I
Ignazio
Silone, le Secret de Luc, traduit de l’italien par Jean Paul
Samson (Grasset).
On
est bientôt saisi par le ton du récit, simple et grave.
On ne s’attend pas à entrer dans un monde paré
d’attraits, mais on s’apprête à rencontrer du
prodige par des chemins où il n’est pas coutume de nous en
ménager la surprise. C’est d’abord un pauvre pays
montagneux, d’une apparence rude et ingrate, mais non sans quelque
chose d’altier qui tient du défi. Puis, au plus fort de la
chaleur caniculaire, un vieil homme robuste encore et d’aspect
insolite surgit dans ce site rébarbatif où il se lance
à l’assaut d’un sentier en pente raide qu’il paraît
connaître. Tout de suite, une ressemblance de nature apparaît
entre l’homme et le paysage, un même air de pauvreté
âpre et fière. Et le héros de l’histoire, c’est
cet étrange paysan que nous venons de voir entrer si
parfaitement dans le décor.
Luc
Sabatini revient au pays après quarante ans de bagne. On le
sait innocent du crime pour lequel il a été condamné,
le coupable ayant avoué à son lit de mort, en donnant
de son acte des preuves qu’on a pu vérifier. Mais il est à
craindre, ce revenant, à fuir, ce bagnard. Son innocence ne
lui est d’aucune circonstance atténuante. Ce n’est pas
d’ordinaire une chose qu’on aime à pardonner, mais cette
fois ci le cas s’aggrave d’un mystère
incompréhensible : Luc s’est laissé condamner
sans se défendre. Quand il arrive au village, il y trouve un
silence de mort, tout est clos, et les gens sont comme barricadés
dans leur méfiance. Cependant, alors qu’il s’efforce
d’enfoncer les planches dont on a condamné la porte de sa
maison, Luc découvre la présence d’un enfant qui
paraît l’avoir attendu. On échange quelques paroles,
on se comprend, on fait alliance. Il n’en fallait pas plus. Pour le
vieux, le monde se déclôt et se ranime. Et c’est la
seconde fois, pour Luc Sabatini que tout renaît par
l’intervention d’un enfant. Celui ci va servir d’agent de
liaison. Luc a prononcé le nom de l’homme qu’il veut
revoir, aucun autre. Approbation du gosse qui, sachant à n’en
pas douter ce qui convient dans la circonstance, s’est attendu à
ce nom là. C’est ainsi que, bientôt prévenu,
l’ancien curé du village, le vieux don Serafino, un prêtre
imbu de l’esprit de l’Evangile, un prêtre idéal (et
non idéalisé comme dans Victor Hugo) se rend chez
Luc… Mais un autre retour était prévu, celui de
l’instituteur Andrea Cipriani, une victime du fascisme que le
renversement des choses a transformé comme à son corps
défendant en une espèce de personnage politique. Il
arrive, lui, dans son Cisterna en fils prodigue que l’on s’apprête
à fêter, quand il apprend de don Serafino, qu’il
s’était soucié à peu près seul de
revoir, que le vieux Luc, revenu depuis quelques jours, l’a précédé
dans la place. Moins question que jamais, alors, de se prêter à
la cérémonie projetée par la commune. Les
compatriotes en seront pour une manifestation d’opportunisme
rentrée. Il faut savoir qu’Andréa fut cet enfant par
qui Luc avait pu se raccrocher à la vie aux jours de la
désespérance, et que, dès ce temps, la rencontre
figurée de Luc avait été pour lui, Andrea,
l’événement capital et déterminant de son
existence. Agent de liaison, il l’avait été le
premier, l’enfant Andrea, mais quel ! et dans quelles
conditions ! L’histoire vous le dira qu’on ne va pas
déflorer.
Il
me fallait arriver au lieu de jonction des trois compagnons — Luc,
Andrea, Serafino — inséparables désormais, qui
deviennent à la fois le point de mire du village et sa
hantise, et qui, bon gré mal gré, le font vivre de
l’énigmatique, de la tragique aventure de Luc. C’est
Andrea qui met tout en branle. Il n’aura de cesse qu’il ne soit
remonté à la source de toute l’affaire, qu’il n’ait
découvert les raisons, à demi soupçonnées,
du silence de Luc. Mis en sa présence, Andrea est bouleversé,
replongé en humanité profonde. De cet instant, rien ne
va plus compter pour lui que la reconstitution du drame de presque
toute une vie qui doit le conduire, il en est sûr, à une
illuminante révélation morale. Ainsi vont pouvoir
doucement tomber le parti, la politique où l’on voit
d’ailleurs qu’Andréa, mauvais nageur, n’est pas bien
dans son élément. Cet Andrea Cipriani, remarquons le
en passant, n’est pas sans offrir quelques traits communs avec
Silone. Et tel que nous croyons le connaître, il aurait pu dire
comme lui, dans une interview récente : « Le
résultat (pour moi) fut un certain retour à la surface
de sentiments ou de valeurs issus de mon éducation familiale,
mais sans la croyance dogmatique et sans la mythologie chrétienne.
Ce qui survivait de la formation chrétienne, c’était
justement quelques certitudes : certitude de l’exigence
humaine, certitude du comportement en fonction de cette exigence. »
Nous y voilà en plein. La certitude du comportement en
fonction de l’exigence humaine, c’est le secret de Luc enfin
dévoilé qui doit la faire paraître en pleine
lumière. Pour parvenir à cette révélation,
Andrea se livre à une enquête patiente autant que
perspicace auprès de tous ceux qui, de près ou de loin,
ont été mêlés au drame du malheureux Luc.
Et, je le disais à l’ami Samson qui traduit son camarade
avec une fidélité sans défaillance, aussi
ancienne qu’intelligente et sensible, le procédé
permet à Silone d’étonnantes prises de vues mentales
de ces divers personnages. Une vedette apparaît là
comme en gros plan : c’est l’avocat général
qui fut la cheville ouvrière du procès et se flatte
d’avoir obtenu la condamnation du paysan. Il entre bien peu d’homme
en ce magistrat à la conscience uniquement juridique pour
qui les articles du code sont parfaitement aptes à régler
tous les cas. On ne le fait pas sortir de là. De même,
en dehors du prétoire, ne juge t il que d’après
des idées toutes faites et, selon lui, un infime paysan, un
pauvre cafone ne peut être capable d’une action
chevaleresque. Opinion des plus communes, dans une société
dépourvue de sens et de justice, dont cet homme de loi est le
digne représentant et ou celui qui vaut le plus est
généralement le moins. Et si ce n’est la qualité
humaine, qu’est ce donc qui fait pour nous l’homme de
qualité ? On dirait que le vieux Luc Sabatini qui se
comporte en grand seigneur de la conscience et des sentiments
humains, en héros et en martyr de ce qu’il faut bien appeler
(d’après Benjamin Péret) l’amour sublime, a surgi
de son monde obscur pour nous donner une très haute idée
de ce que nous sommes. Silone s’est voué, dans ce livre, à
une œuvre magnifique de réhabilitation. En rétablissant
l’humble Luc dans la majesté de sa grandeur morale, c’est
virtuellement les offensés de toujours et de partout — la
race des cafoni — qu’il relève de leur abaissement.
Un
souffle de légende et un courant fraternel passent dans cette
histoire admirable, une des plus belles qu’il m’ait été
donné de lire depuis longtemps.
II
Angelina
Bardin, Angelina, une fille des champs (éditions André
Bonne, Paris).
On
a pu parler d’un livre miracle. C’est d’autant plus vrai
qu’entre le vécu et le raconté d’Angelina, une
fille des champs, il n’a pas dû passer beaucoup de
lectures. Ce qu’on reconnaît ici dans la prose d’une
aisance comme respiratoire, c’est le bon, le beau parler « tel
sur le papier qu’à la bouche », prôné
par Montaigne. Et cela fait penser à ces courtils de campagne
mal désherbés où poussent de jolies et curieuses
fleurs de hasard.
Cette
œuvre paysanne nous arrive sans avoir été connue de
personne depuis plus de vingt ans qu’elle est écrite. On la
dirait un don gracieux de la terre. Ou bien ne fut elle pas
offerte en compensation d’une enfance et d’une jeunesse
sacrifiées ? Il n’est pas absurde de le penser, tant
elle paraît avoir fleuri de la mauvaise destinée tombée
en bonne terre. Le certain, c’est qu’un tel livre nous éloigne
pour un temps de tout ce qui n’a pas eu sa naturelle éclosion ;
il se fait préférer pas sa grâce naïve, sa
fraîcheur, plus la signification particulière et
profondément humaine qu’il tire d’une existence séparée
et pour ainsi dire illicite, en dépit, ou à cause, du
numéro qui confère à la narratrice, pupille de
l’assistance, une vague réalité administrative, un
semblant d’identité. L’histoire est très
bellement contée. Il y a là, émané d’un
cœur pur, un grand pouvoir d’enchantement et d’émotion.
Et quelle densité d’âme ont ces tableaux d’une jeune
vie exilée par le malheur autant que par cette sorte de
distinction dont il se revêt à nos yeux ! On est
comme devant ces paysans de Le Nain, que l’on voit sur la
couverture du livre, et que leur pauvreté, marquée
d’une si noble tristesse, semble avoir isolés du monde.
Angelina,
enfant assistée, abandonnée au deuxième jour de
sa naissance par sa mère, est dominée par un pathétique
besoin de rattachement. Sa mauvaise étoile a fait d’elle une
hors venue qui rêve d’être mêlée au chœur,
de faire partie de la ronde et, dirais je, de se sentir chez
elle au monde. Pourquoi faut il qu’elle soit
« l’hospitalière » méprisée
que de petites compagnes peuvent éloigner de leur jeux ?
Sa grande peine, c’est de n’être pas, comme les autres, la
fille de quelqu’un. De là, le nom de mère qu’elle
donne à toute femme chez qui elle est placée. Et l’un
de ses chapitres a ce titre qui tire les larmes : « Je
change de maman pour la troisième fois ». Il lui
arrive pourtant de tomber sur de bonnes personnes et d’en être
aimée, mais soit qu’on la retire d’où elle est
bien, soit que la mort lui prenne sa mère la meilleure, on
voit que cela n’était pas fait pour durer. Non, son malheur
qui est sa tare aux yeux du monde, fixe aussi son destin. Angelina
est livrée d’avance aux rigueurs de toute société
ou clan, puisqu’elle n’est d’aucun… C’est avec
l’adolescence que viendra pour elle le moment de la plus grande
détresse. Elle n’est plus, aux mains de paysans cupides et
féroces, qu’un objet qu’on utilise. Bonne pour la faim
jusqu’au dépérissement chez l’un, bonne pour la
peine. jusqu’à la défaillance chez l’autre. Quant
aux sentiments aussi indispensables à une Angelina que le
pain, rien ni personne pour cette fille de personne. Que serait il
advenu d’elle si l’Administration, alertée par une âme
charitable, n’avait pu intervenir à temps ? Ces mauvais
jours ont été traversés par surcroît d’un
drame qui couronne la triste histoire d’Angelina : Un grand
amour partagé est près de racheter toutes ses misères,
mais une cabale est aussitôt montée contre ce bonheur
auquel on ne lui reconnaît aucun droit. Elle dit ce que lui fut
l’instant des aveux, échangés dans un regard :
« Il me regarda je le regardai, et tout arriva. Tout
déferla en une seconde. La fin de la batterie se termina pour
moi dans un bonheur sans nom. J’étais comme une gerbe de blé
que l’on soulève très haut, comme une gerbe blonde et
ruisselante de soleil. Il me semblait alors que j’aurais autant de
jours de bonheur qu’il y avait de grains entassés au
grenier ». Hélas ! la brigue a trop bien
réussi, et son Jean sera détourné d’elle. Que
s’avisait elle d’être la plus fine et la plus gentille
des filles et de se faire aimer d’un bon et intéressant
garçon ? La brebis trouvée était en vérité
la brebis insigne, et c’est ce qu’on ne pouvait lui pardonner.
Oui, tout au long du livre, cette enfant du malheur apparaît
comme un être choisi. Mais on verra par quel courage moral et
quelles ressources du cœur elle se sauve du désespoir, la
pauvre Angelina. On verra comme ses tristes pensées sont
toutes absorbées par une pensée suprême :
celle de sa mère, l’introuvable en qui elle persiste à
croire et à chercher consolation.
Il
faut laisser le lecteur suivre un tel récit dans sa
progression dramatique et son art admirables. Le miracle est bien
vrai de ce livre où une simple campagnarde a su traduire en
une œuvre, et en une œuvre si belle, sa pauvre aventure humaine.
Juillet
1957.
Claude
Le Maguet