La Presse Anarchiste

Billet à Ursule

Pourquoi,
deman­derez-vous, chère Ursule, ai-je choisi de vous adresser
nom­i­nale­ment ces brèves remarques ?

Sans
doute pou­vais-je imag­in­er qu’elles retiendraient votre attention,
si j’en crois l’intérêt que vous avez porté
lors de nos derniers entre­tiens sous votre toit, aux thèmes
sur lesquels je vais, un peu à bâtons rom­pus, revenir
ici, faute, n’étant plus auprès de vous, de le
pou­voir faire oralement.

Mais
il y a autre chose.

Notre
com­mun ami J. P. S., le respon­s­able des présents cahiers,
m’avouait tout con­trit, la dernière fois qu’afin de me
ren­dre vis­ite il avait quit­té pour quelques jours votre bonne
ville, qui est aus­si sa rési­dence, un oubli qui n’a pas
cessé de lui causer des remords.

C’était
au moment de cette ren­con­tre inter­na­tionale Est-Ouest tentée
l’automne dernier à Zurich, et dont les let­tres de Silone
vous auront ici même apporté l’écho — dont le
moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas très
encourageant…

Donc,
à ce que m’a con­té notre ami, cer­tain soir d’une
des journées de
cette ten­ta­tive
coex­is­ten­tial­iste, il pilota deux des « congressiste »,
un Français
et un Yougoslave, dans le cen­tre de
la vieille ville, leur mon­trant cette
étroite
ruelle qui porte le nom de Spiegel­gasse, et qui peut compter au
nom­bre
des voies d’Europe les plus vénérables
puisque, sur une longueur de quelques
cen­taines de
mètres, on y ren­con­tre, out­re le bistrot qui a succédé
au Cabaret
Voltaire où Dada vit le jour, une
mai­son qui accueil­lit Goethe, puis, un peu
plus loin, la
mai­son mor­tu­aire de Büch­n­er, qui fait par­tie du même pâté
que
celle de Lénine, et qu’enfin, juste au débouché
de la ruelle, on se trou­ve en
face de l’antique édifice
de l’« Ein­tra­cht », où Trotzky,
maintes fois, harangua
les foules. Goethe, Büchner,
Lénine, Trotzky et même Dada, puis aus­si, sur le

boule­vard tout proche, la mai­son où logea — une plaque
l’indique — je ne sais
plus quel héros de
l’indépendance serbe, et qu’il ne fal­lait naturellement
pas
man­quer de sig­naler à l’hôte de passage
venu de Yougoslavie — tout cela,
sans doute, faisait
beau­coup de sou­venirs illus­tres rassem­blés sur un bien petit

espace, et c’est ce qui explique — apparem­ment que le guide
de nos deux
pèlerins, dérouté lui-même
par tant de présences évo­quées, ait tout à
fait
omis — bien qu’ils pas­sas­sent devant ! et
depuis, m’a‑t-il con­fié, il lui arrive
d’en rougir
encore — de leur mon­tr­er égale­ment la mai­son de ce Gottfried

Keller qui n’est pas seule­ment le plus grand écrivain de
la cité, mais encore, avec le Berli­nois Fontane, l’un des
peut-être deux seuls véri­ta­bles prosateurs
(l’éblouissant Niet­zsche, évidem­ment, se classe à
part) des let­tres alle­man­des
au 19e siè­cle, par-dessus
le marché grand démoc­rate quar­ante-huitard, et, en

tant qu’écrivain, admiré par Niet­zsche et par
Gide.

Or,
vous le savez, vous qui avez lu et relu Keller, l’un de ses plus
beaux réc­its porte votre nom : Ursu­la
. Curieuse
étude presque clin­ique (mais où le libre-penseur qui
l’a écrite laisse cepen­dant paraître une respectueuse
sym­pa­thie) d’une de ces âmes naïves qui croient avoir
trou­vé réponse à tout dans telle ou telle des
sectes dont four­mille cette terre éminem­ment protestante…

« Quel
rap­port avec moi ? » vous entends-je d’ici vous
écrier.

Le
nom seule­ment, chère amie, et que, vous l’avez déjà
com­pris main­tenant, j’ai, puisqu’il est aus­si le vôtre,
osé, m’adressant à vous, met­tre en tête de ces
lignes. Pas seule­ment pour calmer un peu la con­science de notre ami,
mais encore, mais surtout en signe de mod­este réparation
envers l’auteur d’
Ursu­la comme de tant d’autres
admirables réc­its et de l’étonnant
Hen­ri le Vert.

Quels
sont donc, amie, les sujets de nos anciens entre­tiens sur lesquels,
comme je vous l’annonçais, j’entreprends de revenir ?
Il y en a au moins deux.

Tout
d’abord, votre bête noire : ce Brecht dont le théâtre
est en ce moment la coqueluche de Paris et de Lon­dres, après
l’avoir été du Berlin d’avant Hitler et, pen­dant le
triste règne de ce dément, de vos com­pa­tri­otes. C’est
un genre d’engouement que je ne com­prends pas plus que vous. Bien
sûr, Brecht est un remar­quable fab­ri­cant et l’on conçoit
qu’il ait flat­té le goût du tape‑à–l’œil de
l’ancien Berlin, auquel le Paris actuel (et apparem­ment Londres
aus­si) ressem­ble si étrange­ment. Mais que tant de gens avertis
pren­nent cela pour de la créa­tion, de la poésie et,
par-dessus le marché, pour de la pen­sée libre, alors
que tout y sent à plein nez l’esprit de com­pro­mis­sion de
l’un des plus lam­en­ta­bles thu­riféraires du stal­in­isme, voilà
qui dépasse l’entendement. Les pre­mières poésies
de ce nihiliste néo-baroque et le par­o­dique noir de
l’Opéra
de Quat’ Sous avaient peut-être quelque chose
d’authentique — mais depuis… Au fait, c’est peut-être
nous, chère Ursule, qui com­met­tons l’erreur d’attendre que
les artistes, par les temps qui courent, fassent de l’art, et pas
des truquages. Le besoin d’authenticité, ça devient
telle­ment vieux jeu, n’est-ce pas ? C’est ce que je me
dis­ais, il n’y a pas longtemps, et tout de suite j’ai songé
à vous sig­naler la chose, en lisant dans
Preuves (n°
de mai) l’essai de votre com­pa­tri­ote Her­bert Lüthy,
Bert
Brecht et l’arrière-garde de gauche. Notez bien que je ne
m’en prends pas à Lüthy, dont c’est assurément
l’un des meilleurs arti­cles, et ce n’est pas peu dire. Avant tout
his­to­rien et phénoméno­logue des con­di­tions de notre
temps, Lüthy n’a pas tort de con­stater qu’après
l’effondrement de l’Allemagne pré-hitléri­enne et ce
qui s’ensuivit, les deux seuls auteurs qui, pour le lecteur ou
spec­ta­teur d’Occident, sem­blent avoir survécu au déluge
et attester encore l’existence qua­si préhis­torique du
« weimarien » sont Brecht et Thomas Mann.
J’avoue toute­fois que j’aimerais que Lüthy se fût
avisé du car­ac­tère trompeur de ce juge­ment de la foule
— si pro­vi­soire, il faut l’espérer. Mais là vous
con­nais­sez ma marotte : que la grande littérature
alle­mande du 20e siè­cle ne nous est presque jamais venue, mis
à part quelques très beaux auteurs plus ou moins boudés
par le pub­lic (un Rudolf Alexan­der Schröder, par exem­ple, ou un
Bor­chardt, pour ne citer que ces deux noms), de l’Allemagne unifiée
par Bis­mar­ck, mais de ce qui fut l’Autriche. Oui, oui, je vous vois
sourire et sais que vous allez encore une fois m’accuser
d’austromanie. Je ne m’en défendrai pas mordicus :
quand on voit ce que les traités ont fait des pays
danu­bi­ens… Mais restons dans le seul domaine des lettres :
Hof­mannsthal et Rilke, Joseph Roth et Karl Kraus (ce Péguy
vien­nois sans eau bénite), et Kaf­ka et Musil, voilà les
grands noms mod­ernes des let­tres alle­man­des, et ce sont tous, en
prenant le mot au sens large, des noms autrichiens. Vous-même
m’accorderez, chère amie, que les esprits de nos
con­tem­po­rains com­menceront d’aller mieux lorsqu’ils consentiront
à met­tre à leur place, une place
sec­ondaire, les
autres — dont Brecht n’est que le plus cri­ant exemple.

Mon
sec­ond revenez‑y sera notre Tol­stoï — je dis « notre »
à cause de notre com­mune mésaven­ture (c’était
bien fait, il n’est pas per­mis de se laiss­er aller à tant de
faib­lesse) d’avoir assisté au film par lequel on a prétendu
trans­met­tre au pub­lic
la Guerre et la Paix. (Entre-temps, j’ai
appris qu’est mise en vente une brochure que l’on n’a pas eu
honte d’intituler
« La Guerre et la Paix, récit
tiré du film d’après le roman de Tolstoï »
digne pro­duc­tion d’une époque qui se délecte
de
France-Soir et de ses ban­des dess­inées…) Vous vous
rap­pelez : nous nous étions promis l’un à
l’autre, pour nous laver du film (ce coû­teux « pageant »
où rien ne sub­siste plus de ce qui, intérieurement,
fait l’immense chef‑d’œuvre), de relire le livre. Quant à
moi, j’ai tenu promesse et, si vous en avez fait autant, vous savez
que ce n’est pas une petite affaire : trois mille pages au bas
mot. Avez-vous eu, comme moi, cette longue patience ? Si oui, je
serais curieux de savoir s’il y a quelque analo­gie entre votre
expéri­ence et la mienne. Je dis bien expéri­ence, car
c’en est une. En tout cas, en ce qui me con­cerne, c’est presque
en vain que j’attendis un bien­heureux retour de mon enthousiasme
d’adolescent, au temps, hélas loin­tain, où, pour la
pre­mière fois, je décou­vrais l’énorme fresque.
Enten­dons-nous : il n’est pas ques­tion de met­tre en doute les
par­ties du livre qui s’égalent, au moins, à tous les
plus grands chefs‑d’œuvre. Mais notre amour pour Nat­acha, pour
Pierre, pour Nico­las, pour le four­mille­ment aus­si de tout ce peuple
russe, nous avait-il donc, jadis — je dis nous, car je sais que
votre ado­ra­tion rejoignait la mienne — a ren­dus comme aveu­gles à
l’égard de tout ce que l’ouvrage (une bonne moitié,
au moins, du texte) com­porte de théories infan­tiles ? En
soi, cela n’aurait pas telle­ment d’importance : nous avons
tous, comme Tour­guénief, pen­sé qu’on peut sauter les
« traités » que Tol­stoï éprouvait
le besoin d’insérer dans ses romans, et la simplicité
sou­veraine du réc­it en tant que tel m’a fait plus d’une
fois, dans le passé, m’impatienter du juge­ment de Gide
met­tant Dos­toïewsky telle­ment au-dessus de celui qu’avant
cette dernière relec­ture je tenais pour le maître
incon­testé du roman européen. Après tout, dans
Anna Karé­nine dans nom­bre d’autres récits,
il l’est effec­tive­ment. Mais, dans
la Guerre et la Paix,
com­ment ne pas voir qu’il inflé­chit selon ses thèses
les réac­tions des per­son­nages ? Ma chère amie, ne
croyez pas que j’énonce ici un reproche uniquement
lit­téraire. Ce que je veux dire est infin­i­ment plus grave. Ce
livre puis­sant, ce livre mag­nifique en tant de par­ties, est, en même
temps, déjà, de la… lit­téra­ture dirigée.
Pas par l’État, pas encore, mais par les idées de
l’auteur. Et, ce voy­ant, l’on se prend à se deman­der si,
dès cer­taines d’entre leurs plus hautes man­i­fes­ta­tions, les
let­tres russ­es ne com­por­taient pas, si j’ose dire, une couche
d’humanisme trop mince pour ne pas avoir préparé
d’avance la voie aux sat­ur­nales de l’art dic­té d’en
haut, pour ne pas avoir engen­dré en tout cas une moindre
résis­tance qu’ailleurs au fléau du totalitarisme ?

Par­don­nez-moi,
ce bil­let est déjà bien trop long, et pour­tant je ne
peux l’achever sans saisir au vol la bien­heureuse occa­sion de me
contredire.

Cette
fois, il ne s’agit pas d’un revenez‑y, mais d’une chose
nou­velle, et pour cause, puisque lorsque j’avais la joie d’être
votre hôte,
L’homme ne vit pas seule­ment de pain, de
Doud­int­sev, n’avait pas encore paru en français. L’avez-vous
déjà lu ? Sinon, courez vous le pro­cur­er, toute
affaire ces­sante. Et Dieu sait si, avant d’en pren­dre connaissance,
je croy­ais n’avoir affaire qu’à un doc­u­ment. Par les
arti­cles pub­liés ici et là, je savais qu’il
s’agissait de l’histoire d’un inven­teur qui s’occupe de
tuyaux, et, je l’avoue, je m’attendais à beaucoup
m’ennuyer : tout ce qui est tech­nique, en général,
me désole. Eh bien, je me trompais du tout au tout,
heureuse­ment ! La longue lutte de Lopatkine (c’est le nom de
l’inventeur) avec les bureaux et la hiérar­chie, non
seule­ment ne cesse presque jamais de nous pas­sion­ner, non seulement
Doud­int­sev est un poète (un vrai) de l’énergie, de la
lib­erté, de l’amour (si dis­crète­ment et fortement
évoque), mais encore son livre — la voilà bien
l’authenticité — fait aimer comme jamais le grand, le
mal­heureux, le si humain peu­ple russe. Ancien human­isme trop faible,
dis­ais je à l’instant à pro­pos d’un
chef‑d’œuvre du passé, pour suff­isam­ment résis­ter à
la folie total­i­taire ? Peut-être. Mais les excès
mêmes de cette folie pour­raient — en ce sens le livre de
Doud­int­sev est plus qu’une promesse — provo­quer, par un sursaut,
non plus total­i­taire mais total, la résur­rec­tion de l’homme.
Aux dernières nou­velles, on réédite quand même
l’ouvrage, depuis longtemps introu­vable en Russie (ce qui est aussi
un signe). Avec des « cor­rec­tions », bien
sûr… Ah ! que l’on pour­rait se repren­dre à espérer
si le « dégel » n’était pas
(devenu ?) un leurre…

Sur
ces mots où quelque lueur trem­ble dans beau­coup d’ombre, je
vous quitte, bonne et chère amie, et reste votre toujours
affectueuse­ment dévoué.

Fontol


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