Essayiste
et critique alsacien écrivant indifféremment l’allemand
et le français, Ferdinand Lion, qui fut secrétaire de
rédaction de la revue de Thomas Mann Mass und Wert, a
publié cet hiver un très curieux article intitulé :
« Marcel Proust als Jünger von Leibnitz »
(Marcel Proust disciple de Leibniz) (Frankfurter
Allgemeine Zeitung, 29 décembre 1956) qui n’est pas sans
suggérer des vues assez neuves sur l’œuvre
proustienne à propos de laquelle on avait jusqu’à
présent accumulé surtout les rapprochement avec Bergson
ou (Léon Pierre-Quint dans son premier ouvrage
sur Proust) Wagner. Aussi avons-nous pensé qu’on
ne lira pas sans intérêt les lignes dans lesquelles
Ferdinand Lion — qui nous a très aimablement autorisé
à en faire état — souligne, sinon une filiation, tout
au moins une affinité profonde entre l’art proustien et la
pensée (pour nous de toujours, infiniment moins attrayante, au
premier abord, que des livres de son probablement inconscient
disciple) de l’auteur de la Monadologie.
Dans
le vaste roman de Marcel Proust, on assiste à la transposition
littéraire de la philosophie bergsonienne… Toutefois,
bien des éléments s’y rencontrent aussi, que
l’on ne saurait rattacher ni à Bergson ni à
Schelling, dont on a quelquefois également rapproché
l’auteur d’A la Recherche du temps perdu… En revanche,
on trouve chez Leibniz l’anticipation de quantité de
choses avec lesquelles l’œuvre proustienne nous a familiarisés.
Rien ne permet d’affirmer, il est vrai, que Proust ait
jamais étudié Leibniz — la brève comparaison
du salon de la duchesse de Guermantes avec une monade leibnizienne ne
pouvant autoriser à elle seule à supposer, chez Proust,
une connaissance approfondie de l’inventeur du calcul différentiel,
et nous sommes loin de prétendre démontrer, avec tout
l’appareil d’un spécialiste de la littérature
comparée, que ce philosophe allemand qui, vers 1700, écrivait
en français, aurait trouvé un descendant en ligne
directe chez un romancier français nourri de la pensée
allemande. Il est sans doute beaucoup plus exact de dire que Proust,
en tant que disciple du vitaliste Bergson, s’est trouvé
involontairement, inconsciemment même, rejoindre les
préoccupations du plus grand vitaliste encore que fut Leibniz.
Il
y a d’abord l’infinitésimal, signe distinctif de tout
l’art proustien. Sans doute Bergson avait il admis que la
mémoire conserve infiniment plus d’impressions que n’en
comporte la conscience actuelle — mais il ne s’arrête
jamais aux infiniment petits, comme le démontre à lui
seul son style [[Ferdinand Lion partage
apparemment le respect de la plupart pour le style de Bergson, dans
lequel il me faut avouer n’avoir jamais pu reconnaître la
marque d’un véritable écrivain. (S)]], qui ne
concorde pas du tout avec sa philosophie, mais tend à une
beauté conforme à la conception de son adversaire
Platon et à une clarté digne de son autre adversaire,
Descartes. Pour l’expression des menus détails et de
l’infiniment petit, il y avait en France toute une tradition, à
partir des « petits faits » chers à
Stendhal jusqu’aux notations quasi cliniques et scientifiques des
romanciers réalistes et naturalistes. A cet égard,
Proust les dépasse tous et, dans ce domaine de
l’infinitésimal, il rejoint Leibniz dont toute la doctrine
de l’inconscient découle de la thèse selon laquelle
il existe des perceptions trop petites pour accéder à
notre conscience. Pour Leibniz, l’infinie subtilité des
choses recèle toujours une infinité de faits. Il
emploie ici les termes de développer et envelopper. Or, Proust
est le maître par excellence de ces développements et
enveloppements, lui qui, de phrase en phrase, de mot en mot, passe du
conscient à l’inconscient, et vice versa.
C’est
à tort que l’on a reproché à son livre de ne
mettre en scène que des aristocrates, des snobs, des pervertis
— en un mot des oisifs qui, s’imaginant constituer le « monde »
alors qu’il n’en est plus rien depuis beau temps, accordent une
importance majeure aux plus oiseux détails de préséance,
dans leur vain chassé-croisé d’ombres irréelles.
Combien plus substantiels, à côté, les réussites
ou les échecs dépeints par Balzac ! alors qu’ici
tout l’intérêt se concentre sur la portée
exacte d’un salut, la nuance d’une invitation ou d’une fin de
non-recevoir. Mais c’est justement cela qui fait de ces personnages
les truchements de l’infinitésimal ; pour parler comme
Diderot, chacun d’entre eux est un « philosophe sans le
savoir ».
Pour
Leibniz, les sensations naissent du fait que nos organes ont la
faculté d’accumuler un certain nombre de vibrations, en
elles-mêmes imperceptibles, de l’air ou de la lumière
— et c’est exactement de la même façon que Proust
nous fait assister à l’irruption dans la conscience de
faisceaux de petits faits, de perceptions insensibles… Parlant des
causes, Leibniz écrit : « Il y a une infinité
de figures et de mouvements présents et passés, qui
entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente ;
et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions
de mon âme, présentes et passées, qui entrent
dans la cause finale. » Cette polycausalité dessine
moins des lignes droites que des arabesques. De là, chez
Proust, les nombreux « peut-être », les
« soit que… soit que » qui se répètent.
Et lorsque Leibniz dresse un tableau des passions, ce sont, très
proustiennement, les transitions qui le retiennent avant tout :
une douleur, même soudaine, est pour lui la somme de
demi-souffrances ou de quarts de douleur, et dont les plus bas degrés
sont si faibles que nous pouvons à peine les percevoir comme
un sentiment douloureux ; qui sait même si leur petitesse
ne les transforme pas en jouissance ?… Au sommet de sa
classification, Leibniz place l’inquiétude, qui, à
ses yeux, enveloppe tous les sentiments, toutes, les émotions :
« Cette inquiétude, écrit-il, est
essentielle à la félicité des créatures,
laquelle ne consiste jamais dans une parfaite possession, mais dans
un progrès continuel qui ne peut manquer d’être
accompagné d’un désir ou du moins d’une inquiétude
continuelle, qui ne va pas jusqu’à incommoder, mais qui se
borne à des éléments ou rudiments de la
douleur. »
C’est
seulement très tard, dans les Nouveaux Essais, que
Leibniz adopta un français tout autre que celui des premières
œuvres, et dont les nuances subtiles et la complexité de
composition annoncent étonnamment celui de Proust… style
tout en finesses infinies, chargé, surchargé, comme
chez Proust, de la science toujours plus approfondie des innombrables
relations des êtres et des choses (cela même que Leibniz
appelait « l’activité intérieure des
monades »)…
Ferdinand
Lion