des cas supé­rieure à celle du petit-bourgeois
fran­çais d’avant les guerres et le sen­ti­ment démocratique
de l’homme moyen est aux États-Unis d’une force et d’une
san­té extraordinaires.

On
s’inquiète beau­coup par ici du sort de l’Italie dans
l’année à venir, on redoute une tra­gé­die à
l’espagnole, que les com­mu­nistes pré­parent en débarquant
des armes le long de l’Adriatique… Si le vieux Fusilleur en donne
le signal, ce pour­rait bien être pour lui le com­men­ce­ment d’une
fin à la manière d’Hitler. Mais dépend-il de
lui de le don­ner ou de ne pas le donner ?

Récem­ment,
vous ai envoyé lettre recom­man­dée. De celle-ci, accusez
récep­tion. Votre san­té ? Répon­dez sur les
vita­mines que je pour­rais vous envoyer. Tout amicalement.

Vic­tor
Serge

La Presse Anarchiste