La Presse Anarchiste

Camus au marbre

[(

Pour
le numé­ro d’hom­mage à Camus que pré­parent, dans
le cadre de leur publi­ca­tion pro­fes­sion­nelle, les ouvriers du Livre,
Georges Navel a recueilli les pro­pos ci-des­sous, qu’il a bien voulu
nous trans­mettre et que, lais­sant aux cama­rades typos et correcteurs
le soin de les éla­bo­rer dans le sens qui leur paraîtra
le mieux conve­nir à la véri­dique évo­ca­tion du
grand dis­pa­ru, nous nous conten­tons de repro­duire intégralement
ici dans toute leur authen­ti­ci­té documentaire.

)]

Ce
que je vou­lais deman­der à nos cama­rades, c’est d’a­bord les
cir­cons­tances dans les­quelles ils ont ren­con­tré Camus, les
condi­tions dans les­quelles ils ont tra­vaillé ensemble…

Lemoine :Moi
je l’ai connu à par­tir de 1940, ce devait être au mois
d’août à Lyon. Nous étions d’a­bord à
Cler­mont-Fer­rand, ensuite on a été à Lyon, c’est
là que j’ai connu davan­tage Camus parce que je tra­vaillais de
nuit et lui-même était au marbre à ces heures-là.
C’é­tait un char­mant gar­çon, très arran­geant, pas
fier pour deux sous et le mon­sieur à qui on pou­vait faire une
petite réflexion au sujet de la mise en page ou encore si pour
des rai­sons tech­niques on ne pou­vait pas faire ce qu’il vou­lait on le
lui disait et très gen­ti­ment il chan­geait sa façon de
faire et tout allait pour le mieux.

Il
s’est marié à la fin de l’an­née 40 ou tout au
début de 41, je crois. Ça devait être l’hi­ver, le
temps, je me le rap­pelle, était assez mau­vais, ou à la
fin de l’au­tomne. Nous étions quatre copains à son
mariage, Lemaître, Cor­mier, Lio­net et moi-même. Et
peut-être, je ne sais plus, Lenieff y était aus­si. On
lui a offert un bou­quet de vio­lettes de Parme. C’é­tait très
sym­pa­thique. Sa femme était très gen­tille, elle est
cer­tai­ne­ment tou­jours très gentille.

Robert
P.:
C’é­tait son second mariage.

Lemoine :
À l’é­poque je l’i­gno­rais, je ne savais pas qu’il était
divor­cé. Camus était déjà à Paris
au moment de l’exode puis­qu’il a fait le che­min de l’exode avec
« Paris-Soir ». D’ailleurs Rirette était avec lui je
crois ?

Rirette
Maî­tre­jean
 : Je l’a­vais connu à Paris, à
« Paris-Soir », nous avions alors des rela­tions assez
loin­taines, la rue du Louvre c’é­tait une véritable
usine. On se connais­sait comme ça… on bavar­dait un peu. Un
jour on était venu à par­ler de Vic­tor Serge, il
s’in­té­res­sait beau­coup à Vic­tor Serge, nous en avons
par­lé lon­gue­ment. À ce moment-là nous avons été
plus proches et puis ensuite je suis par­tie aus­si à
Cler­mont-Fer­rand, là c’é­tait en petit comité,
puis à Lyon. Je l’ai revu à Paris plu­sieurs fois. On
peut dire que c’é­tait non seule­ment un char­mant cama­rade mais
un ami très sûr, c’é­tait un homme d’une humanité
extrême, — oui, un ami très sûr. J’ai su qu’il
avait eu l’oc­ca­sion de rendre ser­vice à plu­sieurs cama­rades, à
moi aus­si d’ailleurs.

Robert
P
.: À l’é­poque de Lyon tu tra­vaillais régulièrement
avec lui, à Cler­mont-Fer­rand aussi ?

Rirette :
Nous étions tout le temps ensemble. Quand nous avions quelques
moments de libre — nous dis­po­sions de voi­tures — nous par­tions à
la cam­pagne et là il se mon­trait beau­coup plus natu­rel encore,
il était tou­jours extrê­me­ment gen­til, pas seulement
gen­til, mais quel­que­fois aus­si très amu­sant. Nous avons passé
une jour­née au som­met du Puy-de – Dôme, il s’amusait
comme un enfant. Nous sommes res­tés trois mois à
Cler­mont. À Lyon nous avons fait aus­si quelques excursions,
mais c’é­tait déjà beau­coup plus dif­fi­cile, nous
étions, dans la grande ville, plus atta­chés. Il était
vrai­ment excep­tion­nel­le­ment près de nous.

Roy :
J’ai connu M. Camus à la Libé­ra­tion à « Combat »,
au mois d’août 44, dans cette période un peu
par­ti­cu­lière, quand « Com­bat » est sor­ti au grand
jour. Ce n’é­tait plus seule­ment Camus jour­na­liste, mais
direc­teur de jour­nal, rédac­teur en chef, et on a apprécié
Camus dans toute sa valeur. J’é­tais délégué
ouvrier, on a trai­té avec lui les pro­blèmes un peu
par­ti­cu­liers de la Libé­ra­tion ; il y avait un saut : avant la
guerre, la guerre et la Libé­ra­tion. On a trou­vé un
Camus vrai­ment extra­or­di­naire. Il devait com­prendre tous les
pro­blèmes des délé­gués ouvriers, des
pro­blèmes qui sont mul­tiples et qui sont sou­vent assez épineux
à résoudre. Camus, il com­pre­nait vrai­ment bien tous les
pro­blèmes, c’é­tait vrai­ment un gars du marbre Camus, on
pou­vait le consi­dé­rer comme un ouvrier du Livre, il avait pris
toutes nos méthodes par­ti­cu­lières, toutes nos qualités
et tous nos défauts, il était exac­te­ment dans
l’am­biance du marbre aus­si bien du point de vue gaie­té, du
point de vue blague, du point de vue tout, il était dans tous
les coups, dans la tra­di­tion. Il était bien compréhensif
du point de vue ouvrier, sur tous les pro­blèmes qu’on avait au
début sur les salaires et les condi­tions de tra­vail nouvelles
nées de la Libé­ra­tion. Il s’ef­for­çait vraiment
de com­prendre la classe ouvrière, c’est sûr. À
cette époque, je crois que Camus avait de grands espoirs. Par
ses édi­to­riaux, par nos rap­ports, je crois qu’il pen­sait qu’il
allait y avoir du nou­veau, que quelque chose avait chan­gé, que
c’é­tait une période nou­velle où les hommes
devien­draient meilleurs. Le jour où Camus a quitté
« Com­bat », on était tous les deux au bar, j’ai eu
l’im­pres­sion qu’il était déçu, je crois qu’il
avait espé­ré quelque chose de meilleur, que les hommes
avaient com­pris les leçons de la guerre et de l’Oc­cu­pa­tion. Il
don­nait l’im­pres­sion de se dire : « Tout cela n’a ser­vi à
rien, on repart à zéro, rien n’a changé ».
Je crois qu’il a cou­pé les ponts avec les jour­na­listes à
cette époque, il est ren­tré dans l’ombre après
« Com­bat ». On l’a retrou­vé dans le jour­na­lisme à
la sor­tie de « L’Express ».

Au
bout de deux ans, mal­gré ses édi­to­riaux, ses échanges
de plume avec « Le Figa­ro » — c’é­tait tous les
jours la réponse avec Fran­çois Mau­riac — j’ai eu
l’im­pres­sion qu’il pen­sait « cela n’a ser­vi à rien ».
Je lui ai dit avant qu’on se sépare au bar « tu donnes
l’im­pres­sion d’a­voir été déçu ».
Dans ses édi­to­riaux il par­lait avec son cœur beau­coup plus
qu’a­vec sa plume. Nos rap­ports, du point de vue délégué,
étaient épa­tants, il n’y avait pas de discussion,
c’é­tait tou­jours en pro­fonde ami­tié et compréhension,
il com­pre­nait vrai­ment tous les pro­blèmes du Livre, il s’était
iden­ti­fié, il était dans le coup dans tout. Il pouvait
dis­cu­ter avec n’im­porte qui, tout le monde l’a­bor­dait, il n’y avait
aucune rete­nue pour lui par­ler. Ce n’é­tait pas le Mon­sieur à
qui on hésite à s’a­dres­ser comme avec un autre
rédac­teur en chef ; c’é­tait « Bon­jour Albert »,
on n’a­vait pas du tout envie de l’ap­pe­ler « Mon­sieur le
Direc­teur ». Il était tou­jours d’une humeur régulière,
je n’ai jamais assis­té à aucun mou­ve­ment d’hu­meur de sa
part, même quand ça n’al­lait pas tout seul, parce que
cela ne va pas tou­jours tout seul dans un jour­nal, jamais je ne l’ai
vu se mettre en colère, il res­tait tou­jours calme, charmant
cama­rade, c’é­tait un ami à qui on pou­vait tout confier.

Robert :
Il n’a­vait rien oublié de ses ori­gines non plus, il restait
modeste en toutes cir­cons­tances… Notre cama­rade Lemaître l’a
connu dans les mêmes cir­cons­tances que Lemoine ?

Lemaître :
Les images qui me res­tent de Camus : c’é­tait un parfait
cama­rade, il était adop­té tout de suite, ce qui est
assez rare. À Lyon, nous avons eu nos ennuis, tous les
Pari­siens là-bas avaient de gros sou­cis et nous n’a­vons pas
été enclins à fré­quen­ter les Lyon­nais qui
n’ont pas été tel­le­ment chics au début, ils nous
ont lais­sé un peu de côté. Quand nous avons fait
la connais­sance de Camus au marbre, eh bien tout de suite on a vu un
petit rayon de soleil, c’é­tait un cama­rade enjoué, il
était tel­le­ment bien de notre milieu, comme on disait tout à
l’heure, pas crâ­neur pour deux sous, ce qui nous plaît
beau­coup. Il s’é­tait fait adop­ter d’emblée, tout
sim­ple­ment parce que c’é­tait Camus qui était là ;
il sem­blait qu’on le connais­sait depuis plu­sieurs années,
tou­jours prêt à la blague, à la rigolade,
boute-en-train il faut le dire. Quand nous avions des « à
là » il n’é­tait pas le der­nier à se mettre
en route, et des chan­sons de corps de garde il nous en avait appris,
quelques-unes n’é­taient pas à chan­ter en famille, mais
enfin il était vrai­ment très amusant.

Je
l’ai revu quel­que­fois dans les débuts de « Paris-Presse »,
c’é­tait plai­sant de tendre la main à Camus, parce qu’il
n’a­vait aucune idée d’être un Mon­sieur supérieur,
je disais « bon­jour » à Camus comme je dis bon­jour à
Roy, bon­jour à Chariot.

Natu­rel­le­ment,
quand il est deve­nu l’é­cri­vain que vous connais­sez, alors on
l’a per­du de vue ; quand nous nous ren­con­trions entre copains on
par­lait de Camus, on aurait vou­lu lui écrire, on aurait bien
vou­lu avoir un bou­quin, on n’o­sait pas, on avait l’im­pres­sion qu’il
était suf­fi­sam­ment acca­pa­ré par Pierre ou par Paul ;
j’au­rais bien vou­lu l’a­voir à nou­veau ren­con­tré, je
l’ai regret­té lors de la catas­trophe. L’i­mage qui nous reste
de Camus : un cama­rade ABSOLUMENT PARFAIT.

Robert
P.: En réa­li­té, vous n’au­riez pas dû
hési­ter à aller le revoir, il avait grand plai­sir à
dis­tri­buer ses livres à ses anciens camarades.

Rirette :
Il était très accueillant, il n’a jamais changé
même quand il a eu le Prix Nobel.

_​

Roy :
Regar­dez pour notre ami Jacques (?) quand il a sor­ti son livre, il a
été très gen­til pour lui. On pou­vait toujours
écou­ter ses conseils. 

[(

Pro­po­si­tion
du « Cercle des amis de Camus » par Robert. Navel demande
si on peut rap­por­ter des anec­dotes sur Camus.

)]

Lemaître :
On peut dire pas mal sur le jour de son mariage, on a encore mieux
com­pris Camus ce jour-là, cela m’a­vait remué cette
façon de se marier, tel­le­ment simple avec trois ou quatre
typos, c’é­tait une preuve d’a­mi­tié pour nous, une
preuve tan­gible. Cette sim­pli­ci­té, cette gen­tillesse de sa
femme. En sor­tant de la mai­rie on a été tous au café,
comme deux copains qui se ren­contrent ; sou­vent depuis cette
catas­trophe, sou­vent j’en ai par­lé à ma femme qui était
avec nous à Lyon, mais qui n’a jamais ren­con­tré Camus :
« Ce qu’il est simple, ce qu’il est gen­til ». Guénette
nous dira beau­coup sur cette journée…

Roy :
Il était ques­tion de Cor­dier. Cor­dier est décédé,
il nous aurait racon­té beau­coup d’his­toires, c’est un garçon
qui savait racon­ter des his­toires. Quand Cor­dier met­tait en page avec
Camus, c’é­tait la grande conver­sa­tion. On n’a pas beaucoup
d’his­toires de la Libé­ra­tion, tout était facile, tout
le monde se com­pre­nait ; la preuve c’est qu’on a com­men­cé à
faire ce jour­nal (« Com­bat ») le 19 août sans penser
com­ment on allait être payé, ni rien du tout. Personne
n’a son­gé à ce qu’on allait pou­voir tou­cher comme
salaire, on n’a pas du tout par­lé de salaires, ni les
rédac­teurs, ni nous. On ne sor­tait pas de l’im­pri­me­rie, on y
man­geait, on y dormait…

Je
ne pense pas qu’on puisse trou­ver des anec­dotes extra­or­di­naires du
fait que tout était facile à cette époque.

Camus
était comme nous, on était une grande famille.

Mais
il n’a­vait pas chan­gé, je suis allé le voir à la
NRF, il nous a reçus très gen­ti­ment, il conser­vait son
ami­tié à tous ceux qu’il avait connus. Il avait une
ami­tié pro­fonde pour la pro­fes­sion, pour les gens du Livre
(C’est sûr, confirme Rirette).

Camus
il était sin­cère, il était franc, s’il avait
quelque chose à dire, il le disait au marbre, il n’al­lait pas
le col­por­ter partout…

Robert
P
.: Il avait com­men­cé dans le jour­na­lisme à Alger,
par une enquête en pays kabyle pour un jour­nal d’Alger.

Lemaître :
Je me sou­viens qu’il ado­rait l’im­pri­me­rie, il aimait se trouver
devant les pages, devant les lignes de plomb. Il était mordu
par le métier. Je ne sais pas si j’exa­gère, il y a une
gri­se­rie, cette odeur d’encre, de papier, cela fait par­tie du métier,
on aime sen­tir cela comme celui qui tra­vaille dans le cuir aime
sen­tir le cuir. Main­te­nant je tra­vaille au 3e, je suis content de
des­cendre à la roto pour sen­tir le papier. Camus était
beau­coup plus sou­vent au marbre qu’à la rédac­tion. Il
faut dire aus­si qu’il n’a jamais signé ses éditoriaux,
c’est une chose extra­or­di­naire, jamais on n’a vu une signa­ture de
Camus au bas d’un édi­to­rial, il ne vou­lait pas se mettre en
vedette.

(Conver­sa­tion
sur Madame Camus, les pro­jets de Camus, etc.)

Rirette :
Une chose qui peut sur­prendre c’est que s’il était à
l’aise par­mi les ouvriers il n’é­tait pas à l’aise parmi
les jour­na­listes ; sa car­rière de jour­na­liste a été
brève. Peut-être n’a­vait-il pas été admis
par les jour­na­listes comme il avait été admis par nous.

Robert
P
.: Lors­qu’il a publié dans un jour­nal d’Al­ger son premier
repor­tage, cela lui a valu des ennuis, on avait été
mécon­tent de ce qu’il avait dit sur la Kaby­lie et la misère
kabyle. Déjà cela avait très mal démarré
pour lui le jour­na­lisme. C’est ce qui explique son départ de
« Com­bat », il avait des dis­sen­ti­ments pro­fonds avec la
direc­tion, d’ailleurs Bou[r]det n’a jamais man­qué une occasion
de le signa­ler. Il ne pou­vait pas tou­jours dire ce qu’il vou­lait, il
n’é­tait pas fait pour ça du tout, d’ailleurs il le
disait lui-même. Faire un article en vitesse, ne pas revoir sa
pen­sée, ne pas être libre de dire ce qu’il vou­lait, ne
pas tra­duire exac­te­ment la véri­té, c’est une tâche
qui ne pou­vait pas lui plaire.

Il
a eu aus­si une décep­tion majeure à « L’Express» ;
il était spon­ta­né, quel­que­fois un peu enthou­siaste, il
s’é­tait embal­lé pour Men­dès. Cela a été
pour lui une chute ver­ti­cale quand il a vu com­ment se diri­geait la
poli­tique, même sous Men­dès ; ç’a été
le coup de grâce cette histoire…

Pro­pos
recueillis par Georges Navel.

La Presse Anarchiste