Au
temps des vivants, janvier 59 — que cela aujourd’hui, amis qui me
lisez, est loin — je transcrivais dans mon calepin ces lignes d’un
texte de Camus consacré, dans « Preuves », à
la réédition des « Iles » de son vieux maître
Jean Grenier :
« Ainsi,
je ne dois pas à Grenier des certitudes qu’il ne pouvait ni ne
voulait me donner. Mais je lui dois, au contraire, un doute, qui n’en
finira pas et qui m’a empêché, par exemple, d’être
un humaniste au sens où on l’entend aujourd’hui, je veux dire
un homme aveuglé par de courtes certitudes. »
Ce
passage, confronté avec le souvenir de certain long essai sur
« La Chute » que j’avais publié naguère ici
même sous le titre d’«Humanisme et péché »
, je ne l’avais pas découvert sans ressentir une gêne,
non pour Camus bien sûr, mais vis-à-vis de moi. Combien,
pensais-je, ma plaidoirie pour l’«oubli du péché »
lui aura-t-elle semblé un peu sotte et relever de ces courtes
certitudes de l’humanisme « tel qu’on l’entend aujourd’hui ».
Et depuis lors je rêvais de revenir un jour sur le problème
que pose « La Chute », celui même qui, l’avais-je
avoué, me déroutait, de la culpabilité de notre
existence. Oui, j’eusse voulu que l’ami de tant de talent pût
se dire que je l’avais, peut-être, mieux compris, qu’en tout
cas je gardais une sorte de remords de m’être quelque peu donné
les apparences de prétendre comme l’enfermer dans un dilemme
(« faites un dieu, écrivais-je, ou bien faites la
liberté ») si peu digne — et c’est de cela que je
souffrais avant tout — de son amitié, en lui prêtant,
pour la lui opposer en somme, une forme d’humanisme qui est peut-être
ma tentation, mais dont il avait, lui, de si profondes raisons de ne
pas vouloir. « Il me lira, me disais-je, qui sait, il sera
content et, même s’il ne me parle pas de cette espèce de
pardon que je lui aurai demandé, je devinerai, la prochaine
fois que nous nous reverrons, qu’il me l’accorde, dans la beauté
plus vive que jamais de son regard. »
La
prochaine fois que nous nous reverrons. Hélas…
Je
ne ferai pas à l’ami si cruellement disparu l’injure de lui
prêter la pensée, s’il m’avait pu lire, que ce « pardon »
qui me montait aux lèvres obéissait à je ne sais
quel élan de stupide contrition faisant bon marché de
nos différences, — même si la méditation de son
œuvre de plus en plus m’avait aidé à enrichir, à
corriger mon propre « humanisme » de la constatation que ce
beau mot n’a pas réponse à tout, qu’il y a, comme on
dit, bien des choses qui nous dépassent et que le climat
para-chrétien de l’obsession du péché, par
exemple, telle qu’on la trouve dans « La Chute » et dans le
« Requiem pour une nonne », tient autrement compte que les
courtes certitudes de notre pauvre jugeotte de toute la réalité
même de l’homme, qu’on ne saurait sans ridicule s’arroger le
droit d’immoler à l’abstraction, à la « grue
métaphysique » d’un humanisme en divorce d’avec l’homme
tout entier.
Certes,
dès après la lecture du « Requiem », avais-je
au moins pu écrire à l’ami responsable de ce
chef-d’œuvre ma reconnaissance de m’avoir, à la noire lumière
de la tragédie, appris à ne plus autant céder à
la crainte d’ouvrir, pour ainsi parler, une fenêtre sur la
nuit, mais au contraire à davantage m’efforcer de regarder
l’ombre en face, et aussi à me mettre moi-même en doute ;
oui, du moins avais-je — heureusement — pu déjà lui
dire, comme le rappelait au reste ce mien vieil article trop assuré :
«… christianisme ou non — après tout, ni Eschyle ni
Sophocle n’enseignent le gai savoir — il est… dans la nature
humaine des éléments dont ne peut s’accommoder la
raison raisonnante, mais comme ce serait nous appauvrir que de les
vouloir ignorer ! »
Seulement,
la leçon de l’œuvre camusienne va bien plus loin encore, et
plus profond, que ce ralliement comme à regret à ce qui
gêne le seul intellect. Dans les pages que j’eusse voulu qu’il
pût connaître, j’aurais essayé de montrer à
quel point cette œuvre témoigne, dès l’origine, d’une
adhésion à l’ici-bas, doublée en même
temps d’une révolte dont l’authenticité se nourrit du
courage d’être assez lucide pour oser procéder de la
mise en ligne de compte de toutes nos données, y compris les
pires, et qu’elle ne nous fait un si exigeant devoir d’en rejeter le
poids mort que parce que, précisément, elle les prend
toutes en charge.
Mais
comment avoir, aujourd’hui, le cœur de développer un
commentaire ? L’œuvre est là. Qu’il nous suffise de la relire
et de comprendre que l’humanisme de Camus, fruit d’une pensée
qui ne rejette rien de notre navrante condition, s’adresse d’autant
mieux à nous tous qui, comme l’auteur de « L’Homme
révolté », ne pouvons plus, grâce à
lui, ne pas nous savoir pris au piège de l’existence, que,
refusant d’en escamoter l’absurde, il est, non point l’utopie, la
vide abstraction dont s’aveuglent en effet les tenants des seules
bonnes intentions dont notre enfer est pavé, l’engagement
d’une sagesse à hauteur d’homme.
Jean-Paul
Samson