Nous
n’entreprendrons pas de passer en revue les si nombreux articles
consacrés à Camus par toute la presse depuis la
catastrophe du 4 janvier. Mais peut-être nos lecteurs, au cas
où certains d’entre tant d’essais auraient pu échapper
à leur attention, nous seront-ils reconnaissants de leur
signaler, parmi tous ces témoignages pour la plupart dictés
par une émotion et un respect auxquels les journaux et revues
ne nous ont guère habitués — une émotion et un
respect qui sont déjà à eux seuls l’un des plus
beaux hommages rendus à la mémoire de l’ami que nous
pleurons — ceux des textes qui nous ont paru le plus dignes d’être
retenus.
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Le plus
inattendu et l’un, à notre avis, des plus beaux est l’article
que Sartre, tout de suite après l’accident, a publié
dans « France Observateur ». On sait avec quelle
âpreté et quelle profonde injustice l’auteur de
« Huis-Clos » avait rompu avec Camus, avec quelle rage
d’auto-séquestration l’homme qui, depuis, devait écrire
« Les Séquestrés d’Altona » s’était
déchaîné contre son ancien ami et quelle cruelle
blessure tant d’incompréhension fanatique avait infligée
à celui dont le seul tort était de vouloir sauver les
hommes de la tyrannie des idéologies et de l’histoire. Certes,
quand, dans cet article de « France-Observateur », on lit :
« Nous
étions brouillés. Mais qu’est-ce qu’une brouille, sinon
une autre façon de vivre ensemble ? », le premier
mouvement est de se dire : il est bien temps. Et cependant, la
poignante émotion sous le choc de laquelle Sartre a écrit
cela ne peut tromper. Ni sur son déchirement ni sur sa
générosité. Jean-Paul Sartre peut, souvent, être
un homme qui se trompe, ce n’est pas un salaud. Dire que nous devrons
à la mort de Camus la joie d’en être sûrs ! — Et
puis, il est bien vrai que le Sartre d’après Budapest n’est
plus celui d’avant. De toute façon, son article sur Camus l’a
si bien racheté que des revues encore plus éloignées
que nous, si possible, des acrobaties dialectiques du directeur des
« Temps modernes » l’ont immédiatement reproduit en
allemand et en italien : « Der Monat », à Berlin, et,
à Rome, la revue de Silone « Tempo presente ».
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Grâce
au modeste hebdomadaire ragazien de Zurich, « Der Aufbau »,
qui en a donné une traduction allemande, nous avons eu
connaissance d’un très remarquable article américain,
d’autant plus méritoire qu’il est écrit par un chrétien
militant, mais exemplairement peu enclin à vouloir, comme
nombre de bien pensants d’ici, annexer Camus à sa religion. Il
s’agit des pages intitulées « À questionning voice
is stilled », parues dans le numéro du 20 janvier de « The
Christian Century » (Chicago) et dues au directeur de cet
hebdomadaire, M. Harold E. Frey. Citons-en, en nous guidant sur
l’anglais, le suivant passage :
« Un
troisième groupe (de chrétiens), les apologistes de ce
qui occupe la scène du monde, tentait d’introduire Camus en
contrebande dans les parvis du ciel. Si certains réformateurs
protestants ont bien essayé d’y accorder une place à
Socrate et aux penseurs classiques, pourquoi ne pourrions-nous pas y
faire passer un homme d’action, d’honneur et de haute valeur
littéraire ? Seulement, il n’y a à cela que cette
objection que Camus n’était pas un crypto-chrétien et
qu’il résista toujours aux tentatives entreprises pour le
présenter dans cette lumière. Aujourd’hui qu’il ne peut
plus répondre, il serait malhonnête de fausser son
image… Sa conception de l’absurde peut avoir été du
même métal que la monnaie mise en circulation par les
existentialistes chrétiens, mais elle n’en présente pas
pour autant le revers honteux et terni de la même pièce.
Camus le savait bien — comme nous tous, en réalité,
le savons. »
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Il
n’y aurait rien d’étonnant à ce que certains d’entre
nos lecteurs, en parcourant dans le présent cahier l’article
intitulé « Une sagesse à hauteur d’homme »,
se soient dit : « Au mal qu’en dépit de ses intentions les
meilleures il semble avoir d’entrer à fond dans le nocturne
sous-jacent de cette pensée de midi qui définit, au
moins pour une si grande part, la méditation de Camus, l’on
voit bien que l’auteur n’a pas vécu, en Suisse, les années
noires, qu’il lui manque d’avoir eu la connaissance immédiate
de la peste. » C’est possible. Et à cet égard,
comme aussi pour l’intérêt qu’elles présentent
par elles-mêmes, il semble assez important de reproduire ici
ces lignes, inspirées par une situation en effet un peu
analogue, de la contribution de l’écrivain anglais Angus
Wilson au numéro d’hommage de la « NRF » (mars
1960):
« Jusqu’à
1940, écrit Wilson, nous avons partagé avec les
Français l’héritage commun de l’homme, douleur et
péchés personnels ; puis nous nous sommes réveillés
à l’extérieur des murailles d’Oran frappé de la
peste et verrouillé. Quelle que soit la façon de lire
l’œuvre de Camus, à moins d’être hypocrite il faut
garder ce fait à l’esprit. La réaction de beaucoup
d’humanistes anglais à leur exclusion de l’expérience
européenne sera une réaction de défense, la
résolution de voir dans cette expérience un élément
du passé, une abomination exceptionnelle qui ne doit pas
influencer les jugements du présent. Pour eux, ce que pense
Camus du mal inhérent à l’humanité, souffrance
inutile, douleur sans espoir, leur paraîtra forcé et
dangereusement proche de la frontière émotive où
l’humanité glisse vers le christianisme. Ces humanistes
anglais paraîtront à leur tour, avec leur optimisme,
absolument dépourvus de réalisme, volontairement
aveugles, et bien provinciaux, à la plupart des Européens
d’Occident. Mais ils ont beau en partie mériter ces reproches,
il faut se rappeler qu’eux aussi essaient de juger selon leur
expérience. À d’autres humanistes anglais, qui ont plus
d’imagination et participent plus facilement à l’expérience
d’autrui, l’humanisme pessimiste de Camus peut fournir des armes
contre le nihilisme et contre les valeurs supra-humaines de Dieu et
de la Nécessité historique. Il leur en donnera
également par le fait qu’en les forçant à
prendre pour base de leurs jugements sur l’homme les événements
de 1940 – 44 il les délivrera de leur culpabilité, car
ils se sentent coupables de n’avoir pas souffert à l’époque. »
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Dans
« Preuves » (avril), les pages de Czeslaw Milosz
(« L’interlocuteur fraternel ») sont, et pour cause, comme
le pôle complémentaire de la citation anglaise qu’on
vient de lire ci-dessus : « Seuls, y peut-on lire, des hommes
tels qu’Albert Camus pesaient sur la balance, car on devinait en eux
une vraie douleur. Personne parmi nous, qui avons survécu à
la honte de l’impuissance, n’a pu se dégager de ce sentiment
de culpabilité exprimé par un des personnages de Camus :
« Ah ! qui aurait cru que le crime n’est pas tant de faire mourir
que de ne pas mourir soi-même ! » Je découvre
maintenant ce qui permettait à Camus écrivain de
relever le défi de l’époque des fours crématoires
et des camps de concentration : il avait le courage de dire des choses
élémentaires. » — Et l’on voudrait citer aussi,
de ce même cahier, l’émouvant témoignage de
Nicola Chiaromante (« La Résistance à l’Histoire »,
auparavant publié en italien dans « Tempo presente »)
qui fait si concrètement revivre les rencontres des deux amis
à Alger, à New York, et leur solidarité dans le
Paris des débuts de l’après-guerre. — Mais de tout ce
que nous avons pu lire sur Camus au cours des derniers mois, l’essai
de Jean Bloch-Michel, « Albert Camus et la nostalgie de
l’innocence » (même numéro de « Preuves »),
nous a paru l’analyse la plus pénétrante que l’on ait
donnée jusqu’ici de la pensée de celui dont on a pu
dire, au sens où l’on a parlé du mystère en
pleine lumière, qu’il était un homme secret. Avec
quelle discrétion, quels scrupules d’amitié
Bloch-Michel ne nous propose-t-il pas, dans cette existentielle
nostalgie de l’innocence, et donc du bonheur, la clé de la
méditation vécue du créateur si apparemment
contradictoire de « Noces » et de « La Chute » ? À
côté, tant de commentaires — dont les nôtres —
ne sont plus guère que des commentaires, en effet, du
discours. « Qu’est-ce que l’innocence pour Albert Camus ? demande
Bloch-Michel. Ce mot auquel il donne une place privilégiée
tout au long de son œuvre… ne revêt pas des acceptions
différentes, mais correspond à une idée
complexe. Cependant, il faut dire que le mot, pour lui, a un sens
proche de celui qu’il prend dans la terminologie chrétienne.
Ce n’est pas que Camus ait jamais cru à l’innocence première,
disparue le jour du péché — l’idée du péché
était sans doute l’une de celles qui pouvaient lui être
le plus étrangères. Il pensait que l’innocence est bien
en effet l’état où se trouve l’homme avant la chute.
Mais quel est cet état ? Et qu’est-ce que cette chute ? »
Et Bloch-Michel d’exposer que l’innocence camusienne ne s’oppose pas
au crime, mais au malheur. Mais le bonheur (donc l’innocence) est
chose passagère. Vient la réflexion. Dès que
l’on sait, il y a chute, — et malheur. S’y résigner, ce
serait « se résigner à la perte de l’innocence…
accepter le monde tel qu’il est, l’Histoire…». Une fois que
l’on a compris cette filiation — on voudrait dire cette
dialectique, mais le mot a été déshonoré —
on comprend du même coup le sens, pour Camus, de la révolte,
qui est, contre l’Exil, aspiration au Royaume, et l’un des aspects
qui relient le plus authentiquement l’œuvre — Bloch-Michel, dans
son article, n’a pu s’y étendre, mais nous a confié son
désir de traiter quelque jour ce point capital — à la
pensée libertaire.
Deux
texte étranges
Il
nous reste à brièvement signaler deux textes qui, même
si le premier ne répond certainement pas à une
intention fâcheuse, ne laissent pas, chacun à sa
manière, d’être assez déroutants. Roger Quilliot,
on le sait, a naguère écrit sur Camus un excellent
ouvrage. « La mer et les prisons », où pour
présenter la pensée de l’auteur de « L’Étranger »,
il a fait preuve de la compréhension la plus méritoire.
Malheureusement, il semble que Quilliot ait été, cette
fois-ci du moins, dans l’expression de ce qu’il avait à dire,
victime de sa propre pénétration. L’on conçoit
que, désireux de définir le monde selon Camus, il l’ait
appelé « Un monde ambigu » (« Preuves »,
avril), mais, par un glissement regrettable, Quilliot n’est pas sans
laisser à son lecteur l’impression que Camus lui-même
participerait de cette ambiguïté du réel tel qu’il
le voyait. Bien plus, par une insigne maladresse, notre critique va
jusqu’à écrire : « Aujourd’hui comme hier, Camus
reste douteux. » Sans doute a‑t-il voulu écrire
« problématique », mais quand même ! Que Roger
Quilliot veuille bien excuser ceux qui savent assez le sens des mots
en français pour avoir gardé de son essai un indéniable
malaise…
Mais
l’article qu’un certain Antonio Fontan a donné dans « La
Table ronde » de février, « Camus entre le paganisme
et le christianisme », mérite d’être d’autant plus
spécialement épinglé, qu’il constitue, à
la différence des pages seulement un peu malheureuses de R.
Quilliot, un scandale dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est
intentionnel. Inutile, au reste, de nous étendre sur le cas.
Jean Bloch-Michel a suffisamment, dans « Preuves » même,
dit son fait à ce sujet du caudillo apparemment émissaire
de l’Opus dei et dont la seule préoccupation semble avoir été
de mettre en garde la jeunesse bien-pensante contre la séduction
de l’art de Camus, lequel, à en croire ce trop bon catholique,
ne serait, au fond, qu’un sombre nihiliste doublé d’un
amuseur. Pour — et par-dessus le marché dans un numéro
d’hommage — publier pareille prose, qu’est-il donc arrivé à
la revue de la rue Garancière, que l’on avait jusque-là
pu croire moins lamentablement inféodée aux interdits
de l’intégrisme ?
S.