La Presse Anarchiste

Aimer Camus

Je
ne connais­sais pas Albert Camus. Pour­tant, pour moi, il était
un de ces quelques écri­vains qu’on fait plus qu’ad­mi­rer, qu’on
aime comme un ami. Sou­vent, je me disais qu’une éventuelle
ren­contre ne serait pas une décou­verte pour moi ; je crois que
j’au­rais par­lé à Camus comme à une connaissance,
avec res­pect certes mais sur­tout avec sim­pli­ci­té, sans gêne
ni crainte. Car, mal­gré mon jeune âge, il y avait
long­temps que dans l’œuvre je cher­chais à fréquenter
l’homme. Dans les livres de Camus, je recher­chais tou­jours l’auteur,
et j’ap­pré­ciais avant tout ceux où je le sen­tais corps
et âme, tout entier pré­sent. Pour­quoi cela ? Chaque fois
que je me pose cette ques­tion, la même réponse monte à
mes lèvres : j’a­vais besoin de me nour­rir de sa manière
d’être, de vivre, de son atti­tude à la fois pure et
géné­reuse, lucide et cou­ra­geuse. Et puis, sa patience
sti­mu­lait mon effort. Sin­cè­re­ment, je ne vois pas d’œuvre où
l’au­teur me soit aus­si néces­saire. Le plus sou­vent, au
contraire, je me « passe » fort bien du créateur,
le texte seul m’in­té­resse. Mais chez Albert Camus, je n’ai
jamais pu sépa­rer l’œuvre de l’homme, ni même jamais
voulu.

On
com­pren­dra quelle pro­fonde peine je res­sens depuis ce fati­dique lundi
de jan­vier. Albert Camus repré­sen­tait trop l’ul­time résistance
aux mul­tiples impos­tures de notre his­toire, aux viols sans cesse
renou­ve­lés de la socié­té contem­po­raine pour que
je sup­porte sans révolte sa mort. Comme tant d’autres hommes
jeunes ou âgés, intel­lec­tuels ou manuels, je sais trop
bien que sa noblesse, sa force, son rayon­ne­ment sont à jamais
dis­pa­rus. Un cer­tain huma­nisme, volon­taire et atten­tif, juste et
rigou­reux (éloi­gné de tout baume facile ou gratuit),
que Camus a toute sa vie défen­du sans la moindre fai­blesse, a
été ter­ri­ble­ment tou­ché par cet absurde
acci­dent. C’est, sans nul doute pos­sible, le plus solide rem­part de
cet huma­nisme qu’un des­tin impla­cable, très vingtième
siècle, a jeté à terre. Et le sort a eu la
dia­bo­lique habi­le­té de se chan­ger en ce que Camus détestait,
l’une de nos folies meur­trières : la vitesse.

Mais
reve­nons à l’œuvre : mon admi­ra­tion pour Camus est telle que
je pré­fère aux récits et aux pièces les
essais. Non parce que sa for­ma­tion de phi­lo­sophe le prédisposait
à de sem­blables tra­vaux, car il a tout aus­si bien réussi
dans le domaine de la fic­tion (Camus avait une si grande exigence
pour la forme que tout ce qu’il tou­chait attei­gnait à une rare
per­fec­tion, pen­sons à ses der­nières nou­velles et à
ses confé­rences de Suède), mais parce qu’il s’offrait
entiè­re­ment dans ses essais, où il « essayait »
d’é­crire ce qu’il vivait et de vivre ce qu’il écrivait,
où sur­tout il résis­tait de toute la puis­sance de son
esprit à la mort, à la socié­té, à
l’his­toire. Je ne pense pas tel­le­ment à ses grands livres « Le
Mythe de Sisyphe » et « L’Homme révolté »,
je pense plu­tôt à trois petits recueils d’essais
(d’i­né­gale valeur, a‑t-on dit) que je ne cesse de relire et
d’ad­mi­rer : « L’En­vers et l’En­droit », « Noces »
et « L’É­té ». Il ne fait aucun doute que s’il
me fal­lait seule­ment conser­ver trois ouvrages d’Al­bert Camus, je
choi­si­rais ceux-ci.

Ce
qui me plaît sur­tout en eux est la fidé­li­té de
leur auteur pour une forme de vue, très proche de celle des
sages grecs, où bon­heur et véri­té, dénuement
et beau­té ne se renient jamais. L’ad­mi­rable préface,
qu’il a écrite en 1954 pour la réédi­tion de
« L’En­vers et l’En­droit », pré­face qui est
assu­ré­ment une de ses pages maî­tresses, montre bien quel
lien « ter­restre », magni­fi­que­ment païen (et pourtant
spi­ri­tuel et secret), réunit ces essais qui ont été
écrits de 1935 à 1953. Camus y dit clai­re­ment que toute
sa vie est déjà dans les pre­miers textes de 1935, que
depuis lors il n’a rien appris d’autre, qu’il s’est simplement
effor­cé de mieux être et de mieux écrire.
Pareille fidé­li­té à soi-même n’a pu
qu’exi­ger un dou­lou­reux accom­plis­se­ment. Et Camus qui a, dès
son ado­les­cence, sen­ti les véri­tés premières
(que d’au­cuns trouvent par trop banales) dont tout homme de qualité
ne doit jamais se sépa­rer, a dési­ré aussi
méri­ter les ver­tus conqué­rantes (que certains
pré­tendent vieillottes) par les­quelles on se rap­proche des
autres et on les aide. D’où l’ex­tra­or­di­naire droi­ture d’Albert
Camus, com­pa­rée aux cri­tiques incon­sis­tantes dont il a été
si sou­vent l’objet.

Autre
chose me séduit dans ces essais. Par delà le chant de
cet hymne tout médi­ter­ra­néen, tan­tôt lyrique,
tan­tôt iro­nique (car Camus sait jouir sans être dupe),
s’en­tend un autre chant plus grave celui-ci, bien que né du
pre­mier : celui de la résis­tance à l’his­toire, dont je
par­lais un peu plus haut. Épi­cu­rien et mora­liste, Albert Camus
ne pou­vait pas, tout en par­ta­geant la dif­fi­cile exis­tence des
oppri­més et des bafoués de son temps, tout en soutenant
leurs reven­di­ca­tions, ne pas se défier d’une his­toire qui
per­pé­tuel­le­ment se veut abso­lue et unique, et qui change de
face chaque siècle. À ses yeux, il l’a sou­vent écrit,
la véri­té est ce qui dure, ce qui est éternel,
et non ces révo­lu­tions appe­lant d’autres révolutions,
les unes comme les autres man­quées, impures, tou­jours à
refaire. Oui, ces essais nous dévoilent sa méfiance,
sus­ci­tée avant tout par sa haine de la vio­lence. Précieuse
leçon de pré­voyance pour nous les jeunes, sans cesse
appe­lés — sinon atti­rés — par d’au­to­ri­taires ou de
com­plai­sants par­tis poli­tiques aux oracles de prophètes.

Enfin,
ma pré­di­lec­tion pour ces petits livres a une troisième
rai­son, plus lit­té­raire celle-là. Ces der­niers temps,
Michel Butor affir­mait vou­loir réunir dans le roman poésie
et phi­lo­so­phie afin, je crois, d’y assem­bler toute l’in­tel­li­gence et
toute la sen­si­bi­li­té du créa­teur. Sans doute doit-il
s’a­gir pour lui d’é­crire une œuvre à la fois forte et
belle, ambi­tion récon­for­tante en un temps où les romans
niais et laids se mul­ti­plient à l’ex­cès. Mais, il me
paraît que Michel Butor s’ef­force, dans le roman, de réaliser
une union qu’Al­bert Camus a par­fai­te­ment réus­sie dans l’essai.
Ces trois essais, pour moi au som­met de l’œuvre camu­sienne, où
le pen­seur et l’ar­tiste règnent en maîtres à
chaque ligne, sont pleins de cette phi­lo­so­phie et de cette poésie
que Michel Butor aime­rait conci­lier dans le roman et dont la réunion,
dit-il, l’ai­de­rait à vivre. Il est cer­tain, en effet, que la
phi­lo­so­phie et la poé­sie sans dogmes et sans fio­ri­tures de
Camus se livrent et s’é­talent en toute plé­ni­tude dans
ces essais. Leur conjonc­tion est d’ailleurs profondément
ori­gi­nale, sans égale dans la littérature
contemporaine.

Je
peux faire erreur, me trom­per sur l’im­por­tance et l’at­trait de ces
courts essais, mais je suis per­sua­dé qu’ils peignent
exac­te­ment Albert Camus, car, selon les propres paroles de Robert de
Lup­pé : « Telle est l’u­nique pen­sée de Camus : faire
vivre la conscience, en déve­lop­pant, par une révolte
qui est en lutte contre la souf­france et le mal, ses déterminations
essen­tielles : véri­té, jus­tice, amour et joie. » En
eux comme dans le moindre texte publié dans un jour­nal ou une
revue, se retrouve tout entière cette unique pensée
d’Al­bert Camus.

Georges
Belle

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