« Peut-être
n’aimons-nous pas assez la vie ? Avez-vous remarqué que la mort
seule réveille nos sentiments ? Comme nous aimons les amis qui
viennent de nous quitter, n’est-ce pas ? Comme nous admirons ceux de
nos maîtres qui ne parlent plus, la bouche pleine de terre?…»
— « La Chute » — Et les mots se suivent encore,
fouillant, mettant à vif et la peine et la fierté
d’avoir été son camarade, son ami. — Et le regret de
ne s’être pas assez vus, de n’avoir pas assez échangé
de pierres chaudes, les galets de ses rivages méditerranéens
et ceux de mon pays battu de vagues.
D’abord
le Camus de « Combat », connu par ses textes. Et
« l’Étranger » sous le bras à 16 ans — la
fin de la course à la mort — enfin l’impression que c’était
fini.
Et
puis lentement tout s’est remis en mouvement — l’Espagne que les
vainqueurs bafouaient une fois de plus — les camps allemands qu’on
découvrait et qu’un peu plus loin on allait réinventer.
J’avais
vingt ans, il faisait très noir devant et derrière moi
— j’étais peut-être myope — mais on est myope
toujours quand on a vraiment vingt ans — j’avais lancé mes
premiers cris de rage — « encapoté » dans l’armée
française de 1948 — mes premiers cris de rage d’homme, ne
comprenant pas, ne voulant pas comprendre pourquoi ça aussi ça
continuait — et les cris de mon premier amour, le maniement du mass
36, les premiers élans du cœur à découvert vers
un autre être — avec tout ce qui nous restait dans la tête
d’un « drôle de temps » — J’avais honte de tout
vrai sentiment, j’avais honte de tout vouloir donner, de tout vouloir
recevoir — qu’est-ce que c’était que « Tout » ?
Et
les premiers échos de ce verbe « avoir » martelant
toutes les pages de « l’Étranger ».
Il
faisait très noir, je vous assure, j’ai dit que j’étais
myope, heureusement. Il fallait de toutes façons vivre en
myope — chaque jour se présentait sans recul possible. On
l’attaquait très mal, mais il fallait l’attaquer.
En
ce temps-là déjà je tentais de peindre avec ce
que je pouvais : fond de tube de rouge à lèvres,
dentifrice, quelquefois de la peinture. Je tentais de peindre,
d’écrire, je crois maintenant que je criais seulement. Que je
criais de toutes mes forces à la vie, à la mort. Et
c’était avoir un peu chaud que je voulais.
Et
puis j’ai rencontré Char avec toute sa chaleur. Et j’ai eu
chaud, un peu maladroitement, je ne savais pas très bien. Et
puis par Char j’ai rencontré Camus — et j’ai eu un peu plus
chaud — il était temps. Tous deux ont lu mes premiers
textes. Les efforts de Char pour me vendre un dessin, une toile que
personne ne voulait à ce moment-là ! Mes poèmes
dans « Bothegue Oscure » — Et toute leur merveilleuse
amitié.
Camus
lisant, puis défendant mes textes dans l’enfer Gallimard —
quand j’allais le voir rue Sébastien-Bottin j’appréhendais
beaucoup le chemin qui allait de la porte d’entrée à
son bureau au premier — c’était l’ambiance d’Uniprix ou de
Prisunic — (surtout depuis que la maison a été
repeinte intérieurement).
Je
vivais d’une manière incertaine, en jeune loup. Roger Blin
n’était pas à Paris, il était allé régler
une mise en scène en Hollande je crois — et j’habitais chez
lui pendant son absence. Camus y est venu — il me l’avait demandé
— voir les toiles, les cartons peints. J’ai oublié de lui
offrir une chaise — il y en avait très peu chez Blin. Il
s’est appuyé contre une planche qui courait le long d’un mur à
la hauteur d’une table, et il a regardé… Il a voulu acheter
une toile — j’étais heureux et j’avais mal — je sentais
qu’il aimait, mais je n’étais pas très sûr,
j’aurais tant voulu que ce ne soit pas seulement pour m’aider…
Alors
les tractations ont commencé — lui n’osant pas me demander
le prix, et moi n’osant pas lui en donner un, même par
l’intermédiaire de sa secrétaire Madame Agnelli. Nous
sommes arrivés à un compromis dans un couloir de chez
Gallimard — j’ai mis un chiffre sur un papier dans une enveloppe
qu’il m’avait fait porter — Madame Agnelli est partie — et
revenue avec un chèque plus gros que le chiffre demandé
— avec un mot : « merci ». (Je n’ai regardé qu’une
fois dehors) — C’était mon premier chèque que je
touchais pour une peinture — C’était la première
toile de Méditerranée que je peignais — Elle
représentait un petit port corse, Propriano — Je venais
l’été d’avant de découvrir le monde
méditerranéen — Et depuis ce temps, je le cherche, je
le traque, j’ai appris à l’aimer en homme du nord affolé
de lumière.
Camus
garda la petite toile dans son bureau, sur un rayon de livres — Et
je me souviens quelques mois plus tard, quand j’essayais avec son
aide de mettre sur pied le numéro de « Témoins »
sur l’Espagne, je me souviens de Louis Guilloux et son visage blessé,
assis juste sous la petite toile. Comment dire, quelques instants je
fus absent de la conversation, je regardais Guilloux, son sang noir,
son jeu de patience et la petite toile et je pensais que c’était
lui et cela que je voulais traduire — oh ! les mots !
Il
y eut notre numéro sur l’Espagne — L’Espagne nous
rapprochait — je crois que tous deux sous une enveloppe réservée
avions le même rouge et noir, la même flamme or, la même
tendresse écorchée pour ce pays, plus qu’un pays. Il y
eut « L’Express », j’y étais entré sous sa
recommandation — pendant deux ans j’y ai fait la critique de
poésie. Libre, ce n’était pas seulement un job, ce
n’était pas seulement quelques billets de mille qui m’aidaient
à tenir, c’était la joie de défendre ceux que
j’aimais — Et puis il a quitté « L’Express », je
l’ai suivi, la peinture a commencé à me dévorer
— tout : temps, pensées…
Il
y avait aussi les petites et trop rares réunions du groupe de
« Témoins ». Six, sept, chez Proix ou dans un petit
sixième au bord de la Seine en face du pavillon de la Monnaie,
ou ailleurs. C’était une halte, les phrases sanglantes :
Berlin, la Hongrie, et aussi le rire, le « soleil de l’amitié »
— là aussi j’avais chaud.
Le
temps passait. Et nous vivions. Mal. L’Algérie saignait —
Camus devait souffrir atrocement dans son silence — il fallait
qu’il veille sur ce qu’il disait et sur ce qu’il ne disait pas, et il
était coupé de certains parce qu’il n’avait plus de
journal. Et j’étais gêné — je n’osais pas le
voir, pas lui parler de l’Algérie. J’aurais voulu savoir le
chemin qu’il parcourait — le temps marchait. L’absurde avec.
Avril
1952 — Cette Afrique du Nord découverte lors d’un drame
personnel, l’adolescence terminée, le premier amour venu
mourir sous le soleil de Sidi Bou Saïd. Les problèmes
d’homme n’étaient pas encore rêvés, j’étais
venu et reparti en épave.
Mai
1959 — sept ans ont passé. Je retrouve l’Afrique du Nord,
pour la première fois l’Algérie — Oran — une
exposition, les familiers de Camus, ceux qui l’ont aimé, qui
l’aiment. Sa ville qui s’est transformée. Il la disait laide,
tournant le dos à la mer. Elle s’est retournée en
dormant et le dimanche de Pentecôte sous le soleil elle
scintille les bras ouverts sur le large. Dans le vieux port un bras
tatoué : ici la France — l’autre nu, tout noir — lequel
va-t-on couper ?
Et
l’on me montre les paysages décrits, les grèves.
Et
j’imagine Camus adolescent, sur ces grèves rongées de
soleil. Avec comme unique mesure du temps, une main éblouie et
distraite, transformée pour quelques instants en sablier sur
tant de sable sans mémoire
Et
la mer ensoleillée – immobile.
Et
la mer recommencée.
Et
notre même pays d’adoption où Char nous guida — je dis
nous, car je crois que Camus y vint aussi (quelques années
avant moi) s’asseoir dans les prairies de la Sorgue, regarder
« Claire » vivre malgré les syndicats d’initiative
déjà menaçants. Depuis… L’an dernier nous nous
sommes rencontrés deux ou trois fois à
l’Isle-sur-la-Sorgue. En imperméable blanc serré à
la taille, il faisait son marché. Nous avons échangé
quelques phrases. Nous nous installions tous les deux, lui à
Lourmarin, moi à Saumanes — nous avons ri (il y avait
toujours une part pour l’humour dans une conversation avec Camus), il
était très loin de cette statue que certains veulent
faire de lui. Nous nous sommes inquiétés de Char —
l’amitié attentive qu’ils avaient l’un pour l’autre, l’un
défendant l’autre, était une chose merveilleuse entre
ces deux hommes.
Nous
devions nous revoir tout de suite à Paris, et en Provence.
L’absurde jusqu’au bout a mené la danse.
Un
lundi de janvier sur la route, il venait à Paris. Par le train
je remontais aussi le même jour. Je suis resté enfermé
quarante-huit heures à mon arrivée, sans contact
extérieur. Je n’ai donc su qu’après. À Lourmarin
tout était consommé. Il y a eu la presse, la grande et
la petite, l’ignoble, et l’autre heureusement.
Il
y a eu un vide ressenti par tous, même par ceux qui n’étaient
pas des siens.
Mai
1960 — Saumanes en Provence — C’est le printemps fou, aux jours
comptés avant la sécheresse — Le chant des oiseaux,
le bruit de la fontaine juste devant la maison — Tout à
l’heure les ouvriers vont arriver — il est cinq heures du matin —
le jour vient, la première rose déjà trop
épanouie se courbe dans son petit vase noir sur mon bureau
j’ai ouvert « La Chute » à la page de garde —
celle ou Camus avait écrit :
« Le soleil de la liberté fait fondre le malheur »
Son camarade et son ami
Albert Camus
Et
j’ai envie de gueuler comme à vingt ans.
Jean-Jacques
Morvan