La Presse Anarchiste

La poésie

Léopold Sédar Sen­g­hor est né le 9 octo­bre 1906 au Séné­gal. Agrégé de l’université, il est depuis 1945 pro­fesseur à l’Ecole nationale de la France d’outre‑mer (langues et civil­i­sa­tions négro‑africaines).

« Voici que je suis devant Mère, sol­dat aux manch­es nues
Et je suis vêtu de mots étrangers, où tes yeux ne voient qu’un assem­blage de bâtons et de haillons ».

Le français n’est pas pour Sen­g­hor une langue étrangère, puisqu’on le lui a enseigné dès l’enfance. Il lui sem­ble seule­ment qu’il y ait un léger décalage entre ce qu’il voudrait dire et ce qu’il dit. Mais les mots retrou­vent sou­vent une pureté orig­inelle, ils se « déblan­chissent », révè­lent des arêtes oubliées et, lancés par le poète noir, ils se cog­nent, dansent. On assiste à une destruc­tion du lan­gage et à une récréa­tion en pro­fondeur d’une langue sur­réal­iste. Ceci est encore plus remar­quable chez Césaire où sous un soleil guer­ri­er tout éclate : les mots, les idées et les hommes — où une poésie sanglante et dorée ruis­selle. Echo des cris de Rim­baud. Il y a déracin­e­ment. Puisque ses études ont été faites en France, comme tous ses frères noirs Sen­g­hor est un être dédou­blé, mais il y a la marche lente et sûre vers la « négri­tude retrou­vée », une Afrique réap­prise de l’intérieur au « temps des signes et des comptes », une Afrique redonnée à voir aux peu­ples noirs et par acci­dent aux Blancs.

« … Ecou­tons bat­tre notre sang som­bre, écoutons
Bat­tre le pouls pro­fond de l’Afrique dans la brume des vil­lages perdus. »

Prise de con­science. Poésie fonctionnelle.

« Ecoutez‑moi, tirailleurs à la peau noire, bien que sans oreilles et sans yeux dans votre triple enceinte de nuit. »

Col­lée à la vie de tous les jours cette poésie engage tout naturelle­ment l’homme qui l’a faite sur le chemin de la poli­tique. Le Noir ne peut dis­soci­er la pen­sée du geste. Si le chant appelle la danse, le mot appelle l’acte. Léopold Sédar Sen­g­hor comme son ami Césaire défend au par­lement les aspi­ra­tions de ses frères de race. Le Noir, race traquée, race élue, image de la souf­france uni­verselle, « les vic­times noires para­ton­nerres ». Chez Sen­g­hor cette pen­sée est ren­for­cée par la présence du catholi­cisme. La lib­erté a la même couleur que la souf­france. Et pour enten­dre le chant de l’Afrique future il faut mourir à la cul­ture blanche… « Mais je déchir­erai les rires bana­nia sur tous les murs de France. » — et « je n’amène d’Europe que cette enfant amie, la Clarté de ses yeux par­mi les brumes bre­tonnes ». Tout naturelle­ment Sen­g­hor se penche sur son enfance : « Qu’il est radieux le roy­aume d’enfance », sym­bol­isme mag­ique, « temps d’avant l’emprise blanche » — « Mon enfance, mes agneaux, est vieille comme le monde et je suis jeune comme l’aurore éter­nelle­ment jeune du monde. »

Acte mag­ique aus­si l’emploi du rythme prim­i­tif, — très sou­vent les poèmes por­tent en sous‑titre le nom d’un instru­ment de musique. Tam‑Tam, etc., échos anciens des tam­bouri­naires africains. Mais si chez quelques Noirs, ceux arrachés par l’esclavage à la terre pre­mière, on note une recherche crispée de l’âme folk­lorique africaine, chez Sen­g­hor, Séné­galais, le temps des anciens s’installe en lui. — La poésie rede­vient magie. « Tam‑Tam voilé », douceur de la nuit, des choses pre­mières, rythmes naturels, Sen­g­hor est un paysan. Il en a la patience, la même croy­ance en la vie, âme végé­tale à la même résis­tance que la nature. Opti­miste mal­gré que l’Europe l’ait broyé comme le « plat guer­ri­er sous les pattes pachy­der­mes des tank », mal­gré « la meule à broy­er la farine si blanche des ten­dress­es noires ».

A chaque page de « Chants d’ombre » et « d’Hostie noire » éclate l’amour de la vie, et le mélange des dans­es et des rites phalliques est rejoint :

« Oho. Con­go couchée dans ton lit de forêts, reine sur l’Afrique domptée
Que les phal­lus des monts por­tent haut ton pavillon
Car tu es femme, par ma tête, par ma langue, car tu es femme par mon ventre.
Rythme roi, sym­bol­es végé­taux et sex­uels étroite­ment mêlés, c’est la langue de l’amour retrouvé.
Femme nue, femme noire
Vêtue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté…
Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, som­bres extases du vin noir, bouche qui fait lyrique ma bouche. »

On a rap­proché du lyrisme de Sen­g­hor celui de Claudel, mais la longue phrase du poète noir n’est jamais bour­sou­flée, nour­rie de tics, comme celle de l’auteur de « La Ville » ; seules ici quelques maladresses.

Et leur instinc­tive défense devant notre tech­nic­ité a été ren­for­cée par la con­nais­sance qu’ils ont acquise des Blancs. Ils nous regar­dent, ces peu­ples « qui entassent des mon­tagnes d’or noir, d’or rouge et qui crèvent de faim ». Per­du dans New York, Sen­g­hor a le même cri que Lor­ca con­tre cet enfer :

« Pas un sein mater­nel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur. »
« Et j’ai vu le long des trot­toirs des ruis­seaux de rhum blanc, des ruis­seaux de lait noir dans le brouil­lard bleu des cigares. »

Et puis son his­toire se con­fond avec la nôtre. Il ne hait, ne peut haïr « les roses‑d’oreilles », il y a eu les mêmes com­bats, les mêmes bar­belés, les mêmes sol­dats désar­més, les mêmes hommes nus. La souf­france à fenêtre ouverte sur la révolte et la liberté.

« … Oui Seigneur par­donne à la France qui dit bien la voie et chem­ine par les sen­tiers obliques
Oui Seigneur par­donne à la France qui hait les occu­pants et m’impose l’occupation si gravement. »

Pleine de la « loi du cœur » la poésie de Sen­g­hor accepte de per­dre, et avec elle la négri­tude. Et là elle gagne sûrement :

« Vous savez que j’ai lié ami­tié avec les princes pro­scrits de l’esprit, avec les princes de la forme
Que j’ai mangé le pain qui donne faim de l’innombrable des tra­vailleurs et des sans travail
Que j’ai rêvé d’un monde de soleil dans la fra­ter­nité de mes frères aux yeux bleus. »

Jean-Jacques Mor­van


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