III
Quelques
jours après ces derniers combats de rue scellés par la
défaite des spartakistes…, à la suite d’une
discussion fort animée chez des amis, je rentrai chez moi à
pied, vers dix heures, dix heures et demie du soir. Dans le bas de la
maison, je ne remarquai rien d’anormal, de sorte que je n’hésitai
pas à monter jusqu’à notre entresol, puis, ayant
ouvert la porte de l’appartement je gagnai sur la droite ma grande
et belle chambre, non sans toutefois noter qu’au fond du couloir se
fermait une autre porte, là où logeait une fort
avenante péripatéticienne.
Le
milieu de ma chambre était occupé par une grande table
recouverte de drap de billard d’un vert sombre, et, au centre de ce
drap, juste au-dessous de la lampe électrique, s’étalait
une grande feuille de papier sur laquelle une main vigoureuse avait
écrit :
« Un
lieutenant et six hommes. »
C’est
alors que, me retournant, je m’aperçus que les tiroirs de la
commode n’étaient pas fermés comme d’habitude.
Sans
perdre un atome de mon sang-froid, je remis le papier sur la table et
sortis dans le corridor. Aussitôt vint se planter en face de
moi un joli lieutenant tiré à quatre épingles,
en même temps que surgis de tous les côtés, six
soldats s’avançaient sur moi, le canon de leur fusil braqué
dans la direction de mon respectable nombril.
— Haut
les mains ! m’ordonna le lieutenant.
Je
levai les mains et l’on me fouilla. Bien entendu, on ne trouva pas
sur moi la plus petite arme, bien décidé que j’étais
à gagner toute une guerre mondiale sans jamais avoir été
armé.
— Vous
êtes en état d’arrestation, me dit le lieutenant.
Suivez-nous à la Hausvogtei [[Prison berlinoise réservée aux prévenus.]]. Vous avez de l’argent
sur vous ?
Je
sortis mon portefeuille, qu’il examina et dans lequel il trouva
quelques billets de cent marks. La raison de cette exceptionnelle
fortune résidait tout bonnement dans le fait que je venais de
passer et au « Simplicissimus » et à une autre
rédaction, où l’on m’avait versé des
honoraires.
— D’où
avez-vous cet argent ? me demanda le lieutenant.
— C’est
de l’argent très honorablement gagné. Comment ? C’est
ce que je n’expliquerai qu’au juge d’instruction.
Plus
tard, au cours de la même nuit, ledit lieutenant rendit
également visite à ma sœur Lili…, qui, à
cette occasion, se serait écriée :
« Tant
d’hommes robustes pour une faible femme ! » Et à quatre
heures du matin toujours accompagné de ses hommes, il alla
trouver Madame la conseillère Franziska Turel [[La mère de l’auteur.]]. « Votre
fils, lui dit-il, est un homme extrêmement intelligent.
Pourquoi n’a‑t-il pas pris la fuite ? » Sur quoi Madame la
conseillère, toute royale de dignité, lui répondit :
« Sans doute mon lieutenant, parce qu’il n’a rien fait de
mal. »
Après
mon arrestation, nous descendîmes prendre un taxi, que, bien
entendu, je dus payer. Sur le devant, à côté du
chauffeur et son fusil entre les genoux, avait pris place un soldat.
Quant à moi, l’on m’avait fait asseoir sur la banquette
arrière, à côté du lieutenant tenant
toujours à la main son pistolet chargé. Nous nous mîmes
en route, et histoire de garder intérieurement mes distances
envers ces individus, je me récitai non moins intérieurement
à moi-même ces vers de Verlaine :
Luit dans les bois ;
De chaque branche
Part une voix
Sous la ramée…
Ô bien aimée.
En
très peu de temps notre taxi était arrivé au
« Landwehrkanal », à la hauteur du pont d’Hercule.
Nous dûmes faire halte, car le pont était hérissé
de barbelés, et, se balançant comme des loups de mer
sur leurs puissantes jambes un peu courbes, vinrent vers nous un
certain nombre de mercenaires baltes à la ceinture desquels
pendaient force grenades.
Un
gars trapu ouvrit la portière et demanda au lieutenant d’où
nous venions et où nous allions. Mon lieutenant répondit
à peu de chose près : « Spartakiste. Mandat
d’arrêt. Hausvogtei. »
Sur
quoi le Balte émit ces paroles classiques : « Un genre de
client que je ne prendrais même pas la peine d’aller livrer. »
Et ce disant, il passa son énorme patte à l’intérieur
de la voiture, comme s’il eût voulu m’en tirer comme un
lapin afin de me flanquer à l’eau. Mais « mon »
lieutenant, saisissant de la main gauche la poignée de la
portière, ferma doucement, de sorte que notre butor fut obligé
de retirer son bras et se contenta de dire : « Passez ! »
Ainsi
arrivâmes-nous à la Hausvogtei, puis, de là,
au Polizeipräsidium [[Tout ensemble préfecture de police et prison.]] Alexanderplatz. Çà
et là, on tirait encore du haut des toits.
Le
Polizeipräsidium était alors le plus étonnant
modèle d’une sorte d’infernal grand magasin ou de
caravansérail asiatique. Naturellement, je ne pus m’en
rendre compte que le lendemain. Au premier abord, l’édifice
se montra à moi sous l’aspect de n’importe quel
pénitencier de l’ère victorienne. Du centre partaient
en étoile de grandes galeries, véritables cañons
dénudés de part et d’autre desquels les cellules,
telles les alvéoles d’une ruche, étaient réparties
en étages reliés entre eux par tout un léger
réseau de passerelles, de ponts et d’échelles de fer.
Toute
la nuit, la vaste armature métallique retentit d’un lourd
bruit de pas, puis, dès le matin, tout cela se mit à
grouiller. Non seulement de gardiens distribuant du café —
ou du moins ce qu’on osait appeler ainsi — mais en outre de
crieurs de journaux, de marchands de cigarettes et d’une foule de
personnages dont on n’eût pu dire s’il s’agissait de gens
du service, d’agents provocateurs ou de camelots. C’est sans
doute la raison pour laquelle on avait omis de me retirer mon
portefeuille, afin que je fusse en mesure d’acheter tout ce dont il
me prendrait envie aux vigoureux lascars venant offrir à la
porte des cellules journaux, cigarettes et, cueillis en ville ou
inventés sur place, le plus bel assortiment de faux bruits.
Un
matin, le troisième, je pense, après mon entrée
dans ce noble édifice, son importance Georg Bernhard [[Ancien social-démocrate et l’une des huiles du monde de la presse.]]
venait m’honorer de sa visite… et dès le lendemain j’avais
l’honneur supplémentaire de recevoir celle de l’avocat
« indépendant » [[C’est-à-dire du parti socialiste indépendant.]] Me Rosenfeld, qui me proposa de
confier ma défense à son parti. Sur quoi je lui
répondis que j’avais déjà accepté
d’être défendu par un autre de ses confrères,
Me Werthauer.
En
soi, l’agitation qui régnait à l’Alexanderplatz eût
été fort amusante si nous n’avions pas lu, nous
autres prisonniers, dans les journaux qui nous étaient offerts
en si grande abondance, le massacre des communistes dans la forêt
de Tegeler et l’assassinat de Liebknecht et de Rosa Luxembourg,
tandis que nos aimables gardiens nous racontaient que Noske lui-même
était déjà en prison et que les officiers
avaient systématiquement entrepris, au cours des « transports »,
de liquider tous les spartakistes.
Un
matin, je vis sur la porte de ma cellule une croix blanche, et,
devant aller chez le coiffeur, j’en découvris aussi sur bon
nombre d’autres portes. Le gardien chargé de m’accompagner
à l’aller comme au retour me confia que cela visait les gens
désignés pour être « fusillés lors
d’une tentative de fuite » lors du prochain transport. J’eusse
été bien en peine de décider s’il s’agissait
d’un simple bluff.
Un
autre jour, vers cinq heures du matin, après que l’on eut
violemment frappé à la porte de ma cellule, j’entendis
crier : « Soyez prêt à six heures ! On viendra vous
chercher. »
Je
m’apprêtai donc. Puis, à l’heure dite, fus conduit,
avec d’autres détenus, dans la cour encore obscure. Un
panier à salade nous attendait. On nous y entassa sur deux
rangées, les uns en face des autres. A ma gauche était
assis un petit matelot. Il n’y avait en lui rien de marin, à
l’exception de son uniforme. Il se mit aussitôt à me
glisser dans le tuyau de l’oreille : « Vous savez pourquoi on
m’a coffré ? Paraît que j’aurais dévalisé
des boîtes aux lettres. Moi ? Vous vous rendez compte ! »
Je
pouvais comprendre son indignation, mais, à la vérité,
j’avais d’autres soucis, car la seule chose qui pût me
donner la trouille, c’était le transport d’une prison à
une autre, éventuellement accompagné de tentatives de
libération. On m’avait informé que cela pouvait se
produire et que je devais bien me garder de tomber dans le piège.
Aussi
ne me sentais-je pas de joie lorsque, sans que personne eût
entrepris de nous « libérer », nous fîmes
enfin halte à la prison de Moabit :
Und
das Zuchthaus, heilig gross,
Oeffnet
ihm den Mutterschoss,
(Et
la prison, saintement immense, lui ouvre son giron maternel) comme il
est si bien dit dans Heine. Quand les portes de fer se furent
refermées sur nous, je poussai un soupir de soulagement, et
c’est avec une véritable gaîté que je descendis
de notre panier à salade, bien qu’un gardien à la
mine féroce se fût immédiatement hâté
de m’accueillir en me disant (il avait lu sans doute dans les actes
que j’étais né à Petersbourg) que j’étais
russe et que, par conséquent, il s’agissait d’abord de
m’épouiller.
Je
descendis dans la cave, dus me mettre tout nu, prendre une douche et
me savonner. Ensuite, on me donna la tenue d’ordonnance et m’intima
l’ordre de signer un papier comme quoi l’on m’avait pris ma
montre et mon portefeuille contenant telle et telle somme. Cela fait,
je me vis enfermé dans une cellule souterraine.
Le
lendemain matin, je fus conduit à l’un des étages
supérieurs dans une cellule individuelle dont tout le mobilier
se réduisait à une couchette, une petite table avec, en
évidence, le Nouveau Testament, et une toilette dépourvue
de chasse d’eau. A côté de la porte, on me montra un
bouton sur lequel il suffisait de presser pour que, dans le corridor,
s’abaissât un petit drapeau faisant signe au gardien de
venir.
Ayant
toujours pensé qu’une mansarde est le meilleur lieu d’où
se puisse gouverner l’univers, j’aurais dû, dans cette
cellule, me sentir parfaitement à mon aise. Seulement, la
liberté de mouvement s’y trouvait plutôt réduite :
ne pas pouvoir ouvrir la porte de sa propre demeure, cela, malgré
tout, fait quand même une sacrée différence.
Le
soir de ce même jour, bien après que l’on eut coupé
la lumière, j’hésitai longtemps à me coucher.
Et pourtant il faisait froid, mais j’ai beaucoup plus peur de la
vermine que de tous mes ennemis parmi mes contemporains. Finalement,
il fallut bien que je me glisse sous la couverture, — une épaisse
couverture de cheval, mais dure comme une planche. Cette première
nuit, je gelai ferme, mais, dès le lendemain, je recevais de
ma mère un gros paquet contenant une merveilleuse couverture
en poil de chameau, dans laquelle je pus m’envelopper comme une
chenille dans son cocon. Seulement, au cours de cette seconde nuit,
je découvris, sinon, à vrai dire, des punaises, du
moins deux à trois poux. Je mis fin à leur existence
et, le matin, j’appuyai sur le bouton. Au bout d’un certain
temps, je perçus au dehors un bruit métallique, puis la
porte s’ouvrit et, l’air furieux, le gardien se planta devant
moi.
— Qu’est-ce
que vous avez encore ? grogna-t-il, bien que ce fût très
exactement la première fois que je l’appelais.
— C’est
que, dis-je, j’ai trouvé des poux.
— Hein ?
Des poux ? Ici, dans mon service ? impossible ! Ça n’est
encore jamais arrivé. Vous les aurez apportés
vous-même, énonça-t-il avec, à peu de
chose près, la mine de la propriétaire d’un garni
parisien s’adressant à un pauvre émigré. Il
faut encore vous faire épouiller. Passez-moi vos affaires.
Je
pâlis, au moins intérieurement, à la pensée
que ma merveilleuse couverture en poil de chameau allait passer à
l’étuve et me reviendrait sans doute aussi dure que la
couverture de la prison. Désespéré, je fouillai
au plus profond de mon imagination créatrice et dis :
— Monsieur
le gardien, je n’ai jamais vu de poux. Peut-être n’en
étaient-ce point. J’ai déjà jeté ces
insectes dans les cabinets.
— Comment
étaient-ils ? me demanda mon cerbère.
— Verts,
Monsieur le gardien, verts !
— Dans
ce cas, ce n’étaient pas des poux. Je le savais bien ! Dans
mon service, cela n’arrive jamais.
C’est
ainsi que je pus conserver la belle couverture maternelle et n’eus
du moins plus besoin d’endurer un froid polaire. Car, dès
quatre heures de l’après-midi, le chauffage s’arrêtait
complètement et, si immunisé que j’aie toujours été
à cette époque contre la grippe, j’eusse fort bien pu
sans cela, pendant les semaines qui suivirent, contracter un satané
refroidissement.
Bien
que seulement en prison préventive, je fus, non point certes
l’objet de mauvais traitements, mais presque soumis au régime
d’un condamné. La permission d’écrire ne me fut
accordée qu’exactement deux jours avant mon acquittement,
fin mars. Je n’avais pas davantage le droit de me faire envoyer des
livres du dehors. Une fois par semaine, je touchais, sur le fonds de
la bibliothèque, un vague bouquin d’aspect minable, que
d’ailleurs, par curiosité, je lisais aussitôt, ne
fût-ce que pour voir quel genre de littérature passait
pour posséder des vertus pédagogiques auprès des
bagnards. Tous ces livres, il faut le dire, provenaient d’un monde
nettement meilleur que le nôtre.
Deux
ou trois fois, on me fit sortir de ma cellule pour m’amener devant
le juge d’instruction. Avec ce magistrat, je parlai le moins
possible, tout en réfléchissant à l’attitude à
adopter lors des prochains débats du tribunal. Ayant, comme
j’ai dit, refusé l’assistance de Rosenfeld, je discutai,
en revanche, toute mon affaire avec Werthauer, mais comme avec un
homme appartenant à un autre univers que moi. Je tenais pour
certain qu’un grand avocat a forcément toujours tendance à
dramatiser les causes à lui confiées, alors que, pour
ma part, j’étais bien décidé à
renoncer, non seulement à tout rôle de martyr, mais
encore à toute recherche d’effet, ne fût-ce que parce
que je voyais là le plus sûr moyen d’éviter de
nuire à d’autres. Toutes choses auxquelles je réfléchis
avec le plus parfait sang-froid. Quant à l’interdiction
d’écrire, je la supportais presque sans impatience, d’autant
que j’étais résolu à n’exposer aucun texte
d’importance à la curiosité du juge d’instruction.
Je comptais uniquement sur ma mémoire, tout comme je rédige
aujourd’hui le présent curriculum vitae sans me
servir de la moindre note prise naguère.
Si
j’en avais vite fini avec le livre prêté chaque
semaine par l’administration, il y avait en revanche sur ma table,
le l’ai noté plus haut, un exemplaire du Nouveau Testament.
J’en fis donc mon sujet d’étude, fort aidé en cela
par les cours que je m’étais avisé de suivre
auparavant chez Eduard Meyer. Mais c’est seulement ici, je veux
dire dans ma cellule de Moabit, que je distinguai pleinement la
puissante stratégie religieuse que l’on se refuse à
voir dans le Nouveau Testament et même dans l’histoire de la
Passion, désireux que l’on est d’ordinaire de ne prêter
attention qu’aux seuls impératifs d’amour et, serais-je
tenté d’écrire, au seul lyrisme social du Sermon sur
la Montagne.
IV
(Après
son acquittement à Berlin en mars 1919, Turel, dès le
même mois, se trouve à Munich, où deux jours
après son arrivée — il n’y a là aucune
relation de cause à effet ! —éclatait la Commune.)
A
Munich, en mars 1919, je ne m’intéressai en aucune façon
à la déplorable rhétorique des réunions
au cours desquelles Gustav Landauer et ses pareils perdaient un temps
précieux à pontifier à propos des problèmes
de l’éducation du peuple ou bien philosophaient sur les
dispositions des bons bourgeois et philistins à se muer
en cosmopacifistes. Après quelques échantillons de ce
bel esprit, je m’abstins d’aller en écouter davantage, ne
fût-ce que dans la crainte que tant d’humanité si
profondément bienveillante ne m’amenât à
outrepasser les bornes de la courtoisie et que tous ces gens-là
ne finissent par me considérer comme la dernière des
brutes militaristes.
Et
lorsque l’on me montrait dans les rues munichoises des milliers
d’habitués des célèbres brasseries se
baladant, un fusil non chargé sur l’épaule et le
ventre ceint d’une immense écharpe rouge, tout ensemble en
troupeau et en famille, exactement à la façon des
smalas berlinoises qui vont sanctifier le dimanche au bord de quelque
lac des environs de la capitale, j’étais saisi par la
nausée…
Considérablement
déprimé, je me mis à m’intéresser avant
tout à ce qui se passait dans les campagnes, car je savais que
c’était précisément hors de la ville qu’avec
l’aide des plus arriérés et des plus nantis des
moyens propriétaires, que l’on avait conçu le beau
projet de réaliser la révolution agraire. Juste en
terre bavaroise ! Alors que dans tous les pays à l’est de
l’Elbe les latifundia restaient aussi intacts que dans l’Italie
du Sud pour permettre aux « gouvernants » social-démocrates
de s’y faire inviter à la chasse par les junkers, on
espérait amener par de beaux discours les koulaks bavarois à
renoncer avec enthousiasme à leurs biens fonciers.
Je
me fis donner un papier selon lequel j’étais désigné,
en qualité de commissaire de la révolution mondiale,
pour réaliser le grand soir dans je ne sais plus quel village
situé dans un district quelconque entre Munich et le lac
Starnberg. Sur quoi j’allai me mettre au vert dans le théâtre
rural censé réservé à ma mission.
D’abord
à Starnberg même où, contre paiement d’un loyer
substantiel, je « réquisitionnai » une chambre
chez deux vieilles dames nobles, lesquelles s’attendaient
évidemment à héberger un abominable commissaire
du peuple assoiffé de sang et de vengeance. Aussi quelle ne
fut pas leur stupeur de constater que leur nouveau locataire se
levait à quatre heures du matin, se faisait lui-même son
café, puis se mettait à taper comme un sourd sur sa
machine à écrire pour rédiger — au fait quoi ?
des ouvrages philosophiques ou des condamnations à mort ? —
c’était la question… Mais d’un garçon si matinal
les deux vieilles dames n’attendaient certainement rien de
diabolique. Cette habitude de me lever de bon matin, je la dois à
la psychanalyse (vous savez bien : faire sortir les gens de leur
nuit). Et puis qui sait si ce n’est pas aussi se ménager la
chance de saisir un beau jour tous les leviers de commande de l’État
avant que les gens comme il faut aient seulement commencé leur
petit déjeuner ? Jusqu’à ce jour (1952), je n’en ai
d’ailleurs jamais eu l’occasion.
Pendant
la journée, j’étudiais à en perdre le souffle
la situation mondiale. En un riche village de koulaks dont je n’ai
pas retenu le nom, une sorte d’assemblée générale
eut lieu dans la vaste salle d’une brasserie. Étaient venus
là de soixante à quatre-vingts paysans, des gaillards
robustes, brutaux et cyniques, tout ensemble madrés et bornés,
du moins pour moi et à mon propre point de vue sociologique,
encore que je ne veuille pas du tout mettre en doute qu’ils
s’entendissent parfaitement à se rouler les uns les
autres au marché et à aiguiser leur esprit en
d’interminables procès.
Assis
en face d’eux, pour ainsi dire en chaire, je considérai les
visages, les gueules, les masques de ces êtres soi-disant si
modestement enracinés dans la glèbe. A côté
de moi se tenait, non pas assis mais debout, le personnage en
uniforme feldgrau et en bottes régimentaires, qui avait la
tâche de me présenter et s’en acquitta un peu à
la façon d’un professeur d’université s’apprêtant
à donner la parole à un orateur de passage venu tenir
une conférence sur la victoire finale de l’idéal
démocratique. Le malheur des gens formés par l’alma
mater, c’est de ne pouvoir se défaire en quelque
circonstance que ce soit de leurs bonnes manières, d’ailleurs
fort louables en elles-mêmes. Mon cornac déclara que la
seconde, ou même la troisième phase de la révolution
allemande avait désormais vaincu à Munich et que le
camarade Schulzenhans (tel était, en effet, mon
pseudonyme si j’ose en l’occurrence employer ce terme) était
maintenant chargé de réaliser la révolution
mondiale agraire dans ce village comme dans tout ce district amis et,
eût-on même été tenté de dire,
avides de progrès et de nouveautés.
Sans
nourrir une particulière sympathie pour les paysans de la
Haute-Bavière, je n’en supposerai pas moins, entre les
réactions de ces incurables têtes carrées
rassemblées devant moi et celles de mon propre système
nerveux, une similitude frisant presque la haute trahison. Eux comme
moi étions en ceci d’accord que les choses ne pouvaient pas
être ainsi présentées. Après ce beau
discours, l’homme à l’uniforme passé et aux bottes
non moins en mauvais état prit presque aussi cordialement
congé de ces authentiques Hauts-Bavarois aspirants
révolutionnaires que de ma propre personne. Il me serra la
main d’un air pénétré et, conformément
aux compétences qu’il avait reçues en haut lieu, me
remit, si l’on peut ainsi parler, tous pouvoirs discrétionnaires.
Sur quoi il prit le large, et on ne l’a jamais revu.
Je
me trouvai donc en tête à tête, moi et tout mon
talent, avec ces gars dont chacun avait chez soi son fusil de chasse
et qui les uns comme les autres attendaient en toute confiance
l’arrivée des gardes-blancs. A peu près dans le style
d’un lord anglais s’apprêtant à parler à sa
« yeomanry », je m’approchai du landammann de la
région et, le fixant d’un air sinistre, lui dis : « Vous
avez tout entendu ? Maintenant, je vais vous dire ce que vous devez
faire. Absolument rien ! Tenez-vous parfaitement peinards. »
Le
bonhomme me regarda avec toute la bienveillance d’un anthropophage
qui ressentirait quelque regret d’être dans la nécessité
de consommer ses propres neveux et nièces.
Vers
cinq heures du matin, j’achevai, là où j’habitais,
d’emballer mes affaires et, sans éveiller inutilement
l’attention, disparus de ce village, car je savais que les blancs
étaient déjà, pour ainsi dire, aux portes, et
effectivement, ainsi que je l’ai appris plus tard, un certain
nombre de paysans faisaient dès midi leur apparition chez mes
logeuses, dans la ferme intention de me caresser de leurs matraques.
Une
fois arrivé à la ligne de chemin de fer
Munich-Starnberg, je me rendis compte que je ne pouvais plus
retourner à mon ancien logement dans cette dernière
ville et, faisant demi-tour je suivis tout bonnement à pied
les rails en direction de Munich. Là, je commençai par
me rendre à ma pension de la Schellingstrasse. Dès
qu’elle m’y eut vu paraître, certaine jolie femme avec qui
je n’avais jamais eu le moindre tendre rapport, vint me parler et,
sans me dissimuler que ses charmes de beauté magyare lui
permettaient d’entretenir des relations fort intimes avec des
partisans de Wrangel à Constantinople de même qu’avec
un certain nombre de Baltes, elle me dit en camarade que les présents
libérateurs de Munich avaient apporté de Berlin des
listes de communistes et que je ferais mieux de ficher le camp.
J’allai
aussitôt trouver un avocat que je connaissais fort bien, et qui
était membre du parti socialiste. Il me fit grimper tout en
haut de sa maison, bien au-dessus des chambres de bonnes. Ainsi
passai-je cinq jours consécutifs sous la charpente du toit
qui, chauffée par le soleil, sentait adorablement bon. Je
disposais d’une petite machine à écrire, mes repas
m’étaient passés dans une gamelle, et c’est dans
ces conditions que j’écrivis mon grand article « La
courbe de l’humanité », auquel je dois que mon premier
véritable livre, Selbsterlösung (L’autolibération),
ait pu paraître à Berlin chez S. Fischer, — article
dont tout l’élan n’arrive d’ailleurs pas à
dissimuler que ce que je peux appeler aujourd’hui ma théorie
de l’histoire en était encore à la phase
embryonnaire.
Lorsque,
environ cinq jours plus tard, on me fit redescendre sur terre,
l’hystérie des exécutions d’otages s’était
calmée, et je pus regagner Berlin.
Avant
de terminer ce chapitre de mes souvenirs, je voudrais encore
rapporter un charmant épisode montrant combien l’esprit
humain, en période révolutionnaire, peut être
tenté de désespérer de la causalité et de
ne plus reconnaître d’existence qu’au pur hasard, dont le
règne fait alterner comme à plaisir la brutalité
sanglante et de véritables idylles. Comme je l’ai déjà
dit la tactique d’encerclement des « blancs » ne m’avait
plus permis, après l’effondrement de ma dictature agraire
dans ce village de koulaks bavarois dont j’ai parlé, de
réintégrer mon domicile provisoire de Starnberg.
Or, à Munich, quelque deux jours après que j’avais pu
quitter mon perchoir sous les toits, la poste me remettait un carton
brun d’une teinte presque aussi chaude que celle des cartons dans
lesquels, à Berlin, Madame mon excellente mère
expédiait à sa clientèle thé, sucre candi
et jujube. Dans le carton, il y avait, sur le dessus une épaisse
couche de bretzels et de petits gâteaux, puis en dessous,
force papier de soie et, sous ce papier de soie, tous les ordres de
mission du gouvernement révolutionnaire munichois qui
m’eussent valu de sept à dix ans de cachot s’ils étaient
tombés sous les yeux et entre les paragraphes des tribunaux
d’exception de la terreur blanche.
Ce
simple détail permettra au lecteur de comprendre pourquoi, à
l’égard des dames de l’antique aristocratie, je n’ai
jamais pu me hausser à une véritable haine.
Adrien
Turel