La Presse Anarchiste

Le fétichisme de la loi

Sous ce titre, le Figa­ro
du 28 mai publiait un entre­fi­let, ten­dant à démontrer
qu’il y a « des lois justes ! et des lois
injustes ». Cela, pour jus­ti­fier l’at­ti­tude du clergé
qui se cabre lorsque, par taqui­ne­rie ou pour cha­touiller l’opinion
publique, on fait sem­blant de vou­loir le faire ren­trer dans le
trou­peau des justiciables.

Après avoir
énu­mé­ré les lois de Cal­vin, de Robes­pierre qui,
selon lui, sont plus injustes que les autres, notre confrère
ter­mine ainsi :

« La
conscience indi­vi­duelle est faite pré­ci­sé­ment pour
dis­tin­guer entre les lois sages et les lois injustes. On peut le
consta­ter sans faire appel à la révolte, et hâter
ain­si léga­le­ment l’heure où les lois injustes tomberont
sous l’ef­fort de l’opinion. »

Il serait curieux de
recher­cher, dans la col­lec­tion de notre confrère, lorsqu’il
s’a­gis­sait de faire la chasse aux anar­chistes, et de lui remettre
sous les yeux les appels qu’il fit à la répression
légale, ses tar­tines sur la néces­si­té de faire
res­pec­ter les lois, et de les appli­quer « avec fermeté »
à ceux dont il s’a­gis­sait de se débar­ras­ser. Nous y
ferions, sans doute, des trou­vailles curieuses qui prou­ve­raient qu’au
Figa­ro on varie d’o­pi­nion sur les lois, selon qu’elles
pro­tègent ou qu’elles froissent leurs amis.

Nous ne ferons pas cette
niche, trop facile, à notre confrère. N’est-ce pas le
propre des léga­listes les plus outrés de gueu­ler comme
des putois lorsque la loi les écorche, de ne jamais la trouver
assez féroce lors­qu’il s’a­git de réduire des ennemis ?

Et cela s’ex­plique du
reste, c’est que les lois sont tout ce qu’il y a de plus arbitraire
au monde. Elles résument l’es­prit d’un moment, les aspirations
d’un par­ti, l’o­pi­nion moyenne d’une nation, mais, étant faites
par des hommes, elles par­ti­cipent de leurs pas­sions, de leurs
défauts, de leurs qua­li­tés, si ceux qui les ont faites
étaient sin­cères ; elles peuvent bien satisfaire
ceux qui par­tagent la manière de voir de ceux qui les ont
fabri­quées, mais elles en froissent bien davantage.

Pour qu’elle emportât
l’ap­pro­ba­tion una­nime, il fau­drait que cette loi fût d’une
per­fec­tion qui n’est pas de ce monde. Mais alors elle n’au­rait pas
besoin d’être codi­fiée, sa sanc­tion serait dans sa
jus­tice même ; on n’é­rige en lois que ce qui trouve
de la résis­tance de la part d’une par­tie assez impor­tante de
la popu­la­tion. Les lois « les plus sages »
trou­ve­ront tou­jours des détrac­teurs, — quand ce ne serait
que par­mi ceux qui ne voient dans le Code qu’un rem­part pour protéger
leur rapa­ci­té et leur oisi­ve­té contre les réclamations
de leurs serfs. D’autre part, aus­si, les lois les plus injustes
trou­ve­ront des défen­seurs, parce qu’elles n’ont été
faites que pour défendre des pri­vi­lèges, empêcher
des réclamations.

Ceux qui font les lois
ou sont char­gés de les appli­quer, ont rai­son de ne pas
souf­frir qu’on les dis­cute. Basée sur l’ar­bi­traire, la loi,
c’est comme la foi, la dis­cus­sion c’est sa ruine, et le Figa­ro,
quoi qu’il en dise, fait œuvre de révo­lu­tion­naire en voulant
sou­mettre la loi au contrôle de la conscience individuelle.

O

Il y a long­temps déjà
que les anar­chistes ont éta­bli que la loi n’est que la raison
du plus fort, un ins­tru­ment, aux mains de ceux qui détiennent
le pou­voir, pour légi­ti­mer, aux yeux des imbé­ciles, les
écarts de leur outre­cui­dance, les mesures de précaution
qu’ils prennent en vue de défendre leurs privilèges,
ceux de leurs sou­te­neurs et sou­te­nus. C’est ce que reconnaît
impli­ci­te­ment la note du Figa­ro.

Der­niè­re­ment, un
jour­nal avait fait le dénom­bre­ment des lois exis­tantes. Cela
se monte, autant que je puis me le rap­pe­ler, à plus de deux
cent mille ! Il y en a de tous les pou­voirs qui nous ont régis :
de la Conven­tion, du Par­le­ment Crou­pion, de la Chambre des pairs, de
l’Em­pire et de la royau­té de Louis-Phi­lippe , et aus­si de
Louis IX et de Fran­çois Ier.

Chaque par­ti, avant
d’ar­ri­ver au pou­voir, débla­té­rait contre les lois qui
l’op­pri­maient. Elles étaient injustes ! arbitraires,
iniques ! etc. Une fois ins­tal­lé au pou­voir, elles
deve­naient excel­lentes et il s’en ser­vait sans ver­gogne contre ceux
qui les lui appli­quaient la veille. L’op­tique variait avec le
chan­ge­ment de situation.

Non content de se servir
des lois exis­tantes, chaque pou­voir prend à tâche d’en
aug­men­ter l’ar­se­nal. On se rap­pelle les dia­tribes des républicains
contre la loi dite de sûre­té géné­rale de
l’empire ? Ils ont trou­vé le moyen de le dépasser
en votant les lois que cer­tains ont appe­lées « scélérates »
 — ce qui était une super­fé­ta­tion — et qui fait, de
la déla­tion, même au sein de la famille, une obligation
sous peine de prison !

O

Certes, la force ne
serait pas tou­jours suf­fi­sante pour assu­rer le res­pect de la loi.
L’his­toire nous apporte nombre d’exemples où il a suf­fi à
l’au­to­ri­té de vou­loir appli­quer des lois plus détestées,
sinon plus absurdes que les autres, pour ameu­ter l’o­pi­nion publique
et contri­buer à faire balayer le pou­voir qui les avait
édic­tées. Le secours que la force apporte à la
loi ne peut être que tem­po­raire, comme tout ce qui s’ap­puie sur
la force ; cette der­nière n’a qu’une valeur rela­tive, et
si, par­fois, presque tou­jours jus­qu’à pré­sent, elle se
trouve du côté des oppres­seurs, il arrive aus­si, par
inter­mit­tence, que les oppri­més la trouvent de leur côté
lors­qu’ils reprennent conscience de leur digni­té et de leurs
droits.

Aus­si, pour faire
accep­ter la loi, en plus de la force bru­tale, il a fal­lu la revêtir
d’une cer­taine force morale qui la fît accep­ter du plus grand
nombre comme une néces­si­té sociale, par­fois gênante,
mais utile au bien-être géné­ral, et l’habileté
des gou­ver­nants fut de la pré­sen­ter ain­si. Cela nous explique
tout l’ap­pa­reil théâ­tral dont on l’en­ve­lop­pa jadis,
toute cette mise en scène, toute cette mas­ca­rade, si ridicules
aujourd’­hui pour ceux qui réflé­chissent, mais que les
gou­ver­nants tiennent à conser­ver, car la mise en scène
a tou­jours le don d’é­pa­ter les imbé­ciles et de les
influencer.

Jadis, l’autorité
se pré­ten­dait une éma­na­tion de Dieu ! Les
déten­teurs du pou­voir étaient, sur la terre, les
repré­sen­tants de la majes­té divine, leur volonté
devait être res­pec­tée à l’é­gal des décrets
pro­vi­den­tiels. Dieu étant infaillible, ses délégués
par­ta­geaient son omni­science et son omni­po­tence. Dis­cu­ter leurs
ordres. était un sacri­lège ; aus­si, aux temps de
foi, l’au­to­ri­té était-elle autant res­pec­tée que
crainte, sans que les pires tur­pi­tudes qu’elle com­met­tait semblassent
por­ter atteinte à son prestige.

Mais l’évolution
humaine accom­plis­sait, len­te­ment, insen­si­ble­ment, mais sûrement
son tra­vail de cri­tique. La Divi­ni­té fut mise en doute, et, du
coup, la légi­ti­mi­té de l’au­to­ri­té, en tant
qu’es­sence divine, som­bra sous la cri­tique. Le résul­tat fut la
chute de la royau­té de droit divin, l’a­vè­ne­ment au
pou­voir de la classe moyenne, la bourgeoisie.

Celle-ci, en
s’ins­tal­lant au pou­voir, appor­tait, pour s’y conso­li­der, une théorie
nou­velle sur l’au­to­ri­té. L’en­ti­té-Dieu ayant per­du de
son poids, on créa l’en­ti­té-nation, qui devait, par la
suite, se trans­for­mer en l’en­ti­té-socié­té. La
loi ne fut plus de volon­té divine, mais volonté
natio­nale. Pour don­ner à la force maté­rielle, dont elle
venait de s’emparer, la force morale sans laquelle il n’est pas de
durée, la bour­geoi­sie invo­qua la volon­té de tous, pour
coer­ci­ser la volon­té individuelle.

Le Par­le­ment royal qui,
lui aus­si, avait tou­jours cher­ché à étendre ses
pré­ro­ga­tives en empié­tant sur celles de l’autorité
royale, était une machine excel­lente, toute trouvée,
pour deve­nir le cler­gé de la nou­velle reli­gion. On l’épura,
il fut plus étroi­te­ment rat­ta­ché à l’État ;
on rogna son indé­pen­dance. Payé par l’État,
recru­té par l’É­tat, il fut com­plè­te­ment asservi,
mais, pour son cré­dit, il fal­lait sau­ver les appa­rences, et
lui don­ner un sem­blant de liber­té : on décréta
les magis­trats inamo­vibles ! Seule­ment, comme l’avancement
dépen­dait tou­jours du maître, on juge de ce que pouvait
valoir cette pseudo-indépendance.

O

Tant que l’on a cru à
la légi­ti­mi­té de la loi des majo­ri­tés, aux
néces­si­tés sociales pri­mant les nécessités
indi­vi­duelles, les lois que la bour­geoi­sie uti­li­sa ou fit décréter,
dans son inté­rêt, furent subies par la masse. Si l’on
mur­mu­rait lors­qu’elles pesaient trop sur l’in­di­vi­du, on les excusait
en invo­quant l’in­té­rêt géné­ral, et la
« Volon­té Natio­nale » remplaça
avan­ta­geu­se­ment la « Volon­té Divine »
comme moyen de gouvernement.

La magis­tra­ture devint
un pou­voir for­mi­dable ; ce fut elle qui recueillit la succession
de l’au­to­ri­té de droit divin déca­pi­tée sur la
place de la Révo­lu­tion ; elle dis­po­sa, à son gré,
de la vie et de la liber­té des citoyens, n’ayant à en
rendre compte qu’à elle-même. Les lettres de cachet de
l’an­cien régime furent avan­ta­geu­se­ment rem­pla­cées par
le « man­dat d’a­me­ner» ; avec cette
dif­fé­rence que la lettre de cachet ne s’appliquait,
géné­ra­le­ment, qu’aux per­sonnes influentes, et que le
« man­dat d’a­me­ner » ne se décerne que
contre la plèbe, que, moins on est influent, plus dure­ment on
en subit les effets. Le der­nier des robins est deve­nu l’égal
des anciens poten­tats, sa signa­ture appo­sée au bas d’un
impri­mé suf­fit pour plon­ger, dans une cel­lule, qui lui
déplaît, pour la durée qu’il lui plaît.

La Révo­lu­tion de
89 dépla­ça le pou­voir, mais se gar­da bien d’y porter
atteinte. Ceux qui se trou­vaient au milieu furent placés
des­sus, mais ceux qui étaient des­sous y res­tèrent et la
machine conti­nua à les broyer sans qu’ils pussent y apercevoir
aucun chan­ge­ment, si ce n’est dans la forme et les formules.

Ce serait, en effet,
trop dire que d’a­van­cer qu’il n’y eut aucun chan­ge­ment. Au lieu
d’in­vo­quer la volon­té royale et son bon plai­sir, on par­la « au
nom du peuple ». Pour les châ­tier, pour les plier à
l’o­béis­sance, on ne les fit plus age­nouiller devant le roi,
devant le prêtre, devant le sei­gneur, per­son­nages bien
tan­gibles, ce fut devant des enti­tés qu’on les prosterna :
« La Sou­ve­rai­ne­té Nationale » !
« La Loi » ! On fit croire aux individus
que leur bien-être, leur sécu­ri­té, le bon ordre
social dépen­daient de l’ab­né­ga­tion de tous, de
l’ef­fa­ce­ment de l’in­di­vi­dua­li­té devant la volonté
géné­rale ! ou soi-disant telle, — et le peuple
igno­rant se cour­ba devant ses nou­veaux maîtres, comme il
l’a­vait fait devant les anciens.

O

Mais, en tra­vaillant à
saper l’o­ri­gine divine de l’au­to­ri­té, la bour­geoi­sie lui avait
por­té un coup funeste. Du jour où l’on commença
à la dis­cu­ter, l’o­béis­sance fut plus appa­rente que
réelle, le res­pect de l’au­to­ri­té était atteint
dans ses par­ties vitales. Le replâ­trage qu’en fit la
bour­geoi­sie ne pou­vait, bien long­temps, trom­per personne.

La phy­sique enseigne que
la chute des corps s’ac­cé­lère au fur et à mesure
qu’ils se rap­prochent du centre de la terre, la vitesse se
mul­ti­pliant par elle-même. Il en est de même des progrès
de l’é­vo­lu­tion humaine. Plus un cer­veau a de points de
concor­dance de ses facul­tés internes avec des relations
externes, plus il est à même d’en acqué­rir de
nou­velles, et plus se fait vite cette adap­ta­tion de ses conquêtes
nou­velles. Il a fal­lu des mil­liers d’an­nées pour mettre bas
l’au­to­ri­té du sabre, l’au­to­ri­té de droit divin qui
s’é­tayaient l’une l’autre, un siècle a suf­fit pour
lézar­der l’au­to­ri­té du nombre et de l’ar­gy­ro­cra­tie. À
l’heure actuelle, elle n’est plus res­pec­tée ; ceux qui la
détiennent n’y croient même pas, la cein­ture qu’elle a
vou­lu mettre autour de l’in­di­vi­du craque de toutes parts, ses dogmes
s’ef­fritent sous les mains de ceux qui veulent les ana­ly­ser ; à
l’heure actuelle, il n’y a plus que la force bru­tale qui la
main­tient, sa chute défi­ni­tive n’est plus qu’une ques­tion de
secondes dans la chro­no­lo­gie de l’é­vo­lu­tion humaine.

C’est pour­quoi le
Figa­ro, en tant que défen­seur des privilégiés,
a tort de décla­rer que la conscience indi­vi­duelle est
au-des­sus des lois. Pour un par­ti­san de la léga­li­té, il
n’y a, il ne peut y avoir de lois injustes ! La loi est sacrée,
la loi est juste, la loi est sage, par le fait qu’elle est la loi.
C’est faire acte de révolte que vou­loir la dis­cu­ter, c’est le
com­men­ce­ment de l’in­su­bor­di­na­tion. Tout ordre dis­cu­té n’est
qu’à moi­tié exé­cu­té ; il n’y aurait
plus aucune loi d’ap­pli­cable du jour où chaque individu
vou­drait la rai­son­ner selon sa propre conception.

Il n’y a pas de loi qui,
par le fait est la loi, ne blesse quel­qu’un dans son individualité,
ses sen­ti­ments ou son auto­no­mie. C’est deman­der plus qu’un acte de
foi, de la part des indi­vi­dus qu’elle blesse, de s’y plier, même
lors­qu’ils la recon­naissent injuste. C’est le Cre­do quia absurdum
de saint Augus­tin. Les faibles et les timo­rés peuvent s’y
plier, mais les forts et les dignes refu­se­ront tou­jours de se plier
doci­le­ment à ce que leur rai­son réprouve.

C’est alors que l’on est
for­cé de faire inter­ve­nir toutes les forces sociales pour
assu­rer la sanc­tion des lois, ce qui prouve que nous avons rai­son de
dire que la loi n’est que la rai­son du plus fort, et ce qu’avoue
impli­ci­te­ment l’en­tre­fi­let du Figa­ro.

Jean Grave

La Presse Anarchiste