La Presse Anarchiste

Barbarie

I

Si tu ren­contres dans la rue
Un léger vol de communiantes
Si tou­chantes, si palpitantes,
Tu sais com­ment l’ombre est venue.

Si tu ren­contres dans la rue
Che­vaux tirant le corbillard,
Mets en règle tes papelards,
Sou­viens-toi du « Je vous salue »

Tu sais com­ment la vie nous hue
Avec des choses sous les choses,
Avec des poi­gnards dans les roses,
Tu sais com­ment la vie nous tue.

Avec sa charge de beauté,
De lai­deur, l’homme il s’équilibre,
Ni sûr, ni pri­son­nier, ni libre,
Rusant avec le balancier.

Ni chaud, ni froid, ni noir, ni blanc,
Une part de pantalonnade
Sur une part de cœur malade,
Part de salade et part de vent.

Revient demain : un noir, un blanc,
Revient un vol de communiantes,
Revient une corde ballante
Ten­due sur le vide béant.

Ce sont pro­blèmes déchirants.
Finie l’école buissonnière !
Voi­ci la fureur écolière
Pen­chée sur des thèmes vivants

Refaits cent fois sur des cahiers
Pleins de fautes et pleins d’erreurs,
Défaits, refaits, sur la blancheur
Lignée, qua­drillée, grillagée.

C’est une tâche d’éléphant
Dan­sant sur les topinambours.
Et pour ta vie tu veux l’amour
Avec en plus un cœur d’enfant !

Je ne suis point ici venu
Pour mettre votre vie en ordre
Moi qui suis entré dans les ordres
Et quatre à quatre revenu.

Qu’on soit évêque ou cordonnier,
Poète, acro­bate, antiquaire,
Abbesse, roi, bonne à tout faire,
Les cor­don­nets de nos souliers

Il fau­dra bien qu’on les renoue
A chaque aurore de ce monde,
Qu’on soit Pros­per ou Cunégonde,
Qu’on fasse risette ou la moue.

Mir­li­ton-ton, beau mirliton
Sif­flé comme un grand bol de bière…
Sur ces pro­blèmes l’adulte erre
Mais ont vingt ans les nourrissons.

Les fusils c’est pas des bâtons.
On fait pan-pan dans les déserts.
Les cailloux qu’on mange au dessert
Ça fera pous­ser les galons.

Lais­sez donc pis­ser les moutons !
Pis­ser les mou­tons la riflette,
Lais­sez donc pis­ser la biquette
Les fusils c’est pas des bâtons.

C’est sur cela que nous pissons
Nous qui avons appris à vivre,
C’est sur cela qu’on se délivre
En large, en tra­vers et en long.

Il en pousse dans les vallons
Des petits pom­pons des familles,
Petits pom­pons sous les charmilles
Ça pousse et nous nous en allons.

Mais tout ceci n’est pas décent.
Moins je pleure et plus je rigole
Et je refais une rigole :
Un peu d’urine avec du sang.

Voi­ci le livre de ma vie
Avec toutes ses pages blanches
Et par-ci, par-là un dimanche
Tout gri­bouillé de poésie.

Tout gri­bouillé de poésie
Et par-ci, par-là un dimanche
Rem­pli d’oiseaux, rem­pli de branches,
Tout bar­bouillé de mélodies.

Sur mon orgue de barbarie
Je fais tour­ner la mécanique,
La méca­nique famélique
Tout enrouée de poésie.

II

Loin des ragoûts, loin des ragots,
Cla­que­mu­ré pour les hivers,
Quand tu seras dans l’ossuaire
Tout seul à te ron­ger les os,

Loin des bateaux, loin des badauds,
Rayé, reti­ré des affaires,
Quand tu seras dans ton suaire
Tran­quille et cou­ché sur le dos,

Quand tu seras le temps durant
Dans une sombre maisonnette
Sans boîte aux lettres, sans sonnette,
Tout seul à tour­ner des yeux blancs,

Loin des amours, loin des amants,
Loin des copines et des potes,
Quand tu seras dans la compote
Rigide comme un règlement,

Loin des bif­fins, des aigrefins,
Loin des sou­cis d’argent, de bonnes,
Loin des étés, loin des automnes,
Loin des soirs et loin des matins,

Quand tu seras dans le sirop
Avec les mains dans pas de poches,
Quand tout sera terre et bidoche
Aux bam­boches des asticots,

Loin des bons et loin des méchants,
Loin des dan­seurs de corde raide,
Loin des brutes et loin des tièdes,
Loin des cœurs à double tranchant,

Loin des parents, loin des enfants,
Loin des dra­peaux, des Marseillaises,
Des Car­ma­gnoles, des foutaises,
Des adju­dants et des truands,

Quand tu seras nul et gisant,
Dégon­flé comme une baudruche,
Empo­li­ti­caillé d’autruche,
Le nez coin­cé dans du néant,

Quand tu seras loin des sermons,
Loin des canons, des cornemuses,
Loin des obus, des arquebuses,
Loin des Faust et loin des Manon,

Quand tu seras loin des prisons,
Loin des can­tines, des casernes,
Loin des badines, des badernes,
Des pas­se­poils et des boutons,

Quand tu seras croquant-croqué,
Cro­que­mi­ton —  Croquemitaine,
Truan­dé de calembredaines,
Truf­fé, tru­qué, tro­qué, traqué,

Quand tu seras bien arrangé
Dans la ran­gée des nécropoles,
Bien ali­gné sur Pierre et Paul
Au cor­deau sur Claude et Roger,

A côté du juge encorné
Qui jugeait les dames frivoles,
D’une jeu­nesse à pigeon-vole
Que la police a pigeonné

Et des vieux amis du pays :
La putain du Sébastopol
Et le direc­teur en faux-col
Des grands bor­dels BNCI,

(Mir­li­ton-ton, beau mirliton
Sif­flé comme un grand bol de bière…
Les grands bor­dels ils sont en pierre
Et nous de la chair à canon)

Quand tu seras pétri, farci
Dans le gros ventre de la terre,
Regarde ce monde à l’envers
Aux racines des pissenlits.

Lais­sez donc pis­ser les moutons,
Pis­ser les mou­tons la riflette,
Lais­sez donc pis­ser la biquette,
Les fusils c’est pas des bâtons.

Voi­ci le livre de ma vie
Avec ses feuilles déjà mortes
Et par-ci, par-là une porte
Grin­çant sur la mélancolie.

Ma vie est comme une ancolie
Etour­die au bord de la route,
Tout est tris­tesse, absence, doute,
Et nuit et brouillard et folie.

Sur mon orgue de barbarie
Je fais tour­ner la manivelle,
Tour­ner, tour­ner la ritournelle
Tout enrouée de poésie.

III

Si tu ren­contres dans la rue
Les sou­ve­nirs de ton enfance,
Chauve de crâne et gras de panse,
Tu sais com­ment l’ombre est venue.

Tu sais com­ment l’ombre est venue
Par force et par indifférence.
Va, fais jouer tes influences :
Sou­viens-toi du « Je vous salue ».

Tu sais com­ment la vie nous hue
Avec des choses sous les choses,
Avec des poi­gnards dans les roses,
Tu sais com­ment la vie nous tue.

Revient un jour : un noir, un blanc.
A ce jour-là la vie te soude.
A coups de pieds, à coups de coudes
Tu te bats contre les géants.

Par­fois tu fais fi du butin.
Tu as peur et ton cœur est vide
Et puis, par­fois, petit David,
Tu culbutes les Philistins.

Revient un soir : un noir, un blanc,
Revient un sou­ve­nir d’enfance,
Revient un rêve, une romance
Criée sur le vide béant.

O Père, on n’était pas créés
Pour les amours ensevelir.
La vie n’a fait qu’aller-venir
Criant sa der­nière criée. 

Après trois jour­nées sans repos
Tu vois mou­rir à l’hôpital
Ton vieux papa qui avait mal
Petit comme un petit agneau.

Tu dis : pas lui, pas lui, c’est faux !
Et tu t’en vas grat­ter la terre
Où sont cou­chés tes père et mère
Où il fait bon, où il fait chaud.

Mais non, ta foi n’est pas trouée
Et ton amour piqué d’épines
Tu le portes sur ta poitrine
Comme une rose tatouée.

Tu vois ta femme en tablier
Rire et chan­ter dans la cuisine
Et quand tu rentres de l’usine
T’ouvrir avec les yeux mouillés.

Tu vois dans un pas­sé lointain
Cet enfant que tu fus naguère,
Avant les bles­sures, les guerres,
Jouant dans un joli jardin.

Tu vois le Père dans les cieux
Jouer le ber­ger des nuages
Et tous les saints du moyen âge
Te par­ler les yeux dans les yeux.

Tu vois la Vierge et les moutons
Près de la crèche à Bethléem
Et tu vois dans Jérusalem
Ton Sei­gneur entre deux larrons,

Et Zachée au pre­mier balcon
Guet­ter du haut d’un sycomore
Jésus res­sus­ci­tant les morts
Juché sur un petit ânon.

Mir­li­ton-ton, beau mirliton
Sif­flé comme un grand bol de bière…
Un jour t’es ren­tré de la guerre
Et t’as cou­ché dans ta maison.

Vas‑y Jean­not, fais ton boulot !
Ton beurre est dans les épinards,
Ta poé­sie chez Gallimard…
T’as tiré le bon numéro.

Lais­sez donc pis­ser les moutons !
 — Amour, mets ta plus belle robe,
Au bou­gnat de la rue Jacob
Les fusils c’est pas des bâtons.

Voi­ci le livre de ma vie
Avec ses pages toutes pleines
Et par-ci, par-là une peine
Enru­ban­née de poésie.

Enru­ban­née de poésie
Et par-ci, par là une peine
Enru­ban­née comme une reine
Du vieux pays des mélodies.

Sur mon orgue de barbarie
Pous­sant la romance à roulettes
Roule, roule ma chansonnette
Tout enrouée de poésie.

Jean Cut­tat, Juin 1956

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