La Presse Anarchiste

Deux rencontres

[(

De
Mexi­co, le peintre Vla­dy, fils de Vic­tor Serge, nous a fait l’amitié
de nous envoyer les pages magni­fiques, retrou­vées dans les
inédits de son père, que le grand lut­teur, doublé
d’un si grand écri­vain, avait consa­crées à la
mémoire de Mau­rice Pari­ja­nine, le tra­duc­teur français
de Trots­ky et qui, pen­dant de longues années, collabora
régu­liè­re­ment à la revue « Les Humbles »,
au direc­teur de laquelle, Mau­rice Wul­lens — alors encore bien
éloi­gné de sa mal­heu­reuse aber­ra­tion finale — le
liait une sym­pa­thie fra­ter­nelle. — Texte, on va le voir, qui n’a
pas seule­ment le mérite de rendre jus­tice à un homme
aujourd’­hui trop oublié, mais en outre cette insigne vertu
d’é­vo­quer, avec une puis­sance que ren­force encore la concision
du témoi­gnage, la tra­gé­die col­lec­tive qui fut, au sens
que les croyants donnent au terme, la longue et dou­lou­reuse passion
de Vic­tor Serge — comme elle demeure aus­si la nôtre.

)]

Pari­ja­nine,
je ne l’ai ren­con­tré que deux fois dans la vie, deux fois
inou­bliables. L’an III de la révo­lu­tion russe (1920),
j’ha­bi­tais à Pétro­grad l’hô­tel Asto­ria, 1re
Mai­son des Soviets, deux étages au-des­sus de Zinoviev.
Evdo­ki­mov et Bakaév étaient mes voi­sins… Sou­ve­nir du
pai­sible com­pa­gnon, voi­ci que, d’emblée, tu me ramènes
par­mi les ombres des grands fusillés ! Mais telles furent nos
ren­contres, sans impor­tance autre qu’­hu­maine, telle est l’époque,
tels nous sommes, qu’en son­geant à toi, je vois, je sens
l’in­ti­mi­té des morts et des vivants, et que l’his­toire nous
emporte, les uns et les autres, à peine différents,
l’his­toire qui se fait à tra­vers nous tous, inexorablement…
Nous étions fort bien gar­dés et discrètement
sur­veillés. Le chef du poste de garde me téléphona
qu’un Fran­çais, muni d’une lettre de Guil­beaux, deman­dait à
me voir. Quelques ins­tants plus tard, j’ou­vrais la porte de ma
chambre à un être dif­forme qui leva vers moi un regard
doux, d’homme timide et mali­cieux. Il parais­sait mar­cher péniblement,
mais ce n’é­tait qu’ap­pa­rence. Je le revois évo­luant sur
le tapis rouge fon­cé, me ten­dant une lettre, m’expliquant
qu’il ren­trait en France, sans un rond bien enten­du, que Guilbeaux
lui avait fait espé­rer un peu de tra­vail chez moi, à la
sec­tion fran­çaise de l’Exé­cu­tif de la IIIe
Inter­na­tio­nale… J’en avais du tra­vail ! Pour Lénine, pour
Zino­viev, pour Trots­ky, pour l’In­ter­na­tio­nale, dont l’a­gi­ta­tion était
dans le monde entier la seule arme effi­cace, il y en avait des textes
à tra­duire, revoir, rédi­ger, cor­ri­ger, imprimer,
dis­si­mu­ler de cent façons, faire tran­si­ter par la Fin­lande et
l’Es­tho­nie enne­mies ou par Mour­mansk, l’O­céan Arc­tique, les
petits ports nor­diques de la Nor­vège… J’employais le plus
dis­pa­rate des per­son­nels, n’en exi­geant que la connais­sance des
langues et un strict mini­mum de ponc­tua­li­té. Mme de Pfehl,
naguère reçue à la Cour («… et je puis
bien vous dire, cama­rade, que l’Em­pe­reur a été très
bon pour moi, car c’é­tait un excellent homme et qui aimait le
peuple…»), Mme de Pfehl tra­dui­sait de cou­tume, pour mes
ser­vices, les Mes­sages du Pré­sident de l’Internationale
Com­mu­niste aux pro­lé­taires du monde. M. Constan­tin P., naguère
rédac­teur à l’of­fi­cieuse « Gazette de
Saint-Péters­bourg », en amé­lio­rait le style qui
rap­pe­lait par­fois celui de la com­tesse de Ségur, née
Ros­top­chine. M. Bak, ex-homme d’af­faires, ex-jour­na­liste d’un Comité
des Forges de l’Em­pire, un petit mon­sieur au masque glabre
ter­ri­ble­ment pin­cé et réti­cent, consen­tait à
tra­duire des articles de théo­rie, mais non des appels
révo­lu­tion­naires. « Excu­sez-moi, citoyen, disait-il, ma
conscience…» Je res­pec­tais natu­rel­le­ment sa conscience…

Je
n’a­vais guère le temps de voir les visages, le temps de
cau­ser, de rêver, de com­prendre un homme, autre­ment qu’à
la hâte. Nous ne sym­pa­thi­sâmes pas, Parije et moi.
– Com­mu­niste ? lui avais-je tout de suite demandé. — «
 Non, pas pré­ci­sé­ment, — sym­pa­thi­sant…» Et ce
sym­pa­thi­sant quit­tait le pays de la révo­lu­tion en pleine
guerre civile, en plein blo­cus, en pleine famine, en pleine terreur ?
Ça ne me plut pas, mais c’é­tait son affaire. Il parlait
en tout cas un fran­çais par­fait, de vrai let­tré, et il
connais­sait le russe à fond. Ce devait être en juin,
nous pré­pa­rions le IIe Congrès mon­dial de
l’In­ter­na­tio­nale com­mu­niste, je venais de rece­voir un gros manuscrit
de Trots­ky. J’en confiai la moi­tié à Parije. Je crus le
voir tiquer légè­re­ment en consi­dé­rant le titre
de l’ou­vrage : « Ter­ro­risme et Com­mu­nisme ». En sous-titre :
« L’Anti-Kautsky ».

« Ça
vous déplaît ? lui deman­dai-je avec un peu d’ironie.
 — Non, dit-il dou­ce­ment, — pas plus que la ter­reur…» J’ai
gar­dé le sou­ve­nir de cette phrase — ou d’une phrase comme
celle-là, éclai­rée par un regard ferme et
réti­cent… Il fal­lait faire vite, très vite. Son
livre, Trots­ky venait de le dic­ter à ses secrétaires,
en cours de per­pé­tuel voyage, dans le train-quartier-général
qui le trans­por­tait depuis deux ans d’un front à l’autre, à
tra­vers des pays dévas­tés, en proie aux épidémies,
à la guerre des bandes, aux chouan­ne­ries, dis­pu­tés par
les dra­peaux rouges, blancs, bleu-or (l’U­kraine), noirs, verts. Les
nuits blanches éter­ni­saient sur la ville un grand crépuscule
clair d’un charme infi­ni, poi­gnant, fati­gant. Nous en passâmes
plus d’une pen­chés sur le texte de « L’Anti-Kautsky ».
J’i­ma­gine Parije, dans sa chambre de l’Hô­tel International,
sous cette lumière bla­farde, figno­lant, avec ses scru­pules de
gram­mai­rien, de poète, de conteur, les textes, pleins d’une
âpre puis­sance, de ce livre de guerre civile victorieuse.
L’Hô­tel Inter­na­tio­nal a repris depuis, je crois, son ancienne
appel­la­tion d’Hô­tel d’An­gle­terre. Il n’est pas impos­sible que
Parije y ait occu­pé la chambre où, six ans plus tard,
un tout autre poète, qu’il aimait, Serge Essénine,
écri­vit ses der­niers vers avec une plume rouillée
trem­pée dans quelques gouttes de sang, avant de se pendre…
J’ai connu, dans ces mêmes chambres, d’autres dis­pa­rus : Raymond
Lefèvre, Lepe­tit, Ver­geat, Sacha Tou­bine. Morts sur morts.

Main­te­nant,
le sou­ve­nir de Pari­ja­nine se lie pour moi à ce livre, à
cette époque. Le livre a été dernièrement
réim­pri­mé sous un titre impropre : « Défense
du ter­ro­risme ». Trots­ky n’y défend nul­le­ment ce que l’on
entend de cou­tume par ter­ro­risme, mais il démontre la
néces­si­té abso­lue, pour la classe ouvrière, de
se mon­trer forte, capable d’u­ser de toutes les rigueurs de la guerre,
dans les périodes révo­lu­tion­naires ou elle doit en
réa­li­té vaincre ou mou­rir… Il y réfute les
cri­tiques adres­sées par Karl Kauts­ky au bol­che­visme, au nom du
socia­lisme démo­cra­tique, qui ne vou­lait d’au­cune dictature,
pas même de celle du pro­lé­ta­riat, pas même de la
sienne. Il y réfute l’aus­tro-mar­xisme, doc­trine des grands
socia­listes vien­nois, Karl Ren­ner, Fré­dé­ric Adler, Max
Adler, Otto Bauer. Kauts­ky, en ce temps-là, était un
peu l’i­déo­logue de la répu­blique de Wei­mar, la plus
large démo­cra­tie qui fût jamais, quoique cimentée
par le sang de Liebk­necht, de Rosa Luxem­bourg et des ouvriers
spar­ta­kistes. Les mar­xistes autri­chiens croyaient réserver
l’a­ve­nir en évi­tant de prendre le pou­voir au prix d’une
bataille dif­fi­cile et périlleuse. Ils légiféraient
avec sagesse, pru­dence, sub­ti­li­té, pour la classe ouvrière.
Ils allaient bâtir à Vienne les plus belles habitations
ouvrières du monde, les coopé­ra­tives les plus riches,
les pis­cines les mieux conçues, les salles de fêtes les
plus lumi­neuses… Morts sur morts. La Répu­blique de Weimar
est morte, Vienne socia­liste est morte, Karl Kauts­ky vient de
s’é­teindre en exil à Amster­dam, Otto Bauer vient de
mou­rir en exil à Paris, rava­gé par le sen­ti­ment de la
défaite, la IIIe Inter­na­tio­nale a reçu mille balles
dans la nuque… A tra­vers toutes ces morts et ces défaites,
la pen­sée enfer­mée dans le livre de 1920 demeure, il
faut le dire, viri­le­ment, pro­phé­ti­que­ment vivante. (Et
plu­sieurs des objec­tions qu’elle sou­le­vait, de la part des
men­che­viks, atta­chés à la défense de la
démo­cra­tie ouvrière dans la révolution,
acquièrent une force nou­velle : ce débat n’est point
fini.)

Ce
livre fini, Parije prit le train pour la Fin­lande. Je pris le train
pour Mos­cou. Je voya­geai avec Angel Pes­ta­gna, de la CNT (mort l’an
der­nier); au wagon-res­tau­rant, nous ren­con­trions Fros­sard et Marcel
Cachin… Le IIe Congrès de Mos­cou arrê­ta les Vingt et
une condi­tions d’adhé­sion à l’IC. Il adres­sa un appel
aux anar­chistes. Il dis­cu­ta les thèses de Lénine sur la
ques­tion colo­niale, com­bat­tues par Ser­ra­ti (morts sur morts…).
Lénine, sou­riant et bon­homme, pas­sait par­mi nous dans son
vieux ves­ton d’é­mi­gré, bien bros­sé. Zinoviev
secouait à la pré­si­dence, sous les lam­bris d’or de
l’une des salles du trône du Krem­lin, sa cri­nière molle.
Le trône, on l’a­vait relé­gué à côté,
dans une anti­chambre où les dac­ty­los ins­tal­laient leurs
machines. A quelques pas du trône et des Reming­ton, une carte,
déployée sur la ten­ture, rete­nait des groupes de
com­men­ta­teurs. Lénine, Radek, Zino­viev s’y arrêtaient,
sui­vant des yeux, avec les étran­gers, l’a­vance des petits
dra­peaux rouges que Tou­khat­chevs­ky entraî­nait vers Varsovie,
 — pour déchi­rer le Trai­té de Ver­sailles, faire une
Pologne sovié­tique, une Alle­magne socia­liste demain, les
États-Unis de l’Eu­rope socia­liste bien­tôt. Nous avions
tous, dans nos ser­viettes, les thèses de Tou­khat­chevs­ky sur
l’Ar­mée rouge au ser­vice de l’In­ter­na­tio­nale… Un soir, une
dépêche de Khar­kov répan­dit la rumeur que
Tou­khat­chevs­ky, Racovs­ky et Smil­ga étaient entrés à
Varsovie…

Je
per­dis de vue Pari­ja­nine, pour le retrou­ver — par correspondance —
à plu­sieurs années de là. Nous traduisîmes
ensemble « Contre le cou­rant », l’œuvre du temps de guerre
de Lénine et Zinoviev.

J’ha­bi­tais
tan­tôt Ber­lin, tan­tôt Vienne. Les crises déchiraient
l’In­ter­na­tio­nale aux len­de­mains des révo­lu­tions manquées
ou vain­cues en Alle­magne et en Bul­ga­rie. La suc­ces­sion de Lénine
étant ouverte, Zino­viev et Kamé­nev inven­taient le
trots­kysme pour le réfu­ter, et dans leur ombre gran­dis­sait la
sil­houette de Sta­line encore silen­cieux, incon­nu non seule­ment des
masses, mais des vieux cadres du par­ti et de l’Internationale.
L’in­trigue et le confor­misme enva­his­saient les rouages de
l’In­ter­na­tio­nale. Au plus fort d’une obs­cure bataille contre le
trots­kysme, nous nous enten­dîmes, Parije et moi, entre Vienne
et Paris, pour tra­duire l’ad­mi­rable bou­quin que Trots­ky venait de
consa­crer à Lénine et qui deve­nait hérétique.
Nous nous gar­dâmes de signer ce tra­vail publié par
Has­feld. Parije était du bon côté, je veux dire
du côté de l’in­tel­li­gence et de la bonne foi historique.

Les
années pas­saient. Années noires, années de plus
en plus noires. La révo­lu­tion, ron­gée par
d’in­gué­ris­sables mala­dies internes, chan­geait de visage. Ce
n’é­taient que per­sé­cu­tions, pros­crip­tions croissantes,
extir­pa­tions d’hé­ré­sies. On ces­sait de pen­ser, on
ces­sait de par­ler, les poètes décla­maient des
hexa­mètres pour récla­mer la peine de mort, aujourd’hui
contre des ingé­nieurs, demain contre des économistes,
après-demain contre de vieux socia­listes. L’URSS deve­nait la
plus vaste pri­son du monde… Pour moi, cela dura dix ans. En 36,
Wul­lens m’ap­por­ta à Bruxelles le salut de Parije. Ça
n’al­lait pas fort chez Parije, non vrai­ment pas fort… Il avait
failli cla­quer, et ce n’é­tait pas bien clair, au fond, cette
brusque mala­die. Est-ce qu’il ne com­men­çait pas à en
avoir assez de tout ?

Je
devais le revoir en 37 après dix-sept ans, dans un petit hôtel
d’I­vry, un de ces petits hôtels où vivent à la
semaine des couples inquiets, des couples inquié­tants, des
émi­grés, des sans-famille, des chô­meurs dont la
mai­rie paie le gîte, des êtres aban­don­nés de tous,
des êtres aban­don­nés d’eux-mêmes. Mar­chand de
som­meil du bout de la nuit, bien banal et presque confortable…
Parije nous ouvrit, épais­si, les pau­pières lourdes, un
peu trou­blé, car on ne le visi­tait guère. Il y avait
aux murs un papier cou­leur de misère, des livres sur une table
minus­cule, des manus­crits épars sur le lit, une bou­teille de
pinard au pied du lit. Il res­pi­rait la défaite, la fatigue de
vivre, la soli­tude. Que faire encore ? à quoi bon ? Quand on
n’est ni un arri­viste ni un far­ceur, ni un débrouillard
capable de faire sor­tir du marbre des rédactions
sub­ven­tion­nées par d’au­then­tiques salauds, le billet de cent,
le billet de mille, — quand on a pris très au sérieux
une fois pour toutes les idées, les pay­sages, quelques visages
dignes d’être crus, dignes d’être aimés, il vient
un jour, dans les époques de réac­tion, où l’on
s’in­ter­roge tout à coup, tout sim­ple­ment, sur l’utilité
ou l’in­té­rêt de conti­nuer ce jeu deve­nu morne, et même
un peu écoeu­rant, qui est la vie… Parije, nour­ri d’une
allo­ca­tion de chô­mage, écri­vait encore des nou­velles et
des vers. Duha­mel venait de pas­ser dans le « Mer­cure de France »
quelques poèmes de lui. Ce fut, je le crois bien, sa dernière
satis­fac­tion d’«homme de lettres » comme on dit… Avec
Wul­lens, nous évo­quâmes, dans cette chambre des derniers
jours, Mos­cou, la révo­lu­tion, les vingt années les plus
char­gées d’es­pé­rance et de souf­france qu’il y ait eu en
plu­sieurs siècles, les anciennes cama­ra­de­ries, les amitiés
défaites, les lâchages, les pali­no­dies, les fusillades
et notre propre ami­tié nouée à tra­vers le temps,
les dis­tances, les défiances, les mal­en­ten­dus mêmes,
mais dense et solide, avec son bon poids de tris­tesse (Il y avait
bien de quoi). C’é­tait bon, et un peu mira­cu­leux tout de même,
de nous retrou­ver ain­si après tant d’an­nées, tant de
nau­frages, tant de tra­fics… Nous nous le répétions
chez le bis­tro, en cas­sant la croûte, et Parije avait par
ins­tants dans les yeux une si mali­cieuse jeu­nesse. Il fit quelques
mots sar­cas­tiques, des pro­jets, les pro­jets sans y croire bien sûr…
On devait se revoir, on ne s’est plus revu… Il est mort sur son lit
de chô­meur, dans l’ombre du papier peint, cou­leur de misère,
seul, las de bien des choses, mais fidèle avec quelques-uns à
quelque chose de tout à fait essentiel.

Vic­tor
Serge

La Presse Anarchiste