La Presse Anarchiste

Lectures

Débor­dé
de tra­vail au moment où Pou­laille me fit l’amitié de
m’envoyer son livre, je ne pus tout de suite le lire à fond,
mais, dési­reux de ne pas m’éterniser dans le silence,
je finis par écrire à notre bon cama­rade une lettre
pro­vi­soire. Comme, main­te­nant que j’ai pris vrai­ment connaissance
de son tra­vail, mon juge­ment n’a pas chan­gé, cette ancienne
lettre peut, je crois, légi­ti­me­ment tenir lieu de la note que
je comp­tais consa­crer à l’ouvrage :

Zurich,
le 21 mai 1957

Mon
cher Poulaille,

Je
suis bien en retard pour vous remer­cier de l’envoi et de la
dédi­cace de votre Cor­neille sous le masque de Molière.
Je suis en retard et cepen­dant je m’y prends encore trop tôt,
un encom­bre­ment de besognes m’ayant empê­ché jusqu’ici
de lire le livre tout entier, ce que je ne man­que­rai pas de faire
pour en par­ler dans le pro­chain numé­ro de Témoins.
Peut-être, alors, ten­drai-je davan­tage à voir le
bien-fon­dé de votre thèse. Pour le moment, et quelle
que soit la vigueur de vos argu­ments, j’en reste presque et même
tout à fait à ce que je vous disais un jour, en
pré­sence de Léon Werth je crois-: si Molière
n’était pas Molière, ça se sau­rait. Et puis,
par­don­nez-moi, je vou­drais pour vous que vous vous trom­piez. Vous, le
cham­pion de l’art popu­laire, vous char­ger défi­ni­ti­ve­ment la
conscience d’une « décou­verte » attri­buant les
chefs‑d’œuvre du plus popu­laire de nos clas­siques à ce
Cor­neille, très grand bon­homme j’en conviens, mais qui n’en
demeure pas moins l’inventeur des sen­ti­ments — cornéliens ?
Oui, en véri­té, je vou­drais que l’on pût vous
convaincre du contraire et ain­si vous rendre à votre cohérence
intime. Vous me direz que la véri­té, comme les femmes —
et c’est bien pour­quoi nous aimons l’une et les autres — est
par­fois inco­hé­rente. Mais quoi, Dom Juan avoir le même
auteur que Poly­eucte ? Me le démon­tre­rait-on textes en
main, je dirais : foin de la cri­tique des textes, tenons-nous en à
l’homme. C’est moins scien­ti­fique, paraît-il, mais c’est
plus sûr. Et puis, que vou­lez-vous, je ne peux, quant à
moi, ne point trou­ver un air de famille entre les « grandes »
comé­dies et ces grosses farces que vous parais­sez mépriser,
et que j’aime tant…

Et
hors un gros Plu­tarque à mettre mes rabats…

Non,
et encore non ! — avant de vous avoir lu jusqu’au bout et d’avoir
relu aus­si les comé­dies du Cor­neille d’avant le Cid
[[le Men­teur, la scène II du pre­mier acte.
Elle est déli­cieuse, elle est fort drôle — mais ce
sont exac­te­ment les mêmes balan­ce­ments anti­thé­tiques, la
même dia­lec­tique que dans les tra­gé­dies : la « patte »
de Cor­neille est indé­niable, alors que, bien enten­du, dans
Molière…”>
, je ne pour­rai pas m’empêcher de
pen­ser : ce vers-là ne peut pas être de Corneille.

La
poé­sie pédestre (et que dans la jeu­nesse on a tant de
mal à com­prendre), le rire, l’irrespect, l’étroite
miso­gy­nie aus­si des Femmes Savantes, si bien dans la
ligne d’un génial bate­leur mâti­né de
bour­geoi­sie de seconde zone et de pré­ju­gés très
« peuple » — voi­là Molière. « Notre
patron, Molière ». comme vous a dit Mor­van Lebesque. Mon
ami­tié pour vous, ce jour-là, eût donné
cher pour qu’il me fût per­mis de pen­ser qu’il n’avait pas
raison.

Ami­ca­le­ment
quand même, bien sûr.

Jean
Paul Samson

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