Mon cher Borie,
Votre lettre me surprend et
me fait un immense plaisir. J’ai rétabli le contact avec
quelques amis en France et vous eussiez pu, me semble-t-il, trouver
mon adresse sans interroger le Chili ! Mais ce détour
même est significatif. Je crois qu’en réalité
nous sommes, nous restons plus nombreux et plus sûrs les uns
des autres qu’il ne semble dans les moments noirs (les nombreux
moments noirs), si dispersés dans le monde que nous soyons.
Beaucoup ont péri, les solidarités se sont lassées,
vous devinez juste que j’ai multiplié les expériences
amères et que la bataille continue pour moi, sans accalmie.
J’ai quitté Marseille au printemps 41 et mis plus de cinq
mois à gagner le Mexique en passant par une Martinique
splendide, mais soumise à une sorte de Gestapo qui nous
interna dans une ancienne léproserie, … par la République
Dominicaine, minuscule tyrannie aussi clémente qu’étouffante,
par Cuba où nous courûmes, mon fils et moi, quelques
dangers à la suite de dénonciations calomnieuses des
totalitaires… Au Mexique même, j’ai plusieurs fois été
menacé d’assassinat par les mêmes, les réunions
où j’ai pris la parole sont quelquefois devenues
sanglantes… Il y avait aussi la question du pain quotidien, bien
difficile à résoudre dans ces conditions… Nous avons
été, pendant plusieurs années, un groupe de
militants socialistes bien décidé, qui a tenu tête
à toutes les attaques sans rien abandonner de sa pensée ;
nous avons eu le soutien des intellectuels et des militants
américains en des moments critiques. Vers le moment de la
chute du nazisme, les illusions enfantines de certains camarades nous
ont divisés et la douche – que je prévoyais – étant
survenue bientôt, la démoralisation a suivi. Pivert et
quelques autres se croyaient en 1917 tout simplement ;
j’estimais qu’il fallait compter tout au plus sur le
rétablissement d’une démocratie qui permettrait à
la pensée et au mouvement socialiste de revivre ;
j’estimais aussi que le Totalitarisme II serait pour une époque
le danger principal, un danger monstrueux. Les événements
m’ont donné raison, hélas ! Trop souvent au
cours d’une déjà longue vie, j’ai souhaité
avoir tort, mais je ne me sens nullement disposé pour cela à
renoncer à ma vieille volonté de voir clair… J’ai
beaucoup travaillé dans l’entre-temps, je crois que mes
livres vont sortir de dessous le boisseau. L’opinion, dans cet
hémisphère, après les intoxications du temps de
guerre, se ressaisit de plus en plus. Le contraste est frappant entre
ce que je sais de la situation chez vous, en France, et l’écrasante
information que l’on a aux Etats-Unis et la claire vue des nouveaux
périls et des nouveaux conflits qui s’en dégage… Je
ne puis évidemment que vous en parler très
schématiquement, sachant du reste par vos quelques lignes sur
ces sujets que nous sommes d’accord sur des points essentiels. En
gros, je ne suis pessimiste que pour l’avenir immédiat, qui
peut être assez long à l’échelle de nos
existences. Je crains que la France n’aille vers des expériences
coûteuses, le mouvement ouvrier et le PS n’ayant pas eu le
courage de prendre fermement conscience de l’incompatibilité
absolue entre un totalitarisme mal camouflé et une
reconstruction honnêtement socialiste. Rien ne se décidera
il est vrai « dans un seul pays », c’est du
sort des continents qu’il s’agit désormais. La vue
d’ensemble qui s’impose dès lors est celle-ci : ou de
grands changements, fort possibles sinon probables, surviendront en
Russie, ou le monde aura à traverser, après une période
d’obscures luttes et d’inquiétudes, une effroyable
conflagration. Des raisons de technologie font que les décisions
ne peuvent être indéfiniment différées. En
attendant, l’intérêt de Staline est visible : ne
pas permettre de régimes supérieurs au sien (par la
condition de l’homme) et qui du seul fait de leur existence
menaceraient le sien ; empêcher la formation d’un bloc
occidental (France, Angleterre, Belgique, Hollande, pays latins) qui
constituerait tout de suite une très grande puissance
économique assez nettement socialisante ; contrecarrer le
relèvement de la France et surtout d’une France de gauche
qu’il ne dominerait pas… Ce dernier résultat me semble
presque atteint. Je doute que, dans l’attente d’un gouvernement
communiste, la France obtienne les emprunts dont elle aurait besoin,
et il est certain que son rapprochement avec l’Angleterre est au
moins retardé… Nous allons vivre encore une époque
amère, mais les nécessités générales
imposent de plus en plus l’économie dirigée et
planifiée ; la poussée, fût-ce guère
consciente, des masses y fait prévaloir des revendications de
sécurité ; l’expérience des terreurs et
des oppressions doit ramener les hommes à la liberté…
C’est-à-dire qu’à travers des voies sinueuses et
monstrueuses, je crois discerner les linéaments d’un monde
meilleur, en marche quand même. Le malheur, c’est qu’il n’y
a pas de commune mesure entre la durée de nos vies mutilées
et le mûrissement des événements.
J’ai tenu à vous
résumer mes vues d’ensemble et je vois que je le fais très
imparfaitement. J’ajoute que les nouvelles qui filtrent de Russie
montrent une misère inimaginable, une oppression plus lourde
que jamais (on estime qu’il peut y avoir une dizaine de millions de
citoyens dans les camps de concentration), des problèmes
insolubles, des crises sans cesse étouffées, bref de
réelles possibilités de changement. Mais nous ignorons
quelle est la solidité de l’Etat totalitaire, s’il peut
mourir d’apoplexie. Voilà l’inconnue.
J’ai
été peiné de voir que dans « Maintenant »
on a passé sous silence, en parlant de Marcel Martinet, les
grands combats de sa vie, pour la révolution russe, pour le
Cours Nouveau contre Thermidor, pour moi-même, contre les
procès de Moscou… Que l’on soit contraint à de tels
silences, cela définit une ambiance. La mort de Marcel
Martinet est irréparable. J’admire toutefois la résistance
vraiment magnifique que, grand malade, il opposa à son mal
pendant une vingtaine d’années… J’ai aussi appris la
mort de Maurice Wullens et je lui garde le regret fidèle qu’il
mérite. Nous avions eu un froid en 1939 – 40, parce que Maurice
ouvrit dans « les Humbles » une sorte de
tribune à un loufoque pro-nazi, Van den Broek. Je m’indignai,
j’avais malheureusement raison. Van den Broek, par la suite, après
avoir fait les pires bêtises dans Paris occupé, se sauva
et vint demander à des camarades marseillais de lui faciliter
une évasion plus complète, il était complètement
revenu du nazisme, disait-il, et je ne sais ce qu’il devint. Si
vous êtes en rapport avec Pitaud [[Directeur du journal “l’Émancipation paysanne (1939 – 1940).]],
envoyez-lui mon salut et mon adresse… J’ai su la fin de mon ami
Duverger (instituteur à Agen), de Salducci, tous deux disparus
à Dachau ou ailleurs. Pendant des mois, les nouvelles que je
recevais de France étaient exactement dans la note de celles
qu’autrefois je recevais de Russie : disparitions, exécutions,
mystères abominables.
Je n’ai rien à vous
demander pour le moment, mon cher camarade. Mais je vous remercie de
votre offre si fraternelle et je la retiens.
Victor Serge