La Presse Anarchiste

À la recherche du sens des mots et de la vérités des choses (2)

III. Au dic­tio­n­naire des idées reçues

Il est de bon ton de dire que les soci­aux-démoc­rates alle­mands ont « bien gen­ti­ment cédé le pou­voir à Hitler, parce que le per­son­nage avait obtenu la majorité des voix ». Il y a comme cela des idées qu’on accepte antérieure­ment à toute réflex­ion : les idées reçues, dis­ait Flaubert. Celle-ci nous vient de la pro­pa­gande communiste.

Et rien n’est plus faux.

Le jour où, à la faveur d’une coali­tion élec­torale, Hitler obtint la majorité des voix, la con­tre-révo­lu­tion était con­som­mée et il n’y avait plus rien à faire : l’intervention du suf­frage uni­versel et son ver­dict en faveur de Hitler au deux­ième degré furent non pas la cause mais le dernier acte et le dénoue­ment d’une tragédie qui se joua sur quinze ans. Le pre­mier acte où l’intrigue se noua en fut le traité de Ver­sailles qui con­damna l’Allemagne à un régime économique d’autarcie incom­pat­i­ble avec la République de Weimar qu’il y insti­tua au niveau de la politique.

De même que le social­isme n’est pens­able que dans un régime économique à base de mutuel­lisme et de coopéra­tion assor­ti d’un régime poli­tique à base de fédéral­isme l’autarcie économique ne se conçoit qu’assortie de la dictature.

Le traité de Ver­sailles con­damna donc l’Allemagne à la dic­tature. Et les soci­aux-démoc­rates se trou­vèrent coincés entre la dic­tature com­mu­niste et la dic­tature fasciste.

Ils ne pou­vaient échap­per à la pre­mière qu’à la con­di­tion de se livr­er à la sec­onde si, d’une part, les grandes puis­sances ne voulaient pas révis­er le traité de Ver­sailles et si, de l’autre, étant au pou­voir, ils ne con­sen­taient pas, eux, à y faire une poli­tique qui inscrivît le social­isme dans les faits.

Or, ils étaient surtout ani­més par le souci d’échapper à la dic­tature com­mu­niste et, dans les années 1919–23, les Noske, les Schei­de­mann et les Bre­itling firent n’importe quoi pour don­ner le coup d’arrêt à la révo­lu­tion alle­mande de type bolchevique. D’autre part, il faut con­venir qu’ils n’avaient nulle­ment l’intention d’inscrire le social­isme dans les faits et ce fut leur sec­onde faute grave. Mais il faut aus­si con­venir que, s’ils avaient eu cette inten­tion, ils n’auraient pas pu la con­duire à son terme, les grandes puis­sances leur en refu­sant les moyens en leur refu­sant la révi­sion du traité de Versailles.

Les grandes puis­sances étaient surtout anti­com­mu­nistes, les rap­ports qui doivent exis­ter entre le régime poli­tique et le régime économique des sociétés ne leur don­naient aucune inquié­tude au-delà de leurs intérêts immé­di­ats. Les Améri­cains inve­stirent 120 mil­liards de francs de l’époque chez les indus­triels alle­mands qui étaient con­tre la République de Weimar pour leur per­me­t­tre de tourn­er presque à vide en évi­tant trop de chô­mage et pour gag­n­er un marché. Avec l’assentiment du For­eign Office, Déter­d­ing, que la Révo­lu­tion russe avait dépos­sédé des pétroles du Cau­case dis­tribua mil­liards sur mil­liards aux mag­nats de l’industrie lourde qui était la plus réac­tion­naire, la plus anti­com­mu­niste et par avance acquise à Hitler.

En 1933, toute l’économie alle­mande était, aux côtés de l’armée et de la police, expres­sions et instru­ments de l’ordre, au ser­vice du nation­al-social­isme. Et le suf­frage uni­versel dit docile­ment ce que la presse, entre les mains des indus­triels lui com­man­da de dire.

Le 30 juin 1933, les soci­aux-démoc­rates alle­mands n’avaient plus d’autre ressource que de descen­dre dans la rue en ayant tout, choses et gens, con­tre eux et de nous don­ner une pré­fig­u­ra­tion symétrique de ce qui vient de se pass­er en Hon­grie ou s’incliner.

Ils se sont inclinés.

Mais on ne peut leur reprocher ce qu’ils ont fait ce jour-là qu’à la con­di­tion de leur reprocher une dis­po­si­tion générale d’esprit et tout ce qu’ils ont fait avant, qui les a con­duits là. Encore devons‑nous être justes envers eux en situ­ant leur atti­tude d’ensemble dans son con­texte his­torique, c’est‑à dire en faisant, dans les respon­s­abil­ités, la part des grandes puis­sances et du bolchevisme qui a mis et qui con­tin­ue à met­tre tout le monde en porte-à-faux dans toutes les conjonctures.

A ce pro­pos, il n’est peut-être pas sans intérêt d’observer qu’en France le social­isme se trou­ve au pou­voir [[Écrit avant la chute du gou­verne­ment Guy Mol­let.]] dans des con­di­tions ana­logues à celles dans lesquelles s’y trou­vait la sociale-démoc­ra­tie en Alle­magne : avec aus­si peu d’intention d’inscrire le social­isme dans les faits, le même souci de met­tre en échec d’abord le bolchevisme, dans une économie elle aus­si asphyx­iée par la guerre, entière­ment mar­ginale à l’échelle uni­verselle et une Amérique décidée à ne la ren­flouer que dans la mesure où ce qu’elle fera dans ce sens, favoris­era sa poli­tique de con­quête de tous les marchés du monde.

Si les mêmes caus­es pro­duisent les mêmes effets…

IV. Pour une théorie mod­erne de l’action pop­u­laire et de la Révolution
De la Révo­lu­tion française, Marx a inféré :

1. Que l’action pop­u­laire avait porté la Bour­geoisie au pou­voir poli­tique en 1789 et lui avait per­mis de mod­i­fi­er les struc­tures économiques et sociales dans un sens con­forme à ses vues ;

2. Qu’une action pop­u­laire d’envergure et bien con­duite y pour­rait de même porter le pro­lé­tari­at et le met­tre à même d’en faire autant pour son pro­pre compte.

Cette thèse d’ailleurs anti­marx­iste a été adop­tée par le mou­ve­ment ouvri­er à l’époque et reste sa loi.

Marx n’a oublié que deux choses :

1. Ce n’est pas l’action pop­u­laire dans la rue qui a porté là Bour­geoisie au pou­voir poli­tique en 1789, mais c’est la longue et lente trans­for­ma­tion des struc­tures économiques et sociales com­mencée au temps des Croisades, con­tin­uée avec la décou­verte de l’Amérique et couron­née par la mar­mite de Papin, qui a ren­du pos­si­ble cette action pop­u­laire dans les per­spec­tives de l’efficacité et du succès.

2. En grim­pant au pou­voir poli­tique et en s’y instal­lant dans des struc­tures économiques et sociales qu’il avait au préal­able créées, le Bour­geois pou­vait rester un Bour­geois ; en y grim­pant et en s’y instal­lant dans les mêmes struc­tures le pro­lé­taire ne reste pas un pro­lé­taire mais devient un Bour­geois. Parce que, comme le fait juste­ment remar­quer E. M. Remar­que dans A l’ouest rien de nou­veau, si le sol­dat raisonne tou­jours en sol­dat, à par­tir du moment où il devient capo­ral, il raisonne en capo­ral : voyez Khrouchtchev après Staline, et voyez Guy Mollet.

D’où la néces­sité de penser la Révo­lu­tion en d’autres ter­mes que la con­quête du pou­voir poli­tique dans les struc­tures économiques et sociales tra­di­tion­nelles et l’action pop­u­laire sous une autre forme que la descente dans la rue seulement.

Si les Bour­geois nous ont don­né une leçon, c’est celle-ci-: incon­sciem­ment sans doute — mais ceci ne change rien à l’affaire — ils n’ont posé leur can­di­da­ture au pou­voir poli­tique que lorsqu’ils ont été en pos­ses­sion de la richesse nationale, c’est-à-dire des moyens de pro­duc­tion et d’échange.

Enne­mis de la pro­priété indi­vidu­elle, nous ne pou­vons pré­ten­dre acca­parer aujourd’hui ces moyens de pro­duc­tion et d’échange que dans les per­spec­tives du mutuel­lisme et de la coopéra­tion. Enne­mis de la cen­tral­i­sa­tion du pou­voir et de l’Etat, nous ne pou­vons par ailleurs envis­ager d’autres formes d’exercice du pou­voir que dans celles du fédéral­isme proud­honien qui est sa néga­tion même.

Le jour où un puis­sant courant d’action pop­u­laire aurait réus­si à inscrire le mutuel­lisme, la coopéra­tion et le fédéral­isme dans les faits, ce serait un jeu d’en obtenir l’inscription dans la loi. Et rien ne dit que la descente dans la rue serait alors néces­saire : si elle l’était, elle serait alors pos­si­ble dans la per­spec­tive d’un suc­cès certain.

On peut, certes, refuser le mutuel­lisme, la coopéra­tion et le fédéral­isme, mais il fau­dra trou­ver autre chose : mon opin­ion est, à tort ou à rai­son et en tout état de cause, qu’il n’y a pas de sit­u­a­tion révo­lu­tion­naire et donc pas de révo­lu­tion pos­si­ble, si, les fac­teurs sub­jec­tifs étant par­faite­ment au point, les con­di­tions objec­tives n’en sont pas réalisées.

Si j’ai dit que ces con­di­tions objec­tives devaient être réal­isées à l’échelle uni­verselle, c’est parce que, les pro­grès sci­en­tifiques ayant com­plète­ment changé l’aspect du monde, l’internationalisme pro­lé­tarien n’y peut plus jouer, dans sa struc­ture actuelle, qu’au risque cer­tain d’y déclencher une guerre mon­di­ale. Le mutuel­lisme, la coopéra­tion et le fédéral­isme ne se pensent d’ailleurs qu’à l’échelle uni­verselle et ils me parais­sent seuls capa­bles de créer, assez rapi­de­ment, une sit­u­a­tion dans laque­lle l’internationalisme pro­lé­tarien pour­rait de nou­veau jouer, non plus sous men­ace de guerre mais sur promesse de Révolution.

C’est peut-être une vue de l’esprit. Elle sig­ni­fie, en tout cas, non pas qu’il faut atten­dre que la sit­u­a­tion soit révo­lu­tion­naire simul­tané­ment dans tous les pays du monde, mais qu’il faut com­mencer tout de suite à créer cette sit­u­a­tion révo­lu­tion­naire partout.

Si atten­tisme il y a quelque part, j’ai l’impression qu’il se trou­ve plutôt du côté de ceux qui se répan­dent en beaux pré­ceptes au niveau de la morale du social­isme, par­lent et écrivent beau­coup mais ne font rien pour créer cette sit­u­a­tion révo­lu­tion­naire dans les con­tin­gences matérielles : il y a vingt-cinq ans que, pour ma part, je ne par­le et écris que dans l’espoir de trou­ver cent per­son­nes décidées à créer une coopéra­tive dans l’esprit des pio­nniers de Rochdale.

J’attends tou­jours les 99 autres.

Car, dans le mou­ve­ment ouvri­er ou cha­cun se prend aujourd’hui sinon pour Dieu le Père, du moins pour un pape ou un chef d’école, on est beau­coup plus fort sur le chapitre des pré­ceptes abstraits inac­ces­si­bles pour tout le monde y com­pris pour ceux qui les énon­cent, que sur celui des exem­ples concrets.

Or la Révo­lu­tion se prêchera par l’exemple ou ne se fera jamais.

Je laisse au lecteur le soin de trans­pos­er cette théorie dans les autres aspects des luttes ouvrières notam­ment, et notam­ment de l’étendre à la grève par­tielle à objec­tifs for­cé­ment lim­ités aux reven­di­ca­tions immé­di­ates et qui, grâce à tout un arse­nal de lois dont elle n’a pu empêch­er la pro­mul­ga­tion, joue aujourd’hui beau­coup plus con­tre les usagers, c’est-à-dire con­tre la classe ouvrière elle-même que con­tre le régime. Si les routiers rem­pla­cent les cheminots en grève, la per­tur­ba­tion apportée à l’économie est large­ment com­pen­sée par les journées de salaire non payées. Si le fac­teur ne dis­tribue pas le cour­ri­er aujourd’hui, il en dis­tribuera le dou­ble demain et il aura per­du une journée de salaire. Mais à quoi bon mul­ti­pli­er les exem­ples ? Au siè­cle de l’énergie nucléaire la grève n’est plus pens­able que générale et ges­tion­naire, c’est-à-dire dans une forme qui n’indisposant per­son­ne est seule capa­ble d’apporter dans l’économie des per­tur­ba­tions que les ten­ants du régime red­outent dans la mesure où ils seraient seuls à en faire les frais.

Si j’ai tort — ce que je n’exclus pas à pri­ori — on peut me l’écrire.

Paul Rassinier


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