La Presse Anarchiste

Des faits

Une des revues les plus
consi­dé­rées de New York, The Cen­tu­ry (le
Siècle), nous donne la signi­fi­ca­tion de ce mot, qui nous vient
d’Amérique.

« L’a­chat de
la paix », c’est la rede­vance impo­sée par les
« poli­ti­ciens » dis­po­sant de la majorité
dans les Corps légis­la­tifs des États-Unis, aux
Com­pa­gnies, Socié­tés ou cor­po­ra­tions quelconques,
rede­vance moyen­nant laquelle ces Com­pa­gnies reçoivent
l’as­su­rance qu’au­cune loi pré­ju­di­ciable à leurs
inté­rêts finan­ciers ou pécu­niaires (strikes)
ne sera pro­po­sée ou adoptée ! ! !

On croit rêver.

Quelque pas­sion que nous
met­tions à assai­son­ner nos polé­miques d’ac­cu­sa­tions les
plus outrées, nous n’i­rions cepen­dant jamais jusqu’à
impu­ter à des adver­saires les fan­tas­tiques opérations
qui se déguisent sous cette appel­la­tion hypo­cri­te­ment imagée
et que la revue new-yor­kaise constate froi­de­ment, sans esprit de
par­ti, comme un cas de patho­lo­gie sociale.

Cette ins­ti­tu­tion a pris
nais­sance à la suite d’une loi votée, en 1891, dans
l’É­tat du Mas­sa­chu­setts et qui est singulièrement
symptomatique.

En ver­tu de cette loi,
le ques­teur du Corps légis­la­tif a l’o­bli­ga­tion de tenir deux
listes : l’une por­tant les noms des représentants
« pro­fes­sion­nels » des Comités
élec­to­raux, et l’autre, les noms des per­sonnes chargées
par des tiers — indi­vi­dus ou Socié­tés — de défendre
devant l’As­sem­blée leurs « intérêts
contre une pro­po­si­tion de loi qui leur serait contraire ».
Le ques­teur doit, de plus, prendre note, sur ces listes, des affaires
que ces per­sonnes sont appe­lées à traiter, —
celles-ci étant tenues de signer leur décla­ra­tion et de
don­ner leur domicile.

À la fin de la
ses­sion, ces deux listes sont closes, et ceux qui y sont indiqués
comme ayant recou­ru aux offices d’une des deux caté­go­ries des
inter­mé­diaires ci-des­sus sont ténus de déclarer
 — sous la foi d’un ser­ment prê­té devant le juge de
paix — les dépenses ou paye­ments qu’ils ont eu à
faire pour favo­ri­ser ou empê­cher le vote des strikes les
inté­res­sant. Celui qui se refuse à cette déclaration
est pas­sible d’une amende de 500 à 5000 francs. En 1892,
soixante-sept per­sonnes, trente-six en 1893, et vingt-trois en 1894,
ont été défé­rées, de ce chef, au
pro­cu­reur général.

L’exemple de l’État
du Mas­sa­chu­setts a été sui­vi par l’O­hio. La Californie
et la Vir­gi­nie ont, de leur côté, pris des dispositions
approchantes.

Mais dans les autres
États, et par­ti­cu­liè­re­ment dans celui de New York, ces
exemples ont eu pour seul effet d’a­me­ner les « politiciens
pro­fes­sion­nels » à trans­for­mer leur manière
d’opérer.

L’ac­tion indi­vi­duelle et
iso­lée des entre­pre­neurs d’af­faires… légis­la­tives a
fait place à l’ac­tion col­lec­tive d’une asso­cia­tion politique
occulte, diri­geant et domi­nant tout le Corps légis­la­tif. Et
voi­ci de quelle façon il est main­te­nant procédé
à ce qu’on appelle : « l’a­chat de la paix. »

Quelque temps avant les
élec­tions légis­la­tives de 1893, les démocrates,
escomp­tant d’a­vance un suc­cès qui leur parais­sait cer­tain et
leur assu­re­rait la majo­ri­té, leurs Comi­tés imaginèrent
d’of­frir à tous ceux que « l’in­tro­duc­tion de
nou­velles lois (strikes)» pou­vait atteindre dans
leurs inté­rêts pécu­niaires de ver­ser à la
caisse du par­ti une somme conve­nue, en échange de l’engagement
qu’au­cune strike ne serait entre­prise contre eux. Peu de
cor­po­ra­tions, remarque le Cen­tu­ry, échap­pèrent à
ces Fourches Caudines.

Mais il est arrivé
que — contrai­re­ment aux pré­vi­sions — les démocrates
ont été bat­tus par les répu­bli­cains. De là
des démê­lés des plus curieux. Tel président
d’une Socié­té qui avait consen­ti un ver­se­ment annuel de
75.000 francs se refu­sa à le conti­nuer, se fon­dant sur ce que,
le par­ti démo­crate n’ayant pas obte­nu la majo­ri­té, ses
chefs étaient hors d’é­tat de lui assu­rer l’immunité
et la paix qu’il avait enten­du acheter.

On crut alors que les
répu­bli­cains se feraient hon­neur de voter un pro­jet de loi qui
leur était pré­sen­té par un groupe d’indépendants
pour répri­mer « les ten­ta­tives de corruption
poli­tique » (cor­rupt prac­tices act). Ils le
rejetèrent.

Les choses en sont donc
res­tées en l’é­tat, sauf sur un point. Il est d’ores et
déjà enten­du que lorsque le résul­tat d’un
scru­tin serait dou­teux, le prix d’«achat de la paix »
serait moindre et pro­por­tion­né au plus ou moins de chances de
suc­cès de tel ou tel des par­tis en présence.

Ce sont des transactions
qui se dis­cutent et s’ef­fec­tuent presque publi­que­ment, si bien que M.
Whe­ler Peckam, juge à la Cour suprême, a pu, dans un
dis­cours, nom­mer, sans être contre­dit, une série de
Socié­tés payant annuel­le­ment 250.000 francs chacune
pour assu­rances contre les strikes.

Pour montrer
l’im­por­tance des inté­rêts liés à ce
sys­tème, le Cen­tu­ry s’est livré, à son
tour, au dénom­bre­ment des per­sonnes qui y par­ti­cipent d’une
façon notoire, et il en est résul­té un total de
2126 Socié­tés, banques ou autres, dont les…
contri­bu­tions repré­sentent la somme de 1.890.000 francs, et
dont le clas­se­ment peut être fait ain­si que suit :

  • Com­pa­gnies
    d’as­su­rances… 170
  • Banques d’É­tat…
    32
  • Caisses d’é­pargne…
    25
  • Com­pa­gnies de che­mins de
    fer… 26
  • Com­pa­gnies de
    fer­ry-boats… 21
  • Com­pa­gnies de navigation
    à vapeur étran­gères… 37
  • Com­pa­gnies de navigation
    à vapeur amé­ri­caines… 24

Ce n’est pas seule­ment à
New York qu’une sorte de camor­ra poli­tique, administrativement
orga­ni­sée, exerce ces dépré­da­tions. C’est aussi
dans le Mary­land et en Pensylvanie.

« D’autres
États — dit le Cen­tu­ry — ne tar­de­ront pas à
suivre l’exemple, esti­mant qu’il n’est pos­sible d’in­fluen­cer les
déci­sions et le vote du Corps légis­la­tif qu’en raison
de l’argent dépen­sé pour le faire élire. »

Cet apoph­tegme n’est-il
qu’américain ?

Fabrice (Figa­ro, 10 mai 1895)

La Presse Anarchiste