[(
(Nous
avons signalé (Témoins, n° 14) la rencontre
Est-Ouest tentée à Zurich l’automne dernier sur
l’initiative de Silone, de même que les « Questions
sans réponse » qui, faute d’une réaction
de la part du délégué russe à qui il les
avait posées, s’ensuivirent et aussi, dans notre n°
15 – 16 l’essentiel de la réplique adressée par Silone
à son correspondant soviétique lorsque celui-ci se fut
enfin décidé à lui écrire. Au reste, le
texte intégral de cet échange de lettres a été
publié par les Lettres nouvelles — sauf cependant, à
notre connaissance, les deux toutes dernières, que Tempo
Presente a reproduites sous le titre ci-dessus dans son cahier
d’avril [[Au moment de mettre sous presse, nous constatons que le numéro de juin des Lettres nouvelles donne aussi, tout à la fin, une traduction de ces deux lettres. « Ainsi écrit Nadeau, se ferme la porte que nous avions tenté d’entrouvrir à Zurich. » « Mais, ajoute‑t‑il, qui douterait… que cette porte ne doive bientôt se rouvrir ? » Voilà, certes, un bientôt… optimiste.]]. On trouvera dans notre Carnet (page 35), sous
le titre « Un document », la lettre russe.
Voici celle de Silone 🙂
)]
Monsieur
Anissimov,
Ayant
acquis une certaine habitude d’interpréter les lettres qui
me parviennent des pays totalitaires, il m’est permis de conclure
de la vôtre qu’il y a deux choses que vous admettez.
Il
ressort tout d’abord de votre lettre que vous écoutez tous
les jours les émissions de la radio Europe libre et
d’autres stations occidentales. Ceci me fait plaisir, non point,
soit dit franchement, parce que je pense que ces stations
représentent « la bocca della verità »
[[La bouche de la vérité. — Allusion à un célèbre masque sculpté de la Rome antique, que l’on peut voir sous le portique de l’église de Santa-Maria in Cosmedin, et connu sous cette appellation populaire.]], mais bien parce que la façon la plus facile d’approcher
de la vérité réside dans la confrontation
systématique des opinions opposées. Si ce qu’on
raconte est vrai : que le goût d’écouter les
radios étrangères est maintenant très fréquent
en Russie, spécialement parmi les étudiants, il y a là,
sans doute possible, un fait positif. En Italie également le
même phénomène s’est produit au cours des
années qui précédèrent la fin de la
dictature.
Mais
votre seconde admission est encore plus importante (admission que
mettent particulièrement en relief les truculentes et
pittoresques phrases de feinte indignation de votre lettre), à
savoir que vous n’êtes pas — cela n’est que trop vrai —
en mesure de répondre à aucune de mes propositions,
tout inspirées qu’elles aient été par un
sincère désir d’apporter une amélioration aux
rapports entre les écrivains russes et les écrivains
occidentaux. Ainsi, pour commencer, malgré l’engagement que
vous en aviez pris à Zurich, vous n’avez pas publié
ma lettre dans votre revue, alors que nos lecteurs ont pu lire
intégralement la vôtre, qui, sur mon initiative, a été
en outre traduite en plusieurs langues. Comment juger votre façon
d’agir ? A votre décharge, je veux au moins supposer
que vous en avez été empêché.
J’éprouve
une tristesse autrement grande à constater que vous n’avez
pas eu la permission d’accepter mon invitation de procéder à
une confrontation de nos informations et des vôtres sur
l’origine et le caractère de l’insurrection hongroise
d’octobre 1956 et sur sa répression par les forces armées
russes. Pourquoi renoncer à la recherche de la vérité ?
Évidemment, vos chefs redoutent un débat contradictoire
sur un tel sujet.
Mais
le silence que vous gardez sur le sort d’un grand nombre d’éminents
écrivains, historiens, critiques et dramaturges de votre pays,
disparus de la circulation à l’époque stalinienne
sans laisser de trace, jette un sinistre doute sur la condamnation
officielle de cette terrifiante période. Je m’étonne,
par exemple, que vous ne soyez pas encore en mesure de nous donner
une version définitive de la mort de Maxime Gorki. Combien de
temps faudra-t-il encore attendre avant que vous nous communiquiez
s’il est, oui ou non, mort empoisonné, comme l’a proclamé
un jugement, aujourd’hui encore non annulé, de l’un de vos
tribunaux ? Et quand fera-t-on a lumière sur les autres —
sur les déportés, sur les condamnés à
mort sans jugement ?
Monsieur
Anissimov, il est grave que vous n’ayez pas été
autorisé à accepter ma proposition de recueillir des
dons auprès des écrivains démocrates de tous les
pays en vue de constituer un fonds spécialement réservé
à honorer la mémoire des intellectuels russes victimes
de la terreur stalinienne en publiant leurs souvenirs, leurs œuvres
inédites, de même que les témoignages sur le
martyre de ceux de leurs compagnons qui leur ont survécu. Ne
redoutez-vous pas qu’avec les années cette action
réparatrice, que nous devons tous à leur mémoire,
devienne toujours plus difficile ?
Et
enfin pourquoi ne vous a‑t-il pas été permis de nous
expliquer les motifs de la fermeture, encore en vigueur, du Théâtre
juif de Moscou et les raisons de l’interdiction de toutes les
publications en langue yiddish ? Vos supérieurs
se rendent-ils compte que ce sont là des actes honteux, des
actes inavouables ? Pardon — j’oubliais presque que vous ne
pouvez pas répondre.
Dans
ces conditions, Monsieur Anissimov, vous avez raison le dialogue
entre nous est impossible et n’aurait pas de sens. La censure vous
oblige à faire le sourd. Par conséquent, le dialogue
entre nous ne reprendra que lorsque vous serez en mesure de répondre
aux questions que je vous avais posées et à celles que
je tiens en réserve, comme moi-même ai répondu et
suis toujours prêt à répondre aux vôtres.
Dans
l’espoir que cette heure ne tardera pas trop, je vous prie d’agréer
mes salutations.
Rome, le
10 avril 1957
Ignazio
Silone
[(
Convient-il de considérer la lettre ci-dessus comme le renoncement définitif, chez Silone, à l’idée d’un dialogue avec les sujets ou les partisans des régimes et des partis totalitaires ? Renoncement, refus qui définit, par exemple — et presque tout conseillerait de l’en approuver tout à fait — la prise de position de Camus quant à cette question du « dialogue », sur laquelle il a dit : « Je regrette… de devoir encore jouer les Cassandre… mais il n’y a pas d’évolution possible dans une société totalitaire… (laquelle par définition, quant à ce que l’on y appelle la « culture », fait) qu’il n’y a place pour rien, sinon pour les sermon, de patronage, la vie grise et le catéchisme de la propagande. »
Certes, écrit Silone (Volontà, 30. V. 57), je ne pense pas, moi non plus, qu’il soit possible de réformer les dictatures, de les améliorer, pas plus que je ne crois à l’efficacité d’un cautère sur une jambe de bois. Mais… il ne faut jamais oublier que toute réalité vivante, fût-elle la plus solide et la plus compacte en apparence, est pleine de contradictions internes. Surtout, il ne faut à aucun prix trop faciliter la tâche à la police des pays de dictature (ni celle de l’appareil des partis totalitaires de nos pays) en considérant leurs sujets comme des lépreux intouchables et comme des êtres définitivement perdus pour la cause de la liberté. Au contraire nous devons partir de la prémisse opposée, à savoir que l’oppression déplaît à la majorité des hommes et que la liberté est un besoin largement répandu dans la société humaine et chez les individus normaux, et qu’il nous faut donc ne perdre aucune occasion de l’entretenir chez les intéressés. — Une telle discussion ne devrait plus être nécessaire après les événements de Vorkouta, de Pologne et de Hongrie. Les écrivains hongrois ex-communistes maintenant exilés en Occident nous ont dit de vive voix tout ce qu’avaient signifié pour eux, à l’époque de la terreur de Rakosi, le moindre signe, le moindre écrit, la moindre parole de liberté venus de l’extérieur. Et nous avons recueilli les confidences des intellectuels italiens sortis du parti communiste ces derniers mois. Si leur geste de rébellion est encore récent, leur mauvaise conscience, nous assurent-ils, remonte à des années. Il n’est pas vrai, nous disent-ils, qu’ils n’aient pas entendu les appels de liberté qui leur parvenaient d’en dehors de leur parti ; muets, si, mais non pas sourds. Beaucoup d’entre ceux qui sont restés dans le PCI s’y trouvent encore dans des conditions toutes semblables ; il ne faut pas rendre la paix à leur conscience inquiète. »
)]