La Presse Anarchiste

Albert Camus aux « Groupes de Liaison Internationale »

Camus
n’est plus. Son absence crée un vide inson­dable, mais tout ce
qui se rat­tache à son sou­ve­nir nous est cher. Sans prétendre
être de ses amis intimes, j’ai eu la chance de le ren­con­trer en
1949 aux Groupes de liai­son inter­na­tio­nale et de res­ter depuis son
camarade.

En
cette année 49 il fut le meilleur et le plus actif des nôtres,
jus­qu’à ce qu’une rechute de son affec­tion pul­mo­naire l’eut
obli­gé à nous quit­ter pen­dant plu­sieurs mois.

C’é­tait
une sombre période de la seconde après-guerre où
les illu­sions de la Résis­tance s’é­taient dissipées,
où l’ombre des camps de concen­tra­tion soviétiques
attris­tait toutes nos pen­sées, où la menace d’une
nou­velle guerre mon­diale han­tait notre petit groupe.

Nous
avions vou­lu créer par des­sus les idéo­lo­gies une sorte
de com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, espé­rance bien éphémère,
dont le seul ciment fut la per­son­na­li­té d’Al­bert Camus. Venus
des divers hori­zons de la gauche non confor­miste et de plusieurs
nations, nous nous réunis­sions a une ving­taine tout au plus
dans le bureau du fidèle ami Roger Lapeyre. Nul de nous, je
pense, n’a oublié la longue sil­houette de Camus, son regard
affec­tueux et iro­nique à la fois, qui nous encou­ra­geait à
l’ac­tion et aux dis­cus­sions, sans nous duper jamais sur les limites
de notre efficacité.

Voi­ci
le pro­gramme de ces Groupes de liai­son inter­na­tio­nale, où la
plume de Camus s’ex­pri­mait je crois :

« Les
GLI se pro­posent de recréer par des­sus les frontières
des com­mu­nau­tés d’hommes qui se sentent unis par autre chose
que par les liens abs­traits de l’i­déo­lo­gie. Mais les
idéo­lo­gies sont aujourd’­hui toutes-puis­santes. Elles
rem­placent par la polé­mique la confron­ta­tion cha­leu­reuse des
opi­nions et elles exigent le mal­heur de l’in­di­vi­du jus­qu’au jour
loin­tain de leur propre triomphe. Les GLI refusent donc d’envisager
pour le moment toute action de vaste enver­gure. Ils veulent seulement
ten­ter de rem­pla­cer, chaque fois que cela sera pos­sible, le choc
aveugle des argu­ments par l’é­change d’in­for­ma­tions et les
pro­messes des idéo­lo­gies par l’aide immé­diate, et non
bureau­cra­tique, aux vic­times des sys­tèmes politiques
contemporains.

« C’est
dire que l’es­prit de ce bul­le­tin est un esprit de résistance
et qu’il a peu de chances de plaire à tout le monde. Aussi
bien, il ne s’a­git pas pour nous de plaire, mais de dire ce que nous
croyons vrai et de don­ner à ceux qui nous liront les éléments
authen­tiques d’une infor­ma­tion inter­na­tio­nale dont ils chercheraient
en vain les traces dans une presse deve­nue d’au­tant plus méprisable
qu’elle méprise davan­tage le lecteur. »

C’é­tait
à la fois limi­ter notre action et lui don­ner prise sur le
réel, sur le quo­ti­dien. Pen­dant plus d’un an, grâce
sur­tout à la pré­sence nour­ris­sante d’Al­bert Camus, nous
avons à peu près tenu nos pro­messes, mal­gré le
choc des ten­dances et des tem­pé­ra­ments les plus
contra­dic­toires, mal­gré la diver­si­té de nos origines
sociales. Nous avons publié quatre ou cinq bul­le­tins, copieux
et encore lisibles, sur l’ac­tua­li­té inter­na­tio­nale. Nous avons
pro­té­gé ou aidé sans bruit des gens menacés.
Nous avons essayé de nous com­prendre et d’é­ta­blir entre
nous une morale fra­ter­nelle et internationaliste.

La
Résis­tance, et sur­tout sa liqué­fac­tion après
1945, avait for­te­ment mar­qué Albert Camus. Il en arri­vait à
se méfier même du mot « efficacité »,
gal­vau­dé par les « réa­listes » de diverses
ten­dances, par les soi-disant com­mu­nistes et par tous les arrivistes
qui grim­paient à l’as­saut de la nou­velle assiette au beurre.
Camus vou­lait être vrai avant toute chose, l’utilité
d’une action n’é­tant que la consé­quence indi­recte de sa
por­tée morale. Sans nous mon­ter le col, nous visions haut,
par­fois trop haut. Cer­tains d’entre nous rêvaient de créer
de nou­veaux maquis sans liai­son avec aucune puis­sance tem­po­relle, ou
bien de créer une « contre-franc-maçonnerie »
où nous aurions aidé « les autres », les
humi­liés sociaux, sans jamais aider un membre de notre groupe.
Quelques-uns pro­po­sèrent aus­si de limi­ter nos ressources
per­son­nelles à un « maxi­mum », dont le dépassement
entraî­nait auto­ma­ti­que­ment la démis­sion du groupe. Ces
naï­ve­tés qui n’eurent même pas un commencement
d’ap­pli­ca­tion sur le der­nier point mar­quaient bien l’intensité
de nos pré­oc­cu­pa­tions morales dans le monde déboussolé
et cynique des deux Grands atomiseurs.

Au
cours de l’an­née 1950, Camus revint par­mi nous. Très
vite, on déci­da avec lui de « sabor­der » notre
groupe, qui avait som­bré dans des dis­cus­sions puériles
et sou­vent trop acerbes. Camus pré­co­ni­sa, à juste
titre, une bru­tale liqui­da­tion volon­taire, qui évi­ta la survie
arti­fi­cielle (et sans doute pro­vi­soire) d’une expé­rience qui
avait fait son temps et qui avait échoué. Nous nous
quit­tions amis, nous devions nous revoir et conti­nuer notre service
d’en­traide. Hélas ! pour la plu­part, la vie nous éloigna
les uns des autres. Mais j’ai trou­vé Albert Camus toujours
pré­sent pour sau­ver un être humain condam­né à
mort ou aider un exi­lé, pour défendre une cause
essen­tielle comme celle de l’Es­pagne répu­bli­caine ou de la
Hon­grie révo­lu­tion­naire. Qui le remplacera ?

Daniel
Martinet

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