La Presse Anarchiste

Choses vues en rêve

Ron­co-sopra-Asco­na,
13 sep­tembre 1946

Je
rêve peu en géné­ral, et me demande si l’affreuse
série inin­ter­rom­pue de cau­che­mars aux­quels je fus en proie,
l’avant-dernière nuit, n’a point eu pour cause l’éclat
sur­na­tu­rel d’un début de pleine lune tel qu’on en peut
connaître ici ; une lune magni­fique, certes, mais tellement
irréelle, tel­le­ment « anti-monde » et aliénée
que sa lumière a pu sus­ci­ter la mon­tée de toutes les
ombres. Et puis, il y avait eu l’insolite jour­née de la
veille, tout au long de laquelle notre calme vil­lage fut ni plus ni
moins mili­tai­re­ment « occu­pé » par des
gardes-fron­tière. Il s’agissait, expli­quait-on à voix
basse, d’une opé­ra­tion contre les contrebandiers.

Il
paraît, a‑t-on racon­té depuis, que les forces de l’ordre
ont fini par en cap­tu­rer une demi-dou­zaine dans la mon­tagne, après
que l’un des fuyards eut été tué d’une
balle, les gardes, encore furieux d’avoir un peu aupa­ra­vant perdu
eux-mêmes un homme dans une échauffourée
sem­blable de l’autre côté du lac, ayant apparemment
fait exprès de ne pas tirer seule­ment dans les jambes de celui
qu’ils pour­sui­vaient. En revanche, ceux des contre­ban­diers qui
avaient eu le bon esprit de se tenir cachés dans les vastes
caves — de véri­tables sou­ter­rains — de l’un des
habi­tants réus­sirent, en défi­ni­tive, à
s’enfuir…

De
ces cau­che­mars en série, le plus insis­tant fut assurément
celui-ci :

Cela
se pas­sait en France, où je me trou­vais en séjour
illé­gal. A cause d’une for­ma­li­té (dont d’ailleurs
je n’aurais pas eu besoin), je m’étais fait pin­cer. Dans
une salle ou de caserne ou d’hôpital, j’attendais, avec un
tas de gens. On appe­lait mon nom. Avant de pas­ser la porte donnant
accès aux locaux admi­nis­tra­tifs, je pre­nais bien soin
(aupa­ra­vant, je n’avais pas du tout eu conscience de le por­ter) de
me débar­ras­ser du grand cha­peau de jar­din que j’ai ici à
Ron­co. Préa­la­ble­ment à l’interrogatoire auquel on
allait me sou­mettre, on me per­met­tait, par huma­ni­té, de voir
un ins­tant ma mère, extrê­me­ment malade. A cet effet, il
me fal­lait pas­ser dans une pièce voi­sine. A peine en avais-je
fran­chi le seuil que j’entendis un râle d’agonie. De côté
 — je n’osais pas bien regar­der — j’apercevais sur le sol
quelque chose d’où venait ce râle. Une angoisse
affreuse — car je com­pre­nais, puis voyais : ma mère était
un chien.
Ce chien par­lait. Elle était deve­nue folle. Elle
me posait, d’une voix stri­dente, des ques­tions absurdes.
Puis, il-elle (à ce moment elle avait repris une espèce
de forme humaine, mais point la sienne) me deman­dait, comble de
l’ironie dans l’horrible : « Com­ment va ta mère ? »

Ensuite,
je me revois dans le « ves­ti­bule » (la seconde salle). Des
gens (cela n’est que vague, soit main­te­nant soit dans le rêve
même) sont inter­ro­gés. Si j’essaye d’analyser mon
sen­ti­ment, je dirai que j’étais comme sou­la­gé de
n’avoir plus à comp­ter qu’avec la jus­tice des hommes. Un
gar­dien — point de pri­son mais sani­taire — avait, dans la salle
de l’épouvantable entre­vue, com­men­cé d’empaqueter
« le chien ». Il était là main­te­nant dans le
« ves­ti­bule », pen­dant que j’attendais mon tour. Et je
lui deman­dais : « Où allez-vous l’emporter ? »
Réponse : « Je dois le remettre aux ser­vices du
pro­fes­seur X, qui s’intéresse au cas. » Alors moi :
« Mais par­don, vous n’avez pas le droit de le faire sans m’en
avoir deman­dé l’autorisation. » « Voyons,
mon­sieur, repar­tit l’autre, cela n’est pour­tant pas aus­si grave
que s’il s’agissait de vos droits de suc­ces­sion. — Oh ! tenez
bien pour assu­ré (mes pro­pos pre­naient, en effet, ce navrant
tour aca­dé­mique) qu’à mes yeux c’est infiniment
plus impor­tant. — En somme, repre­nait le per­son­nage, vous attachez
de l’importance juste à ce qui consti­tue mon bou­lot ; je peux
dire que je suis ver­ni. » Sur quoi, je m’entendais lui dire :
« Je vois, c’est encore moi qui devrai vous présenter
mes condo­léances ! » D’avoir trou­vé cette
réplique, qui me parais­sait si bien por­ter, si cinglante,
j’étais aux anges. Et par­mi les gens qui, comme moi,
atten­daient, trois sidis — je revois leurs fez — en oubliaient
leur situa­tion et rigo­laient ferme. Et c’est le comique (!)
de la scène qui me réveilla presque hilare…

11
août 1948, Ronco

Ces
der­nières semaines, à nou­veau, rêves en série.
Voi­ci l’un d’eux :

Je
par­lais, ou flir­tais avec une toute jeune fille, mais au visage
étran­ge­ment fri­pé. C’est, je le savais d’évidence,
qu’un sor­ti­lège fai­sait que cet être, né il y a
des siècles, ne pou­vait pas mou­rir, ni même vieillir à
pro­pre­ment par­ler. Seule­ment, son appa­rence de jeu­nesse était
comme un fard écaillé. Je m’éveillai au moment
où la scène allait deve­nir tout à fait
inconvenante.

Un
autre :

J’étais
condam­né à mort. Tou­te­fois, la légis­la­tion du
pays (la Suisse?) me per­met­tait d’être en liber­té en
atten­dant l’exécution. Le ren­dez-vous avec l’échafaud
acqué­rait ain­si la bana­li­té d’un rendez-vous
comme un autre, à noter sur mon cale­pin (seule­ment, c’était
le der­nier). Mais c’était un ren­dez-vous auquel il ne
fal­lait pas être en retard, à aucun prix, sinon la peine
ne serait plus exé­cu­tée, mais, pers­pective de
beau­coup plus hor­rible, com­muée en réclusion
per­pé­tuelle. — Le soir du jour même où la
condam­na­tion m’avait été signi­fiée, je
ren­con­trais R., le mathé­ma­ti­cien. Nous par­lions un long bout
de temps. Il me mon­trait son afflic­tion, aus­si pour Gr., pour tout ce
qu’elle devait souf­frir. Au moment de nous sépa­rer, je le
remer­ciais de son ami­tié, puis, d’un ton étrangement
fri­vole et presque mon­dain : « Je me réjouis pour vous,
fai­sais-je, de cette der­nière conver­sa­tion, car vous pourrez
désor­mais vous dire : j’ai ren­con­tré un condamné
à mort. Ça n’arrive pas tous les jours. »

Au
fur et à mesure que le temps pas­sait, le « rendez-vous »
per­dait de son inno­cui­té. Cela — l’angoisse de la chose,
et aus­si de la rater — deve­nait assez ter­ri­ble­ment du Dostoïevski
en action. Je retrou­vais Gr. Je l’embrassais. Et c’était
si triste que je m’éveillai.

7
sep­tembre 1948

Dans
la salle assez obs­cure où je venais, bien qu’elle fût
déjà prête à fondre en larmes, d’oser
dire en face à X. avec qui j’avais déci­dé de
rompre, que, non, déci­dé­ment, je ne l’aimais pas, je
me trou­vais sou­dain seul en pré­sence de menaçants
per­son­nages, des gang­sters à n’en pas dou­ter, qui s’étaient
mis en tête de m’extorquer l’argent que j’avais sur moi.
J’en pos­sé­dais fort peu et m’imaginai d’abord que l’état
minable de ma bourse leur ferait perdre le sou­ci de s’occuper de ma
trop modeste per­sonne. Or, bien au contraire, la situation
s’aggravait au pos­sible, pre­nant aus­si­tôt le caractère,
de plus en plus net, d’une pré­cise et qua­si scientifique
mise en œuvre tor­tion­naire. D’abord, seule­ment au moral. Puisque
j’étais à peu près dému­ni de fonds, ma
dèche, par un décon­cer­tant para­doxe, n’allait être
qu’un meilleur moyen de me faire chan­ter, — autre­ment dit de se
ser­vir de moi pour atti­rer dans des pièges les personnalités
brillantes dont mes agres­seurs (et moi-même dans le rêve)
me fai­saient le dan­ge­reux hon­neur de me consi­dé­rer comme le
fami­lier. Je refu­sais, bien réso­lu à me lais­ser plutôt
tuer sur place. C’est alors qu’on fai­sait venir un homme que je
recon­nais­sais immé­dia­te­ment : Eluard. En réalité
 — je n’en ai pris conscience qu’à l’état de
veille — Eluard n’était pas, tout en l’étant,
Eluard, mais l’acteur Pierre Bras­seur : il en avait la familiarité
canaille et (je trans­cris mon rêve) cor­rup­trice. Donc, Eluard
(Pierre Bras­seur) allait, en bon vieux pote — car nous étions
amis comme cul et che­mise — me dire de ne pas faire l’idiot :
comme si, lui, ça l’empêchait de s’appeler Eluard
d’être aus­si, et de long­temps, dans la com­bine. Je dis :
allait me dire — car si le per­son­nage, jusque-là, n’avait
encore par­lé, de sa voix tout à fait Pierre Brasseur,
qu’à mes assaillants, c’était comme si j’eusse
déjà enten­du les pro­pos qu’il comp­tait m’adresser.
Mais il y avait une chose que je savais plus clai­re­ment encore : que
cet Eluard-ci n’était pas le vrai, — qu’il s’agissait
en l’espèce ou d’un man­ne­quin par­lant ou d’un complice
quel­conque ayant coif­fé une tête d’Eluard (Pierre
Bras­seur) pour essayer de m’avoir à la per­sua­sion. J’ai
oublié com­ment je fis com­prendre à la bande que je
n’étais pas dupe. Alors se révé­la son terrible
pou­voir. La mort, la tor­ture même, c’eût été
bien trop gen­til pour le sale coco que j’étais, qui ne
vou­lait pas ser­vir leurs des­seins. Non pas le chef de la bande (après
le réveil j’ai même com­pris que ledit chef n’était
pas seule­ment le chef du gang, mais qu’il avait tout pour être
 — ou deve­nir — Dieu soi-même), mais son prin­ci­pal acolyte
(un grin­ga­let très per­son­nage de Gra­ham Green et peut-être
Satan en per­sonne) avait ce don atroce d’infliger par sa simple
volon­té — ce n’était pas magie, d’ailleurs, mais
science et tech­nique pous­sées au plus haut point — telle ou
telle mons­truo­si­té phy­sique à ceux qu’il avait décidé
de punir. C’est ain­si que je me voyais sou­dain — je ne sais plus
exac­te­ment ni où ni com­ment, je crois que c’était aux
mains — affli­gé de poils adven­tices, véritables
che­ve­lures. Et je trou­vais même ma situa­tion encore enviable —
mal­gré l’angoisse que le caprice de l’Ennemi ne l’empirât
d’un moment à l’autre — confron­tée au sort d’une
autre vic­time igno­ble­ment dotée de toi­sons qui lui sortaient
des yeux et des lèvres. Dieu-Chef-de-Bande, même, devait
avoir encore quelque huma­ni­té, quelque scru­pule, car, sur un
ton pla­cide et, il est vrai, comme rési­gné, il
adres­sait des reproches au Grin­ga­let pour avoir eu le culot de se
ven­ger avec ce répu­gnant raf­fi­ne­ment. Mais tout chef (Dieu)
qu’il était, il ne pou­vait rien contre les décisions
de l’avorton. Et bien­tôt toute la scène n’était
plus qu’un ensemble hideux de per­son­nages à toi­sons, à
pro­tu­bé­rances, à plaies, un grouille­ment de sinuosités
mou­vantes — tout un ciné ! — qui les défi­gu­raient de
plus en plus, et dont la malé­dic­tion allait aus­si (ache­ver de)
me frap­per à mon tour. — Réveil horrifié.

Jeu­di
1er août 1957, Ronco

Fait
cette nuit ce rêve :

M.,
ren­con­tré en ville, me disait : « Il y a séance ce
soir à la sec­tion ; venez donc, cela risque de vous
inté­res­ser. » Ce devait être une séance
extra­or­di­naire, pour laquelle on atten­dait appa­rem­ment grande
affluence, car, dès l’entrée, il y avait fil­trage, et
ne pou­vaient mon­ter au pre­mier que les gens munis d’une carte (pas
du « par­ti », mais d’invitation). J’en avais une. Au
pre­mier, la salle était comble. L’amie et col­la­bo­ra­trice de
M., Mme B., sur le point de s’asseoir à la table où
étaient les « membres », m’accueillait avec sa
cor­dia­li­té cou­tu­mière, sans lais­ser paraître, de
me voir là, un éton­ne­ment qui eût été
bien natu­rel. Après tout, pour­quoi se serait-elle étonnée ?
Ce n’était évi­dem­ment pas une séance de
tra­vail obli­ga­toi­re­ment inter­dite aux indif­fé­rents ou aux
adver­saires. Un divan en cuir vert, jouant le rôle de tribune
pour le public et sur lequel un cer­tain nombre de per­sonnes avaient
déjà pris place, indi­quait assez qu’il n’y avait
rien d’anormal dans la pré­sence d’intrus dans mon genre.
Avant de m’y asseoir à mon tour, je reti­rai mes chaussures.
Pas du tout pour l’observation d’un rite genre mosquée,
mais sim­ple­ment pour me mettre à l’aise. Chez les membres et
leurs amis (moi, je n’étais que spec­ta­teur), régnait
une grande indi­gna­tion. Je com­pre­nais que cette séance très
excep­tion­nelle était orga­ni­sée en vue de recevoir,
par­mi ces Zuri­chois, une délé­ga­tion de la section
bâloise, et que tout le monde savait d’avance que les Bâlois,
obéis­sant à leur habi­tuel irres­pect dou­blé d’une
sourde riva­li­té envers la ville « sérieuse »
où ils étaient atten­dus, étaient décidés
à faire scan­dale en pre­nant tout à la blague. Également
indi­gné venait s’asseoir à la table des membres un
per­son­nage encore plus offi­ciel que les autres, dont je ne saurais
dire main­te­nant s’il était le conseiller natio­nal coco
Boden­mann ou Hum­bert-Droz, ou les deux à la fois. De ses
pro­pos res­sor­tait que ces far­ceurs de l’aristocratique et décadente
cité rhé­nane n’en fai­saient jamais d’autres, mais
qu’on allait leur mon­trer de quel bois on se chauffe… Le temps
pas­sait, les Bâlois n’arrivaient tou­jours pas, ce qui
accrois­sait encore l’indignation géné­rale, car il
était trop évident que ce retard consti­tuait déjà
à lui seul une pre­mière façon de se payer la
tête de tout le monde. J’en arrive à me dire qu’ils
ne vien­dront pas du tout et, dési­reux de m’esquiver, je me
mets en devoir de remettre mes chaus­sures, opé­ra­tion qui ne va
pas sans mal, car il se trouve que l’un des sou­liers que j’ai en
main n’est pas à moi. Fina­le­ment, je suis rechaussé.
Au moment où je vais par­tir arrive un intel­lec­tuel d’aspect
bour­geoi­se­ment conve­nable au pos­sible et que les membres accueillent
comme l’un des leurs. Voyant le per­son­nage, je me dis : « Tiens,
il en est. Bon à savoir. » (Aupa­ra­vant, je m’étais
éga­le­ment fait cette réflexion : « M. qui m’avait
tou­jours affir­mé n’être pas du par­ti, main­te­nant je
suis fixé…») Au même ins­tant, la très
jeune femme du nou­vel arri­vant — on dirait bien plu­tôt une
toute jeune fille — me recon­naît et vient à moi toute
radieuse. Pour cette naïve néo­phyte, la pureté
même, il va de soi qu’un type aus­si bien que moi ne peut pas
ne pas être du par­ti. De me voir là est pour elle moins
une décou­verte que la confir­ma­tion de l’estime en laquelle
elle me tient depuis tou­jours. Et comme je mets à exécution
mon pro­jet de m’en aller, elle m’accompagne, descendant
l’escalier avec moi, tout en tenant des pro­pos bien pen­sants que je
ne peux, selon elle, qu’approuver du fond du cœur. Elle est si
gen­tille dans sa robe noire toute simple que, pour ne pas la
déce­voir, je ne réponds rien du tout, mais, tout
légè­re­ment, sur les lèvres, je l’embrasse par
pitié. Quand nous arri­vons en bas, nous nous ren­dons compte —
la porte de sor­tie donne sur une espèce de cour d’école
ouvrant elle-même sur la rue, que l’on aper­çoit à
tra­vers une grille — nous nous ren­dons compte, dis-je, que les
Bâlois viennent enfin d’arriver. Et c’est bien comme les
gens graves le redou­taient, car la « délégation »
se pré­sente dans un style délibérément
sur­réa­liste, très ins­pi­ré des anciens ballets
Wulf [[Troupe cho­ré­gra­phique bâloise d’a­vant-garde, actuel­le­ment dis­soute.]] et du car­na­val bâlois. Nous pou­vons en juger aussitôt
par les pre­miers per­son­nages : des clowns exé­cu­tant devant la
foule inter­dite ras­sem­blée dans la rue des figures
acro­ba­tiques accom­pa­gnées de com­men­taires d’une absurdité
fort drôle et d’ailleurs par­fai­te­ment en rap­port avec leur
invrai­sem­blable accou­tre­ment. Der­rière s’avance le gros de
la délé­ga­tion, domi­né par un énorme
camion jaune serin pas tout à fait en forme mais en « matière »
de diri­geable, avec des extré­mi­tés en accordéon :
le cor­billard de Vic­tor Hugo. Déci­dé­ment, ce n’est
plus le moment de par­tir, et je remonte, tou­jours flan­qué de
ma gen­tille com­pagne, mais cette fois, anti­ci­pant sur le grabuge
auquel il faut s’attendre, je com­mence à lui par­ler clair :
« Si tu y étais allée, dans cette Rus­sie, dans ce
cher pays de tes rêves, tu y aurais vu ce qui s’y passe et ne
dirais plus tant de bêtises. » Sur quoi je l’entends me
répondre : « Madame Lepage (une amie ? sa mère ? sa
mère adop­tive ? ou la mère de son mari?), oui, Madame
Lepage, elle, elle y a été quatre jours, et elle m’a
bien dit comme tout y est par­fait. » (J’admire, notant ceci
après coup, com­bien mon rêve ren­dait avec exactitude,
une exac­ti­tude à peine cari­ca­tu­rale, le ton des néophytes
et sym­pa­thi­sants, et la qua­li­té des témoi­gnages qu’ils
invoquent tou­jours.) Quand j’arrive au pre­mier, une par­tie au moins
de la délé­ga­tion des visi­teurs est, au grand scandale,
d’ailleurs muet, de ceux qui la reçoivent déjà
en fonc­tion. C’est-à-dire que dans un style tou­jours très
bal­lets Wulf ou bal­lets de New York, plu­sieurs « délégués »,
joi­gnant la voix à la mimique, récitent tan­tôt en
chœur tan­tôt en énon­çant en solo tel ou tel vers
iso­lé, un poème sur­réa­liste d’un absurde
char­gé de sens — vitrio­lique et très beau. En
par­ti­cu­lier, il y a ce vers qui revient sans cesse comme un refrain,
décla­mé par la même femme :

Il
ne faut pas oublier, by God, que Dieu n’existe pas.

Puis,
le poème se trans­forme en, ou est rem­pla­cé par une
exé­cu­tion musi­cale, avec danse — du jazz effréné.
Le rythme est si conta­gieux que même une par­tie des assistants
« sérieux » le marquent du pied ou en frap­pant sur
leur verre. Moi aus­si, et avec quel enthou­siasme ! je marque ce même
rythme en fai­sant vibrer un verre au moyen d’une baguette. Soudain,
l’un des Bâlois, après avoir lon­gue­ment considéré
un groupe de quatre dan­seurs, dont l’art et la tech­nique sont
au-des­sus de tout éloge et que j’observe moi aus­si, fasciné,
avec une joie ven­ge­resse indi­cible, finit par s’écrier :
« Vous êtes les seuls cinq gars qui com­pre­niez, qui
pre­niez la chose au sérieux ! » Je com­prends que le
cin­quième, c’est moi. Et le visi­teur dit encore : « S’il
conti­nue ain­si, Sam­son fini­ra mal. » Alors, le saisissant
cha­leu­reu­se­ment aux épaules : « Si le com­mu­nisme, lui
dis-je, tra­vaille comme cela, alors il revien­dra. » Et ce
disant je me sens enva­hi d’un bon­heur immense. Cepen­dant, les
figures de bal­let conti­nuent. Dans la foule, un Bâlois moins
gri­mé que les autres et l’air extrê­me­ment intelligent,
vend des sand­wiches. Très conforme au com­por­te­ment général
de ses copains, la manière dont il fait l’article consiste à
mettre en boîte chaque nou­vel ache­teur. C’est drôle,
c’est gai, mais c’est acide. Mon eupho­rie per­dure, pimentée
d’un sou­dain soup­çon : « Si ces sand­wiches étaient
empoi­son­nés ? » Ce qui ne m’empêche pas d’en
ache­ter un et d’y mordre. — Réveil.

Remarques :

Le
type du rêve à ne pas ana­ly­ser selon les strictes
caté­go­ries de Freud. La libi­do comme les cen­sures (ou leur
abo­li­tion) sont ici d’un autre ordre.

Occa­sions
externes possibles :

J’avais,
avant de dor­mir, lu la fête-scan­dale dans « les Possédés ».

J’avais
aus­si répon­du à un vieil ami com­mu­niste essayant de se
conten­ter d’explications enfan­tines quant à l’actuelle
crise russe (le groupe « anti-parti »).

A
mes yeux, la prin­ci­pale signi­fi­ca­tion (du moins pour moi accessible)
de ce rêve, c’est, à la faveur de l’abolition des
cen­sures réflexives de la veille, de me révéler
le sou­hait, la nos­tal­gie, et peut-être le bien-fondé
d’un com­mu­nisme entiè­re­ment révolte. Les
« Bâlois » par leur repré­sen­ta­tion, y donnent
une leçon en acte aux « gens sérieux », au
trou­peau des­quels je finis­sais par ris­quer moi-même
d’appartenir. Ton rêve te montre, et par là même
te démontre que la cri­tique extrême peut rejoindre la
foi. (Ton rêve pour­rait en véri­té être
comme la ligne géné­rale, l’«indicatif »
comme on dit à la TSF du « pro­gramme » d’une
extrême-gauche libé­rale polo­naise, ou hongroise.)

Autre
leçon :

Les
prêtres antiques ne se trom­paient pas nécessairement,
qui don­naient tant d’importance à l’interprétation
des rêves.

Avec
ce que nous savons aujourd’hui du rêve, nous serions bien
bor­nés de ne pas nous effor­cer de faire ser­vir la pensée
oni­rique à l’élaboration de la pen­sée tout
court.

Jean
Paul Samson

La Presse Anarchiste