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Jeune
artiste peintre hongroise actuellement réfugiée à
Zurich, Eva Barna a eu récemment l’occasion de
participer, de concert avec une équipe d’artistes
suisses, aux travaux d’installation de l’exposition des arts
et des métiers graphiques organisée cette année
à Lausanne sous le titre de Graphie 57 (comme on le
voit, la force des armes est une grande chose : même à
Lausanne, on parle anglais). Sur notre demande, elle a bien
voulu noter ici pour nous — elle parle et écrit
excellemment le français — les impressions qu’elle a
rapportées des rencontres internationales qu’il lui a
été donné de faire au cours de cette
brève période de travail collectif.
)]
Repartie
avant le jour de l’inauguration, je n’ai pas vu l’exposition
Graphic 57, mais j’ai contribué à la
faire. Pour moi, ce fut une cité ouvrière, une
énorme usine internationale où l’on
travaillait sans cesse — sans rien produire. Et je me suis plongée
dans cette vie bourdonnante et joyeuse, avec tout mon désir de
courir les routes d’Europe — car, pendant deux semaines, ces
routes, au bord du Léman, se croisaient.
Le
ton était donné par les ouvriers français (et
suisses français). C’était le règne de la
farce, de la bonne humeur et de la taquinerie — atmosphère
totalement inconnue dans nos usines de Hongrie (sauf dans les coins,
peut-être). Mais, malgré toute la différence, cet
esprit-là était encore un esprit familier — alors que
l’étrange (pour moi), c’étaient les Italiens. Je ne
savais pas que le soleil est vraiment si fort et ne pouvais pas ne
point m’étonner de cette disponibilité au bonheur, de
ce refus, pour ainsi dire organique, de la tristesse. Toujours prêts
à rire, ces compagnons venus d’Italie, pleins d’une bonté
et d’une gentillesse rayonnante qui ne tolérait point de
distance entre les êtres humains. Comment ne me serais-je pas
entendue admirablement avec eux ? même si mon étonnement
constituait comme une mince paroi de verre que je n’arrivais pas
(pas encore) à abolir.
J’admirais
et j’aimais ces Français et ces Italiens : avec eux, on
entrait dans un monde au rire franc, où jusqu’aux petits
soucis quotidiens semblaient perdre leur pesanteur, leur morosité
nordique. Et pourtant, je fus incapable de m’y confiner. Un autre
monde, moins lumineux et plein de peu joyeux souvenirs, m’a
invinciblement attirée. Dès que j’eus appris que des
Allemands de l’Est et des Tchèques étaient également
venus travailler à l’exposition, j’ai couru les rejoindre.
Ce
qui m’y poussait, ce n’était pas seulement l’envie de
savoir ce qu’ils pensaient de ce prétendu « fils
prodigue » de la famille socialiste qu’est la Hongrie —
mais aussi une espèce de solidarité, ou la mémoire
d’une condition commune.
Et
je fis de la sorte quelques expériences bien curieuses. Car je
découvris à quel point les fils de cette famille
« exemplaire » nourrissent chacun son petit
orgueil à lui pour se distinguer du reste de la famille.
Ces
Allemands et ces Tchèques — tout au moins les ouvriers
(comme il s’agit d’une exposition non seulement des arts, mais
encore des métiers graphiques, on avait fait venir de nombreux
ouvriers pour monter les machines et en assurer le fonctionnement) —
étaient solidaires avec nous dans leurs sentiments. Mais je
n’ai jamais senti qu’ils considéraient ce que nous avons
vécu et vivons comme une chose les concernant de près.
Les Allemands, en dépit du fossé profond qui les sépare
de l’autre Allemagne — se considèrent comme appartenant
plutôt à l’Occident, et, dans une certaine mesure, ils
n’ont pas tort, car cette situation de jumeaux (entre les deux
Allemagnes oblige le gouvernement de Pankow à certaines choses
qui, ailleurs, seraient parfaitement inutiles.
Chez
les Tchèques — cette fois, je parle surtout de l’un de
leurs chefs — je devais me trouver en présence d’un autre
complexe de supériorité, qui remonte d’ailleurs à
des temps fort anciens. Centre industriel dès le temps des
Habsbourgs, l’actuelle Tchécoslovaquie est pour ainsi dire
la Suisse du bloc soviétique et, de ce fait, ses citoyens
portent le nez un peu haut devant ces voisins « tziganes »
que nous sommes à leurs yeux : travailleurs moins
minutieux et de qualité moins stable (à leur avis),
affligés d’un trop grand penchant pour les arts et autres
agitations superflues. Or, cette attitude invétérée
a survécu aux changements de régimes, y puisant même
des raisons nouvelles.
Peut-être
l’ancienne thèse marxiste concernant l’aristocratie
ouvrière n’est-elle pas tout à fait fausse ? En
tout cas, ces deux groupes — l’allemand et le tchèque —
paraissent posséder toutes les qualités nécessaires
pour convenablement représenter la famille chez les gens comme
il faut.
Les
tout premiers jours, je débordais de joie dans ce monde si
divers, je m’y sentais sur pied d’égalité, je
voulais m’y approcher de tout, me mêler à tout. Par la
suite, certaines choses n’ont pas laissé de me refroidir un
peu. Mais — et c’est la grande leçon qui demeure — j’ai
pu constater, une fois de plus, que les soldats, même de pays
qui se font la guerre, s’entendent mieux entre eux qu’avec leurs
officiers respectifs.
Eva
Barna