Pas
besoin d’un gallup pour savoir que si l’on demandait aux gens, en
cet automne 1957 : « Quel est à votre avis le plus grand
événement de l’année ? », presque tous
répondraient : « Le lancement des satellites artificiels. »
Tant cette réalisation d’un rêve millénaire —
la conquête de l’espace — est faite pour servir le jeu bien
concerté de la propagande des uns et de cette chasse au
sensationnel qui, dans la presse des autres, dissimule l’idolâtrie
du fait sous le nom pompeux d’information.
Eh
bien non : en cet automne 1957, endeuillé par l’anniversaire
de l’écrasement du peuple hongrois — mais d’un deuil
transfiguré par l’héroïsme des victimes —,
nous dirons, nous, que le grand événement de l’année
est, pour la confusion de tous les « réalistes »,
d’ordre moral et spirituel. Car, en dépit du déchaînement
des folies collectives de plus en plus menaçantes, nous avons
appris cette nouvelle qui n’a l’air de rien, comparée aux
clameurs des fanatismes et au bruit des armes : un homme, un homme
seul, le Monténégrin Milovan Djilas, naguère au
faîte du pouvoir et l’un des privilégiés de la
« démocratie populaire » yougoslave, le dauphin,
même, du dictateur de là-bas, a, parce qu’il ne pense
plus « bien » et tenait à le dire, choisi la
prison. Condamné une première fois pour le « crime »
d’avoir publié des articles hétérodoxes,
Djilas, en effet, assumant d’avance toutes les conséquences
de son geste, a, de Belgrade, réussi à faire paraître
à New York, sous le titre de « la Nouvelle classe »
(The New Class, éditions Praeger, — une édition
française, établie par les soins d’André
Prudhommeaux vient de sortir chez Plon), le livre où il expose
ce qu’est à ses yeux de résistant, de militant, de
chef, mais aussi de servant de la vérité, la nature
réelle du régime dit communiste. — Bien entendu,
pareille impertinence ne pouvait rester impunie ; Djilas fut aussitôt
extrait de sa cellule — une cellule dont il avait d’ailleurs eu
déjà l’occasion de faire la connaissance sous le
règne du roi Alexandre — et déféré à
un tribunal qui, siégeant à huis clos, lui infligea
sept années d’incarcération supplémentaire.
Apparemment pour lui apprendre que les paradis « socialistes »
ne connaissent plus le délit d’opinion.
On
a admiré, et on a eu raison, l’intrépidité
d’un auteur, d’un homme qui, sachant ce qui l’attendait, a fait
bon marché de son propre sort, pourvu que sa vision des
choses, en prenant corps dans un livre, devînt notre bien
commun à tous. Mais ce n’est pas encore assez dire. Ce
régime qu’il a lui-même aidé à édifier,
mais qu’il ose aujourd’hui juger de l’intérieur, il ne
vient pas seulement nous en parler comme un témoin oculaire.
C’est en un autre sens, plus grave, celui même que donnaient
au mot les premiers confesseurs de la foi de nos pères, qu’à
ses risques et périls il a assumé d’être
témoin. Car il a su, accepté, voulu — courage
autrement grand que le seul oubli de soi — que, grâce aux
sbires chargés de statuer sur son cas, chaque minute de
l’existence cellulaire où le voici réduit témoigne
pour sa vérité.
Comment
ses adversaires eux-mêmes peuvent-ils demeurer insensibles à
tant de vraie grandeur ? Et pour ce qui est de nous qui, à
l’abri des lois veillant au salut de l’empire et… des esprits,
pouvons lire le livre de Djilas, comment, en plus de notre hommage à
la force d’âme dont fait preuve celui qui l’a écrit,
mieux répondre à son sacrifice qu’en essayant de nous
rendre compte de ce que nous apporte l’œuvre qui en est la raison
d’être ?
D’après
les quelques extraits qui en ont paru ici et là en français,
ou aussi dans la presse allemande, on avait pu craindre que
l’ouvrage, s’il avait ceci d’étonnant, de réconfortant
d’avoir été rédigé au-delà du
rideau de fer, ne contînt que tout ce que nous savons déjà
de longue date quant à la tragique imposture des dictatures
issues du bolchevisme. Mais, avec la lecture du livre entier,
l’horizon change, et d’abord, il ne faut pas hésiter à
l’écrire, on ne laisse pas d’éprouver une certaine
inquiétude. Pour un esprit occidental distant de Marx — et
aussi de cette religion du progrès matériel tel qu’on
l’entend en Amérique — le principal obstacle pour aborder
le livre de Djilas réside assurément dans sa façon
de voir, et de justifier, les débuts de la révolution
communiste. Sans aucun doute en raison de son appartenance à
un pays sous-développé, où s’impose la
revendication (légitime, est-il besoin de le dire?) de mesures
d’urgence contre la misère endémique, Djilas garde de
sa formation marxiste le pli d’accorder le pas sur toutes choses à
la productivité : « La loi de la société et
de l’homme, écrit-il comme s’il s’agissait d’une
évidence quasi mathématique, est d’étendre et
de perfectionner la production » (p. 190). Or, son analyse de la
période héroïque de la révolution
communiste lui montrant, à juste titre, dans les
révolutionnaires d’alors des hommes, certes sincèrement
persuadés de travailler à l’avènement de fins
« idéalistes » (plus de bonheur et plus de justice
pour tous), mais en fait contraints, et même « chargés »
par, « l’histoire » de procéder au plus vite à
l’industrialisation de leur pays retardataire, n’hésite
pas à trouver dans cette « mission historique » la
justification suffisante du renoncement de la révolution à
son contenu humain. Devant cette phase, Djilas, qui cependant s’élève
aujourd’hui si courageusement contre le « mouvement de
l’histoire » récente, est comme un théologien
qui, fustigeant les crimes des fils d’Adam, nierait l’existence
du péché originel. N’aurait-il jamais lu, aurait-on
envie de lui demander, non point (il serait injuste de l’exiger
d’un homme ayant, malgré lui, vécu en vase clos dans
le climat d’un Etat post-révolutionnaire de l’Europe de
l’Est) la chronique des luttes qui opposèrent, au temps de
Marx, autoritaires et anti-autoritaires, mais du moins les
avertissements de Rosa Luxembourg mettant Lénine en garde
contre la suppression de toute libre discussion entre
révolutionnaires ? Car c’est de cette négation de la
première d’entre les libertés concrètes que
devait sortir la réduction des soviets à un rôle
purement nominal et, que Lénine l’ait ou non prévue
et crainte, la dictature stalinienne. Sur ce point des origines,
d’une importance capitale d’ailleurs, Djilas demeure, nous a‑t-il
semblé, tributaire de la part la plus négative du
léninisme.
Mais,
cela dit, il n’en faut que davantage admirer la perspicacité
paradoxale avec laquelle il a regardé et démonte le
mécanisme des conséquences.
Il
serait trop long de nous étendre ici sur toute la série
de vérités d’espèce que la lucidité du
témoin Djilas dénombre et situe : caractère
illusoire de la fronde titiste, contradictions des communismes
« nationaux », aspects de décadence de la phase
actuelle des régimes « populaires » de l’Est,
encore que cette décadence ne doive pas s’accompagner
d’espoirs en des changements rapides, — etc. Trop long aussi de
discuter — car comment ne les point trouver discutable ? — les
aspirations « neutralistes » par lesquelles il rejoint,
dans son tableau du monde présent, les positions officielles
du gouvernement qui le tient prisonnier.
Mais
un point entre tous exige d’être mis en lumière : cette
notion de la nouvelle classe qui a donné son titre au
livre et que seul pouvait élucider à fond un citoyen de
l’autre côté du rideau, qui en a vécu et en
vit, en privilégié d’abord, puis en paria, la
quotidienne expérience, — vérité que confirme
d’ailleurs le fait que ce même terme de « nouvelle
classe » a été, dès avant Djilas, formulé
par les jeunes libéraux « révisionnistes de
Pologne.
Nous
tous, et Djilas aussi (il le dit lui-même), avons été
tentés longtemps de définir le régime de la
Russie abusivement dénommée soviétique, comme un
capitalisme d’État. Or, dit Djilas, ceci encore est une
illusion. Dans le monde capitaliste moderne, de nombreux secteurs
sont effectivement du capitalisme d’État, où des
délégués de la communauté (non sans abus
parfois, il n’est pas question de le nier) en administrent les
biens. Au contraire, en Russie et dans tous les autres Etats moulés
selon le même type, la hiérarchie placée aux
leviers de commande réunit en elle-même ces trois
monopoles : monopole du pouvoir, monopole de la propriété
de fait et monopole de la pensée tolérée. Dans
tout le cours de l’histoire, aucun régime n’avait suscité
pareille omnipotence au profit d’une caste. L’industrialisation
une fois réalisée, le Parti unique, ou tout au moins la
classe qui se dit sa représentante, jouit effectivement du
fruit de l’exploitation des masses, que cette exploitation résulte
du travail dit libre ou du produit servile des camps de travail.
Réalisation — Djilas ne le dit pas, mais comment n’y point
penser ? — de la prophétie la plus noire du grand ami de
Nietzsche l’historien bâlois Jakob Burckhardt annonçant,
il n’y a pas même cent ans de cela, la venue d’une société
qui serait l’abominable synthèse de la caserne et de
l’usine ; et, faut-il ajouter, de la police secrète.
Tel
est le terrible tableau que Milovan Djilas nous présente du
monde auquel il a cru et qu’il a si longtemps servi de toute son
âme. Quel remède, demanderont alors les gens pratiques,
quelle action proposez-vous ? Djilas, qui n’ignore pas que la
guérison, que la vie ne s’improvise point, ne cherche pas à
se payer, et nous avec lui, de vaines recettes, car la cruelle leçon
de choses que lui a donnée son expérience du réel
ne lui a que trop bien enseigné que la première
condition pour aider à l’avènement de ce qui doit
être, c’est de savoir, d’abord, ce qui est. La nausée,
la révolte ont ceci de salutaire qu’elles nous révèlent,
bien mieux qu’une pratique, les valeurs essentielles à
défendre, à sauver. Et c’est bien pourquoi, comme
pour répondre d’avance à ceux qui, à l’instar
de ses geôliers, lui reprocheront de ne nous donner qu’une
analyse négative, il écrit en même temps que la
liberté est devenue le problème fondamental, le seul
urgent, du monde moderne. Sans progressive restauration de la liberté
dans cette moitié du monde qui ne la connaît plus, sans
son approfondissement dans cette autre moitié qui ne la
connaît que d’une façon partielle et si souvent
seulement abstraite, un minimum de vie décente et de justice
n’est pas possible, pas plus que n’est possible la paix et donc,
vu les armes dont les Etats disposent à présent, la
survivance même de l’espèce.
Reste
encore à dire ceci :
Nous
savons que les servitudes du pouvoir sont lourdes et que, certains
maniaques exceptés, un Hitler, un Staline, ceux que le
mouvement de l’histoire a chargés de responsabilités
redoutables ne les assument pas de gaîté de cœur, —
que l’homme, en eux, souffre avec impatience les devoirs (si ce
sont des devoirs) du potentat. Or, pour le maréchal Tito, il y
aurait encore un moyen de répondre à son ancien
compagnon d’armes, de lui démontrer que son livre n’a
peut-être pas intégralement raison, que le monopole des
monopolistes absolus qu’il y dépeint n’est pas aussi
sourcilleux qu’il le dit. Ce moyen, ce serait de lui rendre la
liberté. Geste qui ne serait pas seulement un geste
d’élégance. Dans les circonstances que traverse le
monde d’aujourd’hui, il peut être beau, certes, mais il
peut aussi être habile d’obtenir de soi un acte équitable
et d’humanité.
S.
*
* * * *
Un
avis qualifié :
Si
le livre de Djilas pouvait avoir besoin d’une confirmation, sans
doute serait-il difficile d’en trouver une meilleure que le
satisfecit décerné au régime de la nouvelle
classe par le général Franco. Dans un discours du 7
octobre, le chef de l’État espagnol, apparemment fort
impressionné par le lancement du « spoutnik » et
trop heureux d’attribuer à la démocratie le retard
américain, déclara :
« L’accomplissement
de grands exploits requiert l’unité politique. Que cela nous
plaise ou non, cet exploit ne pouvait avoir lieu dans les pays qui
sont divisés et privés d’ordre… Nous devons
distinguer entre ce qui est mauvais et ce qui possède une
valeur réelle, effective. Je dis que ce qui possède une
valeur effective, c’est l’unité politique, la continuité
et la discipline. »
(Cité
par le Journal de Genève du 21 nov.)