La Presse Anarchiste

L’irremplaçable ami

[(

Nous
nous féli­ci­tons de pou­voir publier ci-des­sous le présent
article, ver­sion rema­niée de la belle page consacrée
par Robert Proix à Camus dans « Liber­té », et
de plus enri­chie in fine, à notre inten­tion, d’une par­tie du
texte que notre cama­rade a fait paraître dans le « Bulletin
des Correcteurs ».

)]

Albert
Camus « Un homme tor­tu­ré par le manque de ten­dresse dans
le monde. »

*
* *

II
nous res­tait un homme. Il nous a quit­tés. La nuit s’est faite
autour de nous.

Fran­çois
Mau­riac dit que la France a subi une grande perte. Quelle France ?
Celle de la bou­tique, de la poli­tique, de l’al­cool, de la jésuitière ?
Celle de la mul­ti­tude d’im­bé­ciles qui nous cernent de toutes
parts ? Cette France-là n’a point conscience de sa perte, car
pour elle la mort d’Al­bert Camus n’a aucune espèce
d’importance.

Mais
l’hu­ma­ni­té véri­table, elle, sait l’é­ten­due de la
perte qu’elle éprouve et quel abîme vient, en un
ins­tant, de s’ou­vrir sous nos pas.

Avant
de nous pré­va­loir de notre qua­li­té de Français,
nous qui exi­geons d’être consi­dé­rés comme
citoyens du monde, res­sen­tons, avec l’hu­ma­ni­té tout entière,
la cruau­té de l’ac­ci­dent qui nous prive d’une âme aux
dimen­sions uni­ver­selles et que rien du des­tin de l’homme ne laissait
indifférente.

Camus
savait — avec Rabe­lais — à quel point « science sans
conscience n’est que ruine de l’âme ». Notre civilisation
d’in­gé­nieurs pri­maires et de robots à moteur l’a tué.
La science sans conscience, fabri­cante de pneu­ma­tiques crevables
(l’in­cre­vable existe, dit-on?) et de pièces mécaniques
impré­cises s’est débar­ras­sée d’une intelligence
qui, trop assoif­fée de jus­tice et trop sou­cieuse de la liberté
des êtres, ne man­quait pas une occa­sion de se dres­ser contre la
mal­fai­sance des plans escla­va­gistes du monde indus­triel, contre les
atteintes à la digni­té humaine qu’un système
d’ins­ti­tu­tions avides de pro­fit accu­mule sans vergogne.

Chaque
fois qu’il s’a­gis­sait de défendre une grande cause ou de venir
au secours d’un homme, d’un groupe, d’une collectivité
per­sé­cu­tés, Albert Camus était au pre­mier rang.

Ceux
qui furent ses amis n’ou­blie­ront jamais la clar­té de son
regard, les har­mo­nieuses inflexions de sa voix, la gaie­té même
dont il ani­mait son dis­cours. Ils n’ou­blie­ront jamais son infinie
sol­li­ci­tude pour les déshé­ri­tés, les traqués
des polices tota­li­taires, les vic­times de la vin­dicte dog­ma­tique. Ils
n’ou­blie­ront jamais la sim­pli­ci­té qu’il mani­fes­tait en toute
cir­cons­tance et qui le ren­dait si par­fai­te­ment acces­sible à
tous, si accueillant, si fraternel.

De
cette socia­bi­li­té toute empreinte d’une extrême
déli­ca­tesse, cer­tains de ses inter­lo­cu­teurs s’autorisaient
pour exi­ger de lui des décla­ra­tions péremp­toires, des
opi­nions défi­ni­tives sur telle ou telle des ques­tions les plus
angois­santes nées de l’in­vrai­sem­blable chaos où se
débattent les socié­tés contem­po­raines. S’il leur
oppo­sait le silence — effet de sa pro­bi­té comme de sa
légi­time pru­dence — on ne lui par­don­nait pas. Sans doute ne
l’eût-on pas davan­tage excu­sé s’il s’é­tait plu à
pon­ti­fier ou à four­nir des com­men­taires non conformes aux vœux
de son auditoire.

Modes­te­ment,
il nous disait ses scru­pules aux heures, hélas ! trop rares où
nous eûmes l’in­com­pa­rable pri­vi­lège de nous entretenir
de nos com­muns sou­cis et d’é­chan­ger quelques réflexions
sur le monde et ses problèmes.

II
savait, d’une for­mule simple, embras­ser un vaste domaine, nous tenir
sous le charme de son voca­bu­laire exempt de redon­dances, enne­mi de
tout amphi­gou­ri, de toute expres­sion équi­voque. Il savait
écou­ter, mettre à l’aise, sur­tout lors­qu’il se trouvait
en pré­sence des caté­go­ries sociales les plus humbles.
Il détes­tait qu’on lui prê­tât des inten­tions de
« guide ». Il disait ne pou­voir pré­tendre à
ensei­gner ceux qui tra­vaillent de leurs mains alors qu’il avait tout
à apprendre d’eux-mêmes.

Mais
l’é­poque où nous sommes n’est mal­heu­reu­se­ment pas
féconde en cer­veaux de cette trempe. Elle en aurait cependant
tant besoin ! Certes, elle ne manque ni de « führers »
ni de « pas­teurs ». Mais nous avons appris (et Camus avec
nous) dans quels che­mins de tels ber­gers conduisent les peuples…

Et
le temps est reve­nu de médi­ter ces quelques lignes incluses
dans « L’Homme révol­té » : «… Le
géné­ral en chef déter­mine la poli­tique et
d’ailleurs tous les prin­ci­paux pro­blèmes d’ad­mi­nis­tra­tion. Ce
prin­cipe, irré­fu­table quant à la stra­té­gie, est
géné­ra­li­sé dans la vie civile. Un seul chef, un
seul peuple signi­fie un seul maître et des mil­lions d’esclaves.
Les inter­mé­diaires poli­tiques qui sont, dans toutes les
socié­tés, les garan­ties de la liberté,
dis­pa­raissent pour lais­ser la place à un Jého­vah botté
qui règne sur des foules silen­cieuses ou, ce qui revient au
même, hur­lant des mots d’ordre…»

Dix
années nous séparent de l’é­la­bo­ra­tion de ce
texte. Ins­pi­ré par l’his­toire des vingt années qui
l’a­vaient pré­cé­dé, il est comme la préfiguration
de ce que 1960 pro­pose de plus en plus à notre admiration…

Tant
il est vrai qu’il n’y a jamais rien de nou­veau sous le soleil. Mais
il nous est par­fois utile qu’un génie tel qu’Al­bert Camus
vienne nous l’ex­po­ser à sa manière et nous console
mal­gré tout de l’ab­sur­di­té de notre destin.

Camus,
en ce domaine, n’est pas près d’être rem­pla­cé. Et
rien en véri­té ne nous conso­le­ra de la dis­pa­ri­tion si
bru­tale de cet incom­pa­rable ami.

Robert
Proix

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