La Presse Anarchiste

À la recherche du sens des mots et de la vérités des choses (1)

(

[Mis
en cause dans notre pré­cé­dent cahier
, Paul Rassinier
m’a fait par­ve­nir une longue réponse dont on lira ci-dessous
la pre­mière moi­tié (la seconde sui­vra dans notre cahier
d’automne). Au lec­teur de juger par lui-même. J’ajouterai
cepen­dant res­ter en désac­cord avec l’auteur sur la plupart
des points évo­qués par lui. En par­ti­cu­lier, en ce qui,
concerne le sou­lè­ve­ment hon­grois,
aucune théo­rie
ne me paraît, à moi qui ne me sens aucune voca­tion de
tech­no­crate de la liber­té, pou­voir auto­ri­ser à ménager
l’adhésion la plus entière. La
véri­té,
ici, a été une fois de plus, magni­fi­que­ment et en toute
sim­pli­ci­té, énon­cée
par notre ami
Camus : « Cette Hon­grie vain­cue et enchaînée,
a‑t-il dit, que
des faux réa­listes comparent
avec api­toie­ment à la Pologne, encore sur le point

d’équilibre, a plus fait pour la liber­té et la
jus­tice qu’aucun peuple depuis vingt
ans. Mais, pour
que cette leçon atteigne et per­suade en Occi­dent ceux qui se

bou­chaient les oreilles et les yeux, il a fal­lu, et nous ne
pour­rons nous en conso­ler, que le peuple hon­grois ver­sât à
flots un sang qui sèche déjà dans les mémoires.
Du moins tâche­rons-nous d’être fidèles à
la Hon­grie comme nous l’avons été à
l’Espagne. »

J.P.S.

En
1950, pour don­ner, des camps alle­mands de concen­tra­tion, une autre
inter­pré­ta­tion que celle des com­mu­nistes alors fort à
la mode, j’ai écrit le Men­songe d’Ulysse. Là-des­sus,
1423 jour­naux ont, entre autres choses, pré­ten­du que j’avais
nié l’existence des chambres à gaz : ils le
tenaient du jour­nal offi­ciel de la Répu­blique française,
un obs­cur dépu­té l’ayant dit à la tri­bune de
la Chambre. L’affaire fit du bruit : une dou­zaine de pauvres
types — qui avaient lu l’un quel­conque des 1423 jour­naux, mais
pas mon livre — m’ont traî­né en cor­rec­tion­nelle et
sont venus sou­te­nir cette thèse à la barre. Les
juges leur ont mis les textes sous les yeux et, avec la prudence
qui les carac­té­rise, quand les com­mu­nistes n’ont plus été
à la mode, les ont débou­tés. Il fallut
attendre quatre ans et l’affaire fit, cette fois, beaucoup
moins de bruit. Pour être de ceux qui n’en ignorent
cepen­dant rien, J. P. Sam­son n’en écrit pas moins
qu’à m’entendre « à peine eût-on
pu croire encore à l’existence des chambres à
gaz ». D’un autre, je dirais qu’il s’agit d’un
pro­cé­dé insi­dieux et donc assez peu digne. Parce
que je le connais, je dirai seule­ment de lui qu’il vit
tou­jours sur le sou­ve­nir de l’ambiance créée par les
1423 jour­naux qui ont ren­du compte du Men­songe d’Ulysse.
Mais qui se sont bien gar­dés de por­ter à la
connais­sance de leurs lec­teurs le ver­dict du pro­cès qu’on
m’avait assez impru­dem­ment intenté.

Et
sans autre forme de pro­cès, je pas­se­rai à l’objet de
ce pro­pos qui est le com­men­taire consa­cré par J. P. Samson
soi-même à l’article que, dans un récent numéro
de Défense de l’homme, j’ai écrit sur les
évé­ne­ments de Hongrie.

Ici,
c’est d’un phé­no­mène de para­lexie qu’il s’agit.
Et net­te­ment carac­té­ri­sé. Si j’écris qu’il
est insen­sé de déclen­cher le méca­nisme de la
Révo­lu­tion dans une conjonc­ture qui n’est mani­fes­te­ment pas
révo­lu­tion­naire et qu’en 1957 la Révo­lu­tion n’est
plus pen­sable à une autre échelle qu’universelle, J.
P. Sam­son tra­duit : « Ras­si­nier construit une théorie
selon laquelle il fau­drait, pour oser n’importe quelle révolte
ATTENDRE [[C’est moi qui sou­ligne. (Note de l’auteur.)]]
que la situa­tion fût révolutionnaire
simul­ta­né­ment dans tous les pays du monde. » Ma
pen­sée s’apparente alors « étran­ge­ment à
l’attentisme de la social-démo­cra­tie alle­mande, aboutissant
à céder bien gen­ti­ment [[C’est moi qui sou­ligne. (Note de l’auteur.)]] le pou­voir à
Hit­ler parce que le per­son­nage avait obte­nu la majo­ri­té
des voix ». Si j’écris d’autre part qu’en
matière d’action sociale les conseils ouvriers n’ont
pas mieux réus­si que les syn­di­cats, ou que, dans l’un
et l’autre cas, les batailles sont tou­jours à recommencer,
J. P. Sam­son tra­duit cette fois : « selon les
vues de Ras­si­nier, toutes les conquêtes que l’action
syn­di­cale a ame­né la classe ouvrière à
réa­li­ser sont, en sys­tème capi­ta­liste, par­fai­te­ment
illu­soires (1).
Autre­ment dit, la thèse offi­cielle du cher
Fajon sur la pau­pé­ri­sa­tion des masses est donc juste. »
Et me voi­ci main­te­nant bol­che­viste en même temps que
social-démo­crate. J. P. Sam­son ne croit-il pas qu’il eût
mieux valu citer les textes plu­tôt que de les interpréter
de façon aus­si cava­lière et de se mettre ainsi
dans le cas d’en tirer des conclu­sions où seuls les
humo­ristes pour­raient trou­ver leur compte ? Pour les autres,
on me per­met­tra donc de remettre les choses au point.


I.
Révolte et révolution

Nos
aïeux dis­tin­guaient entre l’esprit de révolte et
l’esprit de révo­lu­tion. Comme ils avaient le sens de
la logique, ils dis­tin­guaient aus­si entre l’émeute et
la révo­lu­tion elle-même : « Mais c’est
une émeute, disait Louis XVI de la foule enva­his­sant
les Tui­le­ries cer­tain 20 juin. — Non, sire, lui répondit
quelqu’un, c’est une révolution ! »
Lit­tré qui fit auto­ri­té en la matière, le
Dic­tion­naire de l’Académie fran­çaise
et jusqu’au
pauvre Larousse main­tiennent ces dis­tinc­tions. Un livre
vient de paraître qui nous pré­sente Joseph de Maistre
comme un « réac­tion­naire révolté ».
Mais les lea­ders du mou­ve­ment ouvrier dont la règle semble
être, depuis cin­quante ans, de flat­ter la classe ouvrière
jusqu’à la fla­gor­ne­rie, ont chan­gé tout cela. Et il
n’est pas jusqu’à l’Homme révol­té
d’Albert Camus, cette somme pour­tant remar­quable, qui
n’entretienne la confu­sion des termes. Il est temps de redécouvrir
le sens des mots. Qu’on n’attende pas de moi des définitions :
les dic­tion­naires ne manquent point. J’y ren­voie le lec­teur et J.
P. Sam­son. Ils y appren­dront ou réap­pren­dront que si tous les
révo­lu­tion­naires sont des révol­tés, tous les
révol­tés, par contre, ne sont pas des
révo­lu­tion­naires ; que si les bour­geois de 1789 étaient
d’authentiques révo­lu­tion­naires, la meute hur­lante qui
cou­rut à Ver­sailles cher­cher « le bou­lan­ger, la
bou­lan­gère et le petit mitron » n’était
qu’un ras­sem­ble­ment de révol­tés et qu’on en peut
dire autant de ceux qui ont rasé la Bas­tille ou promené
dans les rues des têtes au bout de leurs piques »
que l’ouvrier qui cherche à créer, dans son usine, un
syn­di­cat ou une coopé­ra­tive — et même un conseil
ouvrier, bien que je n’aime pas cette for­mule dont la seule
jus­ti­fi­ca­tion me paraît être l’extrême division
poli­tique et syn­di­cale — par temps calme, est encore un
révo­lu­tion­naire, tan­dis que le pro­fes­seur, l’instituteur, le
métal­lur­giste, le maçon ou le mineur qui se mettent en
grève pour 10 % d’augmentation, ne sont peut-être même
pas des révol­tés mais seule­ment des avides ou des
envieux aigris ; et que si par une fâcheuse tra­di­tion, la
révo­lu­tion est géné­ra­le­ment cou­ron­née par
l’émeute, ceux qui veulent à toute force faire entrer
toutes les émeutes dans le pro­ces­sus révolutionnaire,
prennent neuf fois sur dix le Pirée pour un homme.

En
plus, J. P. Sam­son se convain­cra — faci­le­ment, je l’espère
 — que si je parle de révo­lu­tion, il n’a pas le droit de
tra­duire : n’importe quelle révolte. Et que, si
je pré­co­nise le retour à un syndicalisme
révo­lu­tion­naire assor­ti du mutua­lisme et de la coopération,
cela ne signi­fie pas attendre, mais com­men­cer la révolution
tout de suite en s’attaquant aux struc­tures du régime.

Car,
la révo­lu­tion c’est seule­ment la trans­for­ma­tion des
struc­tures du régime dans un sens qui va contre la propriété
capi­ta­liste. Le désir qu’on a de les trans­for­mer dans ce
sens défi­nit le révo­lu­tion­naire. Et il y a situation
révo­lu­tion­naire quand les struc­tures ne peuvent plus échapper
à cette trans­for­ma­tion. Qu’il y ait des révolutionnaires
authen­tiques dans des situa­tions qui ne le sont pas, j’en conviens
aisé­ment : il y avait en Hon­grie et j’ai seule­ment dit
qu’ils étaient — de loin ! — les moins nombreux,
« les struc­tures du régime n’ayant, à ma
connais­sance, été mises en cause par personne »
assez haut pour qu’on l’entende de Paris ou de Zurich.

Le
mal­en­ten­du vient de ce qu’ayant per­du le sens des mots, par une
réac­tion anti­marxiste bien com­pré­hen­sible, dans
cer­tains milieux on en soit au sur­plus arri­vé à monter
sys­té­ma­ti­que­ment le fac­teur sub­jec­tif en épingle et à
se com­por­ter comme si le fac­teur objec­tif était sans
impor­tance ou n’existait pas.

C’est
ce mal­en­ten­du qui est tra­gique : il n’a sor­ti le mouvement
ouvrier d’un excès que pour le pré­ci­pi­ter dans
l’excès contraire.

II.
Les conquêtes de l’action syndicale

D’un
côté, il y a le niveau et les condi­tions générales
de vie des peuples qui, de la horde et des clans aux empires, se sont
len­te­ment mais constam­ment amé­lio­rés, en sui­vant une
courbe ascen­sion­nelle dont l’escargot qui grimpe au poteau, monte
de deux mètres tous les jours et redes­cend d’un mètre
toutes les nuits, donne une repré­sen­ta­tion assez exacte. D’un
autre côté, il y a l’action popu­laire qu’on
ne voyait plus — depuis très peu de temps d’ailleurs :
moins d’un siècle, c’est-à-dire à l’échelle
de l’Histoire, quelques ins­tants seule­ment qu’à travers
l’action syn­di­cale pour les uns, poli­tique pour les autres, et
qu’on com­mence à ne pen­ser plus que dans la pers­pec­tive des
conseils ouvriers ou des soviets. Enfin, il y a Marx qui a fait de
l’action popu­laire la condi­tion des pro­grès de l’Humanité,
mis le deve­nir de l’Homme et des socié­tés en équation
et décré­té que la lutte des classes était
le moteur de l’Histoire.

C’est
à par­tir d’ici que nous sommes entrés dans la
fantasmagorie.

Je
le répète : on a bas­se­ment flat­té le peuple
en rap­por­tant à son action tout ce qui existe. Depuis cent
ans, per­sonne, jamais, n’a osé dire que l’invention du
levier, du col­lier de trait, du mou­lin à eau, de la machine à
vapeur, de l’électricité et du moteur à
explo­sion, les décou­vertes de l’hydro et de l’aérostatique,
de l’Amérique et des autres conti­nents, l’exploration des
sous-sols et du fond des mers etc., toutes choses à penser
aujourd’hui en termes d’énergie nucléaire et
d’automation, qui se sont faites à l’écart de
l’action popu­laire et sou­vent contre elle, ont bien plus qu’elle
amé­lio­ré le niveau et les condi­tions générales
de vie des peuples. Mon opi­nion est qu’on peut, certes, par­ler des
conquêtes de l’action popu­laire, mais à la condition
de les ins­crire hon­nê­te­ment dans une suc­ces­sion de conjonctures
qui, au long du temps, ont été créées au
niveau de la pen­sée et du per­fec­tion­ne­ment conti­nu des
tech­niques, c’est-à-dire de la culture, par les hommes de
labo­ra­toire et de décla­rer sans ambi­guï­té que,
sans eux, elles n’eussent jamais été pos­sibles. II y
a eu les des­centes dans la rue des révo­lu­tions de
1789 – 1830-1848 et 1871, mais c’est la décou­verte de
l’Amérique, la mar­mite de Papin, l’électricité
et le gaz d’éclairage qui ont fait écla­ter et rendu
caduques les struc­tures de la féo­da­li­té. Il y a eu les
mar­tyrs de Chi­ca­go, une longue théo­rie de 1er mai sanglants,
des grèves et des mani­fes­ta­tions en tous genres, mais c’est
le pétrole, le moteur à explo­sion et le métier à
tis­ser qui ont ren­du pos­sibles la loi de huit heures — d’ailleurs
tou­jours à l’état de théo­rie ! — la
semaine de qua­rante heures et les congés payés. Il y
aura encore des grèves et des mani­fes­ta­tions en tous genres,
mais l’avènement de l’économie dis­tri­bu­tive qui est
à l’ordre du jour sera l’œuvre d’Einstein qui découvrit
E = MC2 et des savants du sec­teur de l’électronique et
de l’automation.

Or,
la mar­mite de Papin, les appli­ca­tions indus­trielles du pétrole
et de l’électricité, le moteur à explo­sion, E
= MC2, la machine à cal­cu­ler, les robots de l’électronique,
etc., sont des résul­tats, non pas de l’action popu­laire de
masse, mais de l’effort indi­vi­duel. L’action popu­laire de
masse, dans tout cela, ce n’est guère plus que les cocoricos
de ce Chan­te­cler qui croyait faire lever le soleil en les poussant.
Ce pour­rait être autre chose ? Bien sûr !
Mais il n’y a pas grand-chose à attendre de tous ces
per­ma­nents syn­di­caux dont le prin­ci­pal sou­ci est de sau­ver des
situa­tions per­son­nelles acquises en fai­sant la pos­tiche, de tous ces
com­mis du régime, pro­fes­seurs ou autres, qui prêchent le
syn­di­ca­lisme et le socia­lisme tout en fai­sant des heures
sup­plé­men­taires, ce qui en dit long sur la sincérité
de leurs convictions.

Dans
la mesure, cepen­dant, où l’action popu­laire —syn­di­cale ou
autre — a pu, dans cer­tains cas, obte­nir du patro­nat ou des
gou­ver­ne­ments, une amé­lio­ra­tion du niveau ou des conditions
géné­rales de vie des peuples, un peu avant la
date ins­crite au calen­drier sidé­ral par l’effort des
pen­seurs, des artistes, des savants et des tech­ni­ciens, je n’ai
jamais dit ni écrit que « toutes les
conquêtes de l’action syn­di­cale étaient par­fai­te­ment
illu­soires ».
Si J. P. Sam­son veut bien se repor­ter à
mon texte, il ver­ra que ni l’expression ni son conte­nu ne s’y
trouvent sous quelque forme que ce soit et que ce que j’ai révoqué
en doute, c’est seule­ment l’efficacité de la grève
par­tielle en matière d’augmentation des salaires et la
pos­si­bi­li­té d’une révo­lu­tion à une autre
échelle qu’universelle. On peut ne pas être d’accord
avec cette manière de voir : ce n’est pas une raison
pour me faire dire ce que je n’ai pas dit.

Quant
à l’accusation selon laquelle je ferais mienne « la
thèse offi­cielle du PC et du cher Fajon sur la
pau­pé­ri­sa­tion », c’est une simple construc­tion de
l’esprit : tout l’article incri­mi­né est axé
sur la néces­si­té d’un retour au syndicalisme
révo­lu­tion­naire assor­ti du mutua­lisme et de la coopération,
à mon sens, disais-je en propres termes, « seuls
sus­cep­tibles de faire pas­ser les moyens de pro­duc­tion et d’échange
aux mains des pro­duc­teurs et d’apporter au syndicalisme
révo­lu­tion­naire les moyens de la révo­lu­tion qui est son
but ».

C’est-à-dire
exac­te­ment le contraire de la thèse de la paupérisation.

Encore
un méfait de cette sata­née paralexie !

_

Paul Ras­si­nier ([A
suivre>http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?action=redirect&id_article=1009].)

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