La Presse Anarchiste

Mouvement social

PARIS. — Dimanche
der­nier, notre col­la­bo­ra­teur V. Bar­ru­cand a don­né la
confé­rence annon­cée sur le Pain gra­tuit. Notre
cama­rade a trai­té avec convic­tion et talent son sujet, qu’il a
déjà, du reste, déve­lop­pé dans deux
articles de la Revue Blanche.

Nous ne vou­drions pas
trop jeter d’eau sur le feu des enthou­siasmes, mais nous ne pouvons
nous empê­cher de faire quelques réserves sur cette
réforme qui, selon notre ami, pour­ra se trans­for­mer en arme de
guerre contre la société.

Bar­ru­cand se défend
de faire appel à la légis­la­tion, à
l’in­ter­ven­tion de l’É­tat, mais, qu’il le veuille ou non, si
cette réforme était prise en considération,
for­cé­ment elle néces­si­te­rait une législation
nou­velle. Ce pain que l’on don­ne­rait gra­tuit, il fau­drait des impôts
pour le payer, et comme le riche a tou­jours moyen de faire payer, à
ceux qu’il exploite, les impôts dont il fait l’a­vance, nous ne
voyons pas. trop ce que le tra­vailleur y gagne­rait. — Une
aug­men­ta­tion de l’in­gé­rence de l’É­tat ! — Ce
n’est pas ce que nous, anar­chistes, désirons.

Bar­ru­cand, il est vrai,
parle d’en faire une œuvre de soli­da­ri­té et de trou­ver, dans
des sous­crip­tions volon­taires, l’argent néces­saire à
l’é­ta­blis­se­ment du pain pour tous. Mais, si nous par­ve­nions à
ame­ner les bour­geois à com­prendre que tout le monde a le droit
de man­ger, il ne serait pas plus. dif­fi­cile de leur faire comprendre
qu’a­vec le pain, il faut le vête­ment, le loge­ment, le beurre et
le reste ; qu’à côté des besoins matériels,
il y a les besoins moraux et intel­lec­tuels. Pour­quoi, alors,
rape­tis­ser à plai­sir nos reven­di­ca­tions ? Cela n’est
utile qu’aux cou­reurs de plates-formes élec­to­rales. Libre aux
indi­vi­dua­li­tés de se pas­sion­ner pour une davan­tage que pour
d’autres. Mais nous, en tant qu’a­nar­chistes, nous ne les séparons
pas l’une de l’autre.

Vin­dex

O

On lit dans la Jus­tice
du 14 juin :

« On n’a pas
oublié les faits qui se sont pas­sés, il y a aujourd’hui
huit jours, à Avesnes-lès-Aubert.

« Des
délé­gués des ouvriers tis­seurs se présentaient
chez un patron, M. Nico­las Moreau, pour lui sou­mettre le tarif
éla­bo­ré par les chambres syn­di­cales. En homme qui
connaît la dis­tance qui sépare l’employeur des employés,
M. Moreau — Nico­las — mit les délé­gués à
la porte en les trai­tant de lâches et de fainéants.
Accueilli par les huées de la foule, le sieur Moreau fit
fer­mer les grilles de son éta­blis­se­ment, et, rassuré
par cette bar­rière pro­tec­trice, ramas­sa cou­ra­geu­se­ment une
pierre qu’il lan­ça sur un enfant. La foule, en voyant l’enfant
bles­sé, ripos­ta, et une grêle de cailloux s’a­bat­tit sur
la maison.

« M. Moreau
s’ar­ma alors d’un revol­ver, qu’il pré­tend avoir déchargé
en l’air, tan­dis que son fils Anthime pre­nait une cara­bine Flo­bert et
tirait sur les assis­tants deux coups char­gés à plomb.
Plu­sieurs per­sonnes furent bles­sées, notam­ment deux jeunes
filles de seize ans et une de dix-huit., un jeune gar­çon de
qua­torze ans, et un ouvrier âgé de qua­rante-huit ans. Il
y avait là sept cents ouvriers, qui étaient venus
escor­ter les délé­gués. Ils pou­vaient mettre à
sac la mai­son des deux Moreau, tirer de san­glantes représailles
de leur agres­sion. Ils s’é­loi­gnèrent sage­ment, laissant
à la jus­tice le soin de tirer la morale de l’incident.

« Elle vient
de rendre son arrêt. M. Moreau — Anthime a été
condam­né à cent francs d’a­mende avec appli­ca­tion de la
loi Bérenger.

« Il faut
savoir gré aux juges de Cam­brai de n’a­voir pas pour­sui­vi les
jeunes filles, l’en­fant et. l’ou­vrier bles­sés, et de ne leur
avoir pas octroyé plu­sieurs semaines de pri­son. C’est la
ration ordi­naire qu’on accorde, en cas de troubles, aux étudiants
et aux ouvriers arrê­tés pour avoir reçu les coups
de casse-tête ou les ren­fon­ce­ments dis­tri­bués par les
agents. Le tri­bu­nal pou­vait, par sur­croît, adres­ser des
féli­ci­ta­tions aux deux Moreau, comme firent les magistrats
ver­saillais en acquit­tant le garde de Meu­don, qui avait assassiné
le sourd-muet Lecomte. Déci­dé­ment, il faut don­ner un
bon point aux juges de Cambrai. »

O

BORDEAUX — Un groupe
d’ou­vriers ayant vou­lu prendre part à l’Ex­po­si­tion de
Bor­deaux, char­gea l’un de ses membres d’y ins­tal­ler une bibliothèque
des­ti­née à rece­voir les objets à exposer.
Celui-ci choi­sit par­mi les places dis­po­nibles celle qui lui parut la
plus favo­rable et y fixa le meuble en ques­tion. Quel ne fut pas son
éton­ne­ment, le len­de­main, à son arri­vée, de
trou­ver la biblio­thèque arra­chée (non-pas déplacée,
mais arra­chée vio­lem­ment) et en par­tie démo­lie ? À
sa place s’é­ta­lait un tableau appar­te­nant à une grande
socié­té finan­cière de Paris. Les réclamations
de l’ou­vrier ne furent pas écou­tées, mais on daigna
tou­te­fois lui concé­der une autre place, d’où il fut
encore chas­sé. En pré­sence de ces abus de force brutale
et jugeant la résis­tance inutile, il ne se représenta
plus. « La rai­son du plus fort est tou­jours la
meilleure. »

O

BIRIBI. — Dans ses
numé­ros du 31 mai et du 7 juin, l’In­tran­si­geant
signale, avec docu­ments et attes­ta­tions à l’ap­pui, les
cruau­tés inouïes dont sont vic­times les
« dis­ci­pli­naires » en Afrique. On ne saurait
trop faire d’a­gi­ta­tion autour de pareilles atro­ci­tés et il est
du devoir de tout homme de cœur de s’é­le­ver publiquement
contre ces scènes sans nom qui révol­te­raient le
can­ni­bale le plus féroce. Non qu’il y ait, hélas!,
à en espé­rer la sup­pres­sion. Ces faits sont la
consé­quence inévi­table de l’au­to­ri­té illimitée
que la dis­ci­pline mili­taire confère sur ses subordonnés
à tout sou­dard dont la manche est ornée d’un galon. Que
le ministre de la guerre soit inter­pel­lé à ce sujet, il
fera celui qui ignore, pro­met­tra une enquête, voire même
une répres­sion sévère, mais, pour l’hon­neur du
dra­peau et du prin­cipe de la hié­rar­chie, plaidera
l’exa­gé­ra­tion, insi­nue­ra que ces révélations
sont le fait de ven­geances ou de ran­cunes per­son­nelles ; les
dépu­tés, qui, au fond, s’en fichent, vote­ront un ordre
du jour de confiance et l’on conti­nue­ra à assas­si­ner là-bas
des mal­heu­reux dont le tort prin­ci­pal est de n’a­voir su com­prendre la
gran­deur de l’es­prit d’ab­né­ga­tion pous­sé jusqu’à
l’o­béis­sance pas­sive. Mais, au moins, le public sera éclairé,
des mères de famille sau­ront à quel régime sont
sou­mis leurs fils, et les imbé­ciles qui se pros­ternent devant
le dieu Patrie, appren­dront quels sacri­fices humains sont perpétrés
au nom de leur divi­ni­té révérée.
Peut-être leur fer­veur en sera-t-elle quelque peu refroidie !

L’In­tran­si­geant
raconte l’his­toire du sol­dat Cailleux, qui, pour un paque­tage mal
fait, fut atta­ché à la cra­pau­dine, puis frap­pé à
coups de nerf de bœuf par le ser­gent Pia­nel­li et demeu­ra une heure
dans cette posi­tion. Cet homme, qui déser­ta la nuit suivante
(on le com­pren­drait à moins), fut condam­né à dix
ans de réclusion.

C’est ensuite le nommé
Rey, qui, lié à la cra­pau­dine, fut expo­sé au
soleil pen­dant une jour­née entière. Il en devint fou.
Ensuite, un nom­mé Lar­din est frap­pé par son caporal :
il lui rend un coup de poing et est condam­né à cinq ans
de tra­vaux publics. C’est le nom­mé Stahl, qui, atteint des
fièvres palu­déennes, est contraint par ses supérieurs
à traî­ner une brouette jus­qu’à 6 heures du soir ;
à 9 heures, il expi­rait. Et ain­si de suite ! Il n’y a
qu’à se bais­ser pour en prendre.

À ces faits nous
en ajou­te­rons d’autres dont nous garan­tis­sons l’authenticité
absolue :

Le ser­gent Thomas,
ancien sou­te­neur à Tou­louse, pour­vu d’un casier judi­ciaire sur
lequel figurent 7 ou 8 condam­na­tions, traite ses subordonnés
de « for­bans » et de « crapules ».
C’est à lui que le com­man­dant Schmi­te­lin dit : « Je
vous aban­donne ces hommes, vous pou­vez en faire ce que vous
vou­drez. » Ce qu’il en fit se devine par le récit
des faits que l’on connaît. Ce ser­gent Tho­mas, renommé
au 3e bataillon d’A­frique pour sa férocité,
eut une fin digne de lui. Envoyé au Daho­mey, il fut un jour,
par hasard, puni de quinze jours de pri­son pour avoir outrepassé
la mesure per­mise même en Afrique, en bru­ta­li­sant un homme.
Furieux, autant que sur­pris, d’a­voir été puni pour un
pareil motif, il eut un accès de rage tel qu’il en mourut.

Voi­ci quelques faits. En
sep­tembre 1892, le dis­ci­pli­naire Cha­zot, gra­ve­ment malade, est
conduit à l’hô­pi­tal par un capo­ral ; la conduite se
fait à la matraque, comme il convient à des malades de
cet aca­bit : Cha­zot tombe d’é­pui­se­ment en arri­vant à
la grille de l’hô­pi­tal ; le gra­dé qui l’accompagne
le relève en lui criant : « Allons !
marche, cha­rogne ! » Cha­zot expire en arri­vant à
l’hô­pi­tal… Épi­logue signi­fi­ca­tif à cette
his­toire : le capo­ral est nom­mé ser­gent le mois
sui­vant… En récom­pense de son zèle, sans doute ?

En février 1893,
le dimanche gras, les dis­ci­pli­naires Dubrulle, de la 3e,
et Frévent, de la 4e com­pa­gnie, tombent
d’i­na­ni­tion. Le méde­cin major les envoie à l’hôpital.
Frévent meurt de faim à 8 heures du soir, et
Dubrulle, le lun­di, à 4 heures du matin. Ce der­nier portait
sur l’oeil gauche la marque hor­rible d’un coup de poing qui lui avait
été por­té par le capo­ral Belin, de la 5e
compagnie.

En veut-on encore ?
Voi­ci l’his­toire du mal­heu­reux Hen­riette, qui, dans le cou­rant de
l’an­née 1892, reste à la barre — les pieds liés
à une barre de bois et vêtu d’un cale­çon et d’une
che­mise, — pen­dant cent onze jours et est sou­mis à un jeûne
rigou­reux pen­dant six jours. Il en sor­tit avec les pieds gelés.
Contraint, mal­gré cette situa­tion, de tra­vailler, il fut
tra­duit au conseil de guerre et condam­né à deux ans de
pri­son pour refus d’o­béis­sance. Durant sa prévention,
on l’a­vait mis en cel­lule, Mais en pré­sence de son état
de san­té, on est for­cé de le por­ter à l’hôpital.
Le der­nier jour qu’il est au kef, dans le maga­sin d’ha­bille­ment de la
3e com­pa­gnie où on lui donne une tenue pour se
pré­sen­ter au conseil de guerre à Tunis, cre­vant de
faim, il implore du capo­ral Ulput un mor­ceau de pain, réduit
pour l’ob­te­nir, à pro­mettre à ce gra­dé certaines
faveurs qu’on ne peut spé­ci­fier autrement.

Voi­là des faits,
il en est d’autres que nous conte­rons par la suite. Assez éloquents
par eux-mêmes, ils n’ont besoin d’être sui­vis d’aucun
commentaire.

André Girard

La Presse Anarchiste