La Presse Anarchiste

L’éternité à Lourmarin

[(

D’une
lettre de René Char, nous extra­yons, avec l’é­mo­tion et
la gra­ti­tude que l’on devine, la page sui­vante, généreusement
écrite à l’in­ten­tion de ce cahier.

)]

L’Isle,
le 17 avril 1960.

Cher
Jean-Paul Samson,

[…]

L’é­ter­ni­té
à Lourmarin !

Il
n’y a plus de ligne droite ni de route éclai­rée avec un
être qui nous a quit­té. Où s’étourdit
notre affec­tion ? Cerne après cerne, s’il approche c’est pour
aus­si­tôt s’en­fouir. Son visage par­fois vient s’ap­pli­quer contre
le nôtre, ne pro­dui­sant qu’un éclair gla­cé. Le
jour qui allon­geait le bon­heur entre lui et nous n’est nulle part
désor­mais, toutes les par­ties — presque exces­sives — d’une
Pré­sence se sont d’un coup dis­lo­quées. Misère de
notre vigi­lance… Pour­tant cet être sup­pri­mé se tient
dans quelque chose de rigide, de désert, d’es­sen­tiel en nous,
où nos mil­lé­naires ensemble font juste l’épaisseur
d’une pau­pière tirée.

Avec
celui que nous aimons, nous avons ces­sé de par­ler, et ce n’est
pas le silence. Qu’en est il alors ? Nous savons, ou croyons
savoir. Mais seule­ment quand le pas­sé qui signi­fie s’ouvre
pour lui livrer pas­sage. Le voi­ci à notre hau­teur, puis loin,
devant.

À
l’heure de nou­veau conte­nue où nous ques­tion­nons tout le poids
d’é­nigme, sou­dain com­mence la Dou­leur, celle de com­pa­gnon à
com­pa­gnon, que l’ar­cher cette fois, ne peut pas transpercer.

Ami­ca­le­ment
à vous.

René
Char

La Presse Anarchiste