[(
Dans
notre cahier consacré à la Hongrie, nous annoncions
notre intention de rassembler aussi documents et controverses
touchant l’autre grand problème du monde satellite : la
question polonaise. Entre-temps, nombre d’écrits ont paru
sur ce sujet, et bien des nouvelles contradictoires qui nous arrivent
de là-bas ne sont pas sans mêler à notre inquiète
expectative un sentiment que seule une crainte salutaire de ce
pharisaïsme où ne tombent que trop facilement beaucoup de
ceux qui, comme nous-mêmes, ne sont pas dans — ni sous le
coup — nous empêchera de qualifier de perplexité. A
défaut, par conséquent, d’un cahier spécial
sur la Pologne, que plusieurs d’entre nos amis nous ont déjà
dit attendre, nous croyons mieux faire, à l’heure actuelle,
de tout simplement reproduire ci-dessous l’article de K. A.
Jelenski paru dans « Saturn », l’excellent organe de la
Commission internationale contre le régime concentrationnaire
(n° 12, mars-avril 1957). Aucune analyse plus avertie de la
situation n’a, croyons-nous, été publiée
jusqu’à ce jour.
)]
Le
cas de la Pologne se présente sous la forme d’un paradoxe.
Tant que la Pologne demeure dans le camp communiste, tant qu’elle
ne demande pas la neutralité et des élections libres,
son indépendance intérieure et sa démocratisation
organique peuvent se poursuivre et représentent naturellement
un terrible danger de contagion pour l’URSS elle-même. Or,
tout en dénonçant indirectement les « dangers »
de l’expérience polonaise, les dirigeants soviétiques
sont simultanément contraints de la tolérer et même
de l’approuver sur un autre plan, sous peine de voir s’élargir
irrémédiablement les brèches du bloc communiste.
L’URSS se rend compte maintenant qu’en Pologne une répression
à l’échelle nationale, entraînant cette fois
une guerre avec une puissance moyenne, équipée de plus
de vingt divisions, produisant quatre-vingts « Migs » par
an, annihilerait définitivement le prestige du communisme et
pourrait même se transformer en un conflit mondial. Mais cette
« impunité » de la Pologne se place quand même
dans un cadre restreint et ne peut jouer que dans une conjoncture
favorable. Elle n’est valable que tant que le gouvernement est dans
les mains de Gomulka, c’est-à-dire d’un communiste
national, et seulement si ce gouvernement est authentiquement soutenu
par la majorité de la population. Conserver le soutien d’une
population anticommuniste et antisoviétique à 95 %,
tout en restant ancré dans une idéologie acceptable
pour le bloc communiste — même si elle est sincère de
sa part — tel est le dilemme de Gomulka, s’il veut éviter
à la Pologne le sort de la Hongrie, ou une relève par
les staliniens (peut-être — nous le verrons — masqués
en ultra-nationalistes).
La
nomenclature politique polonaise en vigueur depuis un an est
particulière. Les staliniens constitués dans le « groupe
de Natolin » sont appelés « réactionnaires »,
ou plus aimablement « conservateurs ». La « gauche »,
« communistes démocratiques » ou « révolutionnaires »,
s’est surtout exprimée dans deux grands hebdomadaires
culturels et sociaux : Nowa Kultura, et, avec encore plus de
force, Po Prostu [[Comme on sait, supprimé entre-temps.]], organe de la jeunesse communiste. C’est
dans ces journaux que les écrivains polonais ont mené,
dès 1955, leur bataille contre le stalinisme. Ils ont
contribué dans une large mesure à la victoire de
Gomulka au cours de la dix- huitième session du Comité
central en octobre 1956. Ils se sont identifiés à la
« révolution d’Octobre » et en tâchant de
l’expliciter et d’en définir la portée, ils ont cru
redevenir « l’avant-garde de la classe ouvrière »
authentique, cette fois-ci. Ils ont même commencé à
en élaborer les bases théoriques. Si l’on cherche à
étudier le développement de la situation polonaise dans
son aspect idéologique, on est toujours forcé de se
référer à des revues littéraires.
Il
est vrai qu’une partie du célèbre discours de Gomulka
à la huitième session du Comité central en
donnait le ton : humaniste et pragmatique.
« La
meilleure définition de la notion du socialisme, disait
Gomulka, c’est que le socialisme est un régime social qui
abolit l’exploitation de l’homme par l’homme… seules des
expériences diverses de divers pays construisant le socialisme
peuvent indiquer quel est le modèle du socialisme adapté
aux conditions données… Même une théorie du
socialisme la plus parfaitement élaborée dans des
conditions données ne peut embrasser tous les détails
de la vie, qui est toujours plus riche et plus diverse. »
Cette
formule a été complétée dans tous les
domaines par les intellectuels polonais. Avant d’évaluer le
rôle politique et l’avenir probable de cette gauche
intellectuelle polonaise, tâchons de dégager de ses
écrits une Weltanschauung.
Le
communisme se définissait par un cheminement ardu, et à
travers tous les sacrifices, vers un lendemain mythique. Cette
conception utopique est rejetée en Pologne. Le socialisme
n’est valable que par ce qu’il peut apporter aujourd’hui :
« Nous
avons certains devoirs envers l’idée, le mouvement
communistes… Mais ce qui nous importe davantage, c’est le sort de
notre nation, le sort de ces millions d’hommes mal nourris, mal
vêtus, accablés de travail, qui avaient espéré
en une justice sociale. » [[W. Gornicki : Stanzdar Mlodych, 24 novembre 1956.]]
Et
encore : « La lutte pour le socialisme n’est pas pour notre
génération une tâche abstraite, éloignée
et difficilement réalisable — ce n’est pas une lutte pour
des générations éloignées. Son succès
est la condition essentielle de la réalisation de nos propres
intérêts, réels, essentiels et courants. »
[[R. Turski : Po Prostu, n° 43, 1956.]]
Le
refus de l’utopie future, au nom de laquelle on sacrifie les
générations contemporaines, est lié au refus de
toute une conception de l’histoire, en tant que processus
déterminé, menant à un but précis. Jan
Kott décrit ainsi cette histoire qui ne conçoit le
présent que sub specie futuri :
« Tout
ce qui accélère le processus historique est assimilé
au progrès, tout ce qui le retarde à la réaction.
C’est le principe du lit de Procuste. Il faut torturer l’histoire
afin qu’elle produise au plus vite son étape suivante. Il
vaut la peine de payer n’importe quel prix pour cette accélération
du processus historique. » [[ Przeglad Kulturalny, n° 36, 1956.]]
Ce
cours inexorable de l’histoire selon un modèle préétabli
était autrefois déterminé par les expériences
et les intérêts de l’URSS. En agissant dans l’intérêt
de l’URSS, on accélérait, précisément,
le cours de l’histoire. Et le seul critère selon lequel on
pouvait mesurer les progrès accomplis par une société
dans sa route vers le socialisme était le degré de son
adaptation à l’archétype soviétique.
Aujourd’hui, l’indépendance et la souveraineté
nationales non seulement paraissent compatibles avec l’édification
du socialisme, mais elles en constituent une condition indispensable,
étant donné le principe de la pluralité des
routes qui y mènent, et qui peuvent varier selon le temps et
l’espace :
« Si
l’on disait jusqu’à présent que seul le socialisme
garantit l’indépendance et la souveraineté de notre
pays, il faut maintenant ajouter que seules la souveraineté et
l’indépendance de notre pays peuvent y garantir
l’édification du socialisme. » [[A. Braun : Nowa Kultura, 4 avril 1956.]]
Et
encore : « Il n’y aura pas de socialisme en Pologne
s’il n’y a pas de souveraineté nationale. Les restrictions
de la souveraineté n’accélèrent pas le
socialisme, mais au contraire elles en paralysent le développement. »
[[J. Bochenski : Przeglad Kulturalny, 4 mars 1956.]]
Avant
tout, voici le pragmatisme opposé à l’approche
doctrinaire. Dans l’époque stalinienne, les faits et
les expériences ne comptaient pas, pas plus que les
conséquences des décisions prises, aussi longtemps que
ces décisions étaient « correctes » du point
de vue de la doctrine. Aussi l’appel de Gomulka à une
approche empirique est répété par la plupart des
intellectuels :
« Nous
avons, par deux fois, appris par cœur un catéchisme.
Aujourd’hui nous rejetons tous les canons et tous les versets,
toutes les bibles saintes et toutes les bibles maudites. Nous avons
des bras, nous avons des cerveaux, nous voulons édifier le
socialisme en Pologne. L’édifier, et non pas l’imaginer à
travers des dogmes. » [[B. Drozdowski : Zycie Literackie, 4 avril 1956.]]
Les
intellectuels ne se limitent pas, d’ailleurs, à rejeter le
dogmatisme. Ils critiquent les dogmes d’une façon détaillée.
Ainsi Jan Kott dénonce la théorie du communisme en tant
que système édifiant le socialisme à force
d’industrialisation forcée, théorie qui a tant
influencé Sartre à travers Deutscher : « Même
le terme de « socialisme » a été tellement
défiguré par le stalinisme que nous en étions
venus à croire que tout ce que ce terme impliquait
était un système violent et extrêmement coûteux
d’industrialisation de pays économiquement
sous-développés. » Tandis que les jeunes
écrivains de Po Prostu dénoncent parallèlement
d’utilisation de l’homme en tant qu’«élément
de forces de production », qui sert « les intérêts
économiques impersonnels de l’État » : « Le
socialisme n’a pas de sens, si l’on se désintéresse
du sort de l’individu dans la société. Et c’est
précisément ce qu’a fait le stalinisme en couvrant du
nom de socialisme ce « procès d’accumulation
primitive », que Marx attribuait, dans son schéma
historique, au capitalisme. » [[ Po Prostu, 4 avril et 4 juillet 1956.]]
On
dévoile également le sophisme fondamental, selon lequel
il suffit de nationaliser les moyens de production afin de
créer le socialisme :
« A
la suite de la révolution, les moyens de production se
trouvèrent entre les mains de l’État populaire. Mais
voilà : c’était entre les mains de l’État, et
pas entre les mains du peuple… Les capitalistes ont été
expropriés, mais cela n’a nullement amené les
conditions socialistes de production. » [[J. Roszko : Zycie Literackie, 4 mars 1956.]]
I.
Majchrzak donne une interprétation plus complète du
même phénomène : « On a cru que la
nationalisation des moyens de production formait une base suffisante
pour créer une attitude socialiste envers le travail, une
nouvelle moralité socialiste, une nouvelle discipline
intérieure socialiste… Tout ce qui niait ces présomptions
était mis au compte de la survivance d’une mentalité
petite-bourgeoise… Mais le fait même d’exproprier la
bourgeoisie n’agit pas sur la conscience des hommes. Les ouvriers
ne sont sensibles qu’à l’ensemble des institutions dans la
législation du travail, dans l’organisation de la production
et dans l’organisation de la vie sociale de l’entreprise. »
[[ Nowa Kultura, 2 septembre 1956.]]
Les
économistes polonais et les intellectuels en général,
ont dès le début prôné le système
des conseils ouvriers dans les entreprises. Le programme économique
de la Pologne de Gomulka s’en ressent : l’industrie resterait
nationalisée, mais la plupart des décisions seraient
décentralisées jusqu’au niveau de l’usine. On
voudrait ainsi créer des unités industrielles presque
indépendantes qui auraient la souplesse, mais pas
l’agressivité de celles du monde capitaliste : elles
décideraient elles-mêmes de leur production et de leurs
prix sur un marché qui deviendrait progressivement de plus en
plus libre. Les conseils ouvriers auraient, dans ce programme, voix
au chapitre ; il serait difficile de la leur refuser après le
rôle joué par les ouvriers de Zeran et d’autres
entreprises dans la révolution polonaise d’Octobre. Ceci
devrait entraîner naturellement la fin d’une
industrialisation forcée et d’un programme excessif
d’investissement. Dans l’agriculture, par contre, la
collectivisation forcée serait remplacée par une
coopération réellement volontaire dans certains
secteurs, comme celui de la machinerie agricole. Les récoltes
seraient vendues au marché libre, et les contributions
agricoles obligatoire : abolies.
Les
intellectuels et même certains jeunes économistes
polonais considèrent ce programme comme une sorte de panacée.
Notons que certains de ses éléments (les conseils
ouvriers) ont été empruntés à ce que les
Polonais croyaient être la réalité yougoslave.
Existant sur le papier, les conseils ouvriers de la Yougoslavie de
Tito n’ont jamais eu le moindre pouvoir effectif. Mais que
pouvaient en savoir les Polonais et les Hongrois retranchés
pendant de si longues années de la Yougoslavie ? C’est là
un curieux phénomène historique : l’influence d’un
mythe auquel la condamnation de Tito par Staline conférait le
prestige d’une réalité.
En
ce qui concerne les fermes collectives, les réflexes marxistes
des économistes polonais leur ont fait croire que celles qui
ont, tant bien que mal, fonctionné, allaient librement choisir
de continuer leur existence et que, seules, celles qui ont échoué
allaient se dissoudre dès maintenant. Or le contraire s’est
produit. Les « coopératives » florissantes ont, les
premières, décidé de se dissoudre : c’est
qu’elles avaient encore assez de matériel et de bétail
pour procéder à une répartition individuelle. Ce
n’est que l’extrême misère qui lie encore certains
paysans polonais à l’existence « kolkhozienne ».
Une
autre contradiction caractéristique, cette fois-ci dans le
domaine industriel. Tandis que la gauche intellectuelle continue à
réclamer la formation et le fonctionnement des conseils
ouvriers dans les usines, les économistes, eux, deviennent
plus prudents et même récalcitrants. On entend dire de
plus en plus souvent dans les milieux économiques que les
conseils ouvriers deviendraient une entrave à la production,
qu’on ne sait pas bien comment délimiter leurs compétences.
Ces économistes ne partent d’ailleurs guère d’un
point de vue stalinien : ils ont le réflexe normal des
« managers » et leurs arguments pourraient être tout
aussi bien utilisés par les directeurs de la General Motors.
Il est ainsi à craindre que l’expérience des conseils
ouvriers ne soit, une fois encore, esquivée en Pologne, comme
elle l’a été en Yougoslavie, et reléguée
sur un plan politique, ou plutôt démagogique.
Jusqu’aux
élections de janvier, les intellectuels agissant au nom de la
« gauche démocratique » du Parti étaient les
alliés les plus sûrs et les plus utiles de Gomulka.
Leurs appels passionnés, les espoirs qu’ils exprimaient, la
liberté totale avec laquelle ils traitaient des arguments les
plus épineux ont beaucoup contribué à ce que le
peuple polonais ait « plébiscité » Gomulka.
Mais la politique intérieure de Gomulka est menée en
fonction de cette « marge d’impunité » à
laquelle nous avons fait allusion. Pour conserver son indépendance
récemment acquise vis-à-vis de l’URSS, il lui faut
combattre ses pires ennemis, les staliniens polonais, mais les
combattre d’une façon subtile, tout en les ménageant.
Il semblerait que chaque nouveau pas vers une indépendance
effective doive être compensé par une concession, sur un
autre plan, aux communistes polonais qui jouissent de la confiance
réelle du Kremlin. Ainsi chaque mesure écartant
davantage les staliniens du pouvoir semble être balancée
par des « avertissements » aux communistes les plus
« réformistes », c’est-à-dire,
principalement, aux intellectuels.
Entre
la septième et la huitième session du Comité
central — entre juillet et octobre 1956 — le groupe de Natolin
(les staliniens polonais) basait son action démagogique sur
deux arguments principaux : la promesse — gratuite et irréalisable
— d’élever le niveau de vie, dans les cadres du plan
sexennal, de 50 % au lieu de 30 % que souhaite Gomulka ; et une
épuration, de type raciste antisémite, dans les cadres
du Parti et de l’administration.
Après
sa foudroyante défaite, au cours des journées cruciales
d’octobre, le groupe de Natolin a repris rapidement du poil de la
bête. La révolution polonaise a été assez
profonde pour poser le classique problème de la caste
privilégiée déchue. Le changement de l’équipe
dirigeante a entraîné d’autres remaniements, dans les
ministères, dans l’administration. Dans les usines, les
ouvriers se débarrassaient de leurs directeurs staliniens en
les transportant hors de l’enceinte, dans des brouettes. Il y a
maintenant effectivement, en Pologne, toute une classe de
« ci-devant », bureaucrates déchus, privés du
jour au lendemain de leur pouvoir, de leurs appointements élevés,
ayant perdu appartements, voitures, secrétaires. On pourrait
dire paradoxalement que, pour faciliter la démocratisation de
l’univers communiste, il aurait fallu garantir aux bourreaux d’hier
non seulement l’impunité mais des sinécures.
L’histoire de la Pologne connaît les dangers que représentent
les intrigues d’un groupe social dont les intérêts
matériels sont liés à la Russie. Vers la fin du
18e siècle, de grands féodaux, rassemblés dans
la Confédération de Targowica et effrayés par le
courant de réforme qui allait aboutir à la Constitution
du 3 mai 1791, précipitaient le partage de la Pologne en
offrant leurs services à la Grande Catherine. Le rôle de
l’ambassadeur soviétique à Varsovie ressemble
aujourd’hui à celui de Repnine, l’envoyé de la
tsarine à la cour de Stanislas-Auguste. C’est autour de lui
que s’organisent les « ci-devant » staliniens. Seuls
quelques rares bourreaux de la police politique — tel Rozanski —
ont été emprisonnés. Certains ont perdu leurs
fonctions. Mais d’autres sont restés à leurs postes
dans les ministères et dans les usines. C’est parmi ces
derniers — qui jouissent toujours d’une influence réelle —
que le groupe de Natolin s’efforce de créer un réseau,
dont le plan d’action semble tout tracé : entretenir le
mécontentement en mettant à profit la crise économique ;
rappeler leurs propres promesses d’un relèvement important
du niveau de vie ; miner la confiance dans les dirigeants actuels, en
faisant ressortir leur passé « stalinien» ;
jouer sur l’antisémitisme profondément enraciné
dans les masses populaires polonaises, en le dirigeant
particulièrement contre les intellectuels et les militants
d’origine juive, qui ont été à la pointe du
combat antistalinien.
Il
est naturellement facile, en Pologne comme en Hongrie, d’accuser de
« stalinisme » des communistes qui n’ont rompu avec la
ligne du Parti qu’entre 1949 et 1956. Un exemple frappant en a été
fourni par les discussions au sein du Comité du Parti de
Varsovie, où une agitation a été fomentée
contre le secrétaire du comité, Staszewski, qui a
conquis des mérites exceptionnels dans la réussite de
la révolution d’Octobre. Du jour au lendemain, cet homme,
qui a alerté la population de Varsovie, distribué des
armes aux comités d’ouvriers, fourni des gardes du corps à
Gomulka avant la réunion du Comité central, a été
accusé d’être un stalinien, un « bonze »
et un bureaucrate. C’était avant les élections de
janvier, et une intervention personnelle de Gomulka l’a alors sauvé
de sa destitution. Mais il y a à peine un mois, c’est
Gomulka, plébiscité par le peuple, et cette fois sûr
de son pouvoir, qui fait démissionner Staszewski. Le jeu
politique implique souvent de pareils marchés… Ni dans le
nouveau Conseil d’État, ni dans le nouveau gouvernement, il
n’y a de staliniens aux postes-clefs. Pourtant un des chefs du
groupe de Natolin, ennemi juré de Gomulka, Zénon Nowak,
qui avait ouvertement lancé, au cours de la septième
session du Comité central, en juillet 1956, les slogans
antisémites inspirés par Khrouchtchev, reste à
son poste de vice-premier ministre. Il est vrai qu’il est privé
de pouvoirs effectifs. C’est dans le secteur intellectuel que la
tendance réaliste de Gomulka se fait le plus sentir.
L’écrivain Léon Kruckzkowski, auteur de Julius et
Ethel, piteux mélodrame exploitant la tragédie des
Rosenberg, Kruczkowski, que le poète Jastrun a récemment
appelé le « dernier social-réaliste de Pologne »,
et qui a dû céder sa place de président de
l’Association des écrivains au libéral Antoni
Slonimski, a été nommé membre du Conseil d’État.
Et la première circulaire du Comité central destinée
aux autorités du Parti après les élections
proclamait la nécessité d’une lutte sur deux fronts :
contre les staliniens et contre les éléments
« anarchisants » de l’intelligentsia.
On
ne peut dire que le ton général de la presse littéraire
polonaise ait changé, malgré ces avertissements.
Pourtant, la direction du Parti a restitué à la censure
une autorité qu’elle avait perdue. Ce n’est plus,
naturellement, l’ancienne censure stalinienne. Elle part d’un
point de vue « stratégique » plutôt
qu’idéologique. Elle ne se présente plus — Mascolo
et Morin l’ont noté à leur retour de Pologne dans
France-Observateur — comme instrument d’un dogme, mais en
tant qu’expression d’une prudence inspirée par la « raison
d’État ». Les petits Torquemadas se sont transformés
en petits Machiavels. Il existe même souvent une certaine
complicité entre le journaliste ou l’écrivain et le
censeur qui prétend partager les vues mêmes dont il
interdit l’expression, sous prétexte d’en sauvegarder
l’avenir potentiel. Une plaisanterie qui circule à Varsovie
sur la différence entre la Yougoslavie et la Pologne éclaire
assez bien cette situation : tandis qu’en Yougoslavie on peut
critiquer tout ce qui est russe et rien de ce qui est yougoslave, en
Pologne on peut attaquer tout ce qui est polonais, mais rien de ce
qui se passe en URSS. Il n’en demeure pas moins que, comme
toujours, cette censure engendre chez l’écrivain un réflexe
d’autocensure. Il se dessine ainsi un nouveau conformisme, subtil
et difficile à situer. Il n’est pas question, tant que le
régime de Gomulka est en place en Pologne, non seulement d’un
retour au stalinisme, mais même d’imposer une théorie
uniforme d’un « socialisme » polonais. Le problème
de l’écrivain dans un État totalitaire est simple :
ou bien il continue à écrire, se livrant corps et
âme à la dictature, ou bien il se tait, à ses
risques et périls. Mais la Pologne n’est plus un État
totalitaire. « Je crois que nous allons vers une « Sanacja »
de gauche », me disait récemment un écrivain
polonais, en faisant allusion au gouvernement d’avant-guerre des
successeurs de Pilsudski. Il est pourtant bien difficile de
trouver le « ton juste », même pour un
conformiste-né, dans un pays, autoritaire, gouverné
par un seul parti, situé dans le bloc communiste, et
qui pourtant se prévaut de la liberté d’expression.
Un
article récent de Putrament, ancien directeur des lettres
polonaises sous le réalisme socialiste, donnait un avant-goût
de ce que pourraient être certains mots d’ordre. Putrament
attaquait violemment Nowa Kultura et Po Prostu, en
refusant aux écrivains révolutionnaires polonais le
droit de se situer « à gauche » dans le Parti. C’est
bien le groupe de Natolin, disait Putrament, qui est « à
gauche » et non pas « à droite ». Mais
le groupe de Natolin est composé de sectaires, d’incompétents,
de gens dépourvus de sens moral… Distinction subtile,
si l’on retient qu’en Pologne le mythe de la « Gauche »
subsiste, du moins officiellement, et que l’on combattait
Natolin en l’accusant, précisément, d’être « à
droite ». Quant à l’URSS et à
l’évaluation de l’époque stalinienne, Putrament
reprenait à son compte l’argumentation de Deutscher et
de Sartre sur la nécessité historique de la
terreur stalinienne. Reste à savoir si cette version du
communisme stalinien « vu de l’extérieur »,
« désacralisé » et rendu acceptable
par une argumentation qui lui est étrangère, peut
être valable à l’intérieur du bloc
communiste… Il demeure au moins douteux que l’appareil de
propagande soviétique soit préparé à
mieux accueillir la supériorité désabusée
et bienveillante de Putrament que les franches attaques des
autres écrivains polonais.
Le
fait est que la « gauche » intellectuelle polonaise se
trouve dans une situation particulièrement difficile.
Elle risque d’un côté d’être désavouée
par le régime qu’elle a tant contribué à
établir. Elle est, d’un autre côté, la
cible d’attaques constantes de la part de la réaction
polonaise — catholique, nationaliste et antisémite — que
pour des raisons de jeu politique et démagogique, le
gouvernement et le Parti s’efforcent d’amadouer et de
ménager. On ne peut que se féliciter de l’accord
récent entre le gouvernement de Gomulka et l’Eglise.
Le cardinal Wyszynski représente d’ailleurs un
courant libéral dans le catholicisme polonais, il est
certainement bien plus profondément « progressiste »
que le groupe « Pax » dirigé par l’ex-petit
führer fasciste polonais Piasecki, qui ne faisait illusion que
dans les milieux de compagnons de route catholique en Europe
occidentale. Mais le clergé polonais est souvent borné,
nationaliste, prude, antisémite. Il vient d’émerger,
victorieux, d’une période de persécution. Il entend
imposer son influence, qui paraît déjà plus
forte aujourd’hui que dans la Pologne d’avant guerre, Etat à
prédominance laïque, malgré sa réputation
extérieure de catholicisme. Le prêtre s’est
souvent inséré dans ce vide que le discrédit de
toute autorité a créé. C’est au prêtre
local qu’ont eu souvent recours récemment les autorités
du Parti, s’il fallait ramener au travail des ouvriers en grève.
Or, si la « gauche » intellectuelle polonaise n’est
pas sottement anticléricale, ni adonnée à un
athéisme primaire, de nombreux points de conflit se
sont déjà fait sentir entre elle et la majorité
catholique de la population — qui pourtant l’a suivie en
plébiscitant Gomulka.
Un
des points principaux de ce conflit a été créé
par le rétablissement de l’enseignement religieux dans les
écoles. Il ne s’agit pas là du principe même,
mais des conséquences pratiques de cette mesure pour les
enfants de parents agnostiques ou juifs. La religion a été
si longtemps le refuge de la liberté, le mode de protestation
le plus accessible pendant les années de terreur stalinienne,
qu’un « conformisme anticonformiste » a été
créé parmi les enfants eux-mêmes, sous
l’influence de la majorité des parents, sans doute. Une
sorte de « terreur morale » se faisait déjà
sentir, même sous le stalinisme, quand il était « de
mauvais ton » pour un enfant de ne pas assister aux cours de
religion dans les paroisses. Une de mes amies, écrivain
polonais agnostique célèbre, m’a raconté
comment sa petite-fille l’a forcée, il y a trois ans, à
un simulacre de communion, en menaçant de se suicider si
grand-mère ne s’exécutait pas. — « Moi qui
n’ai jamais communié, même avant 1914 ! »
s’exclamait cette femme élevée elle-même dans
un milieu progressiste. Mais il ne s’agissait, alors, que d’un
choix qui était bien vu et à la mode. Maintenant, les
enfants qui déclarent que leurs parents ne souhaitent pas
qu’ils suivent les cours de religion sont soumis par leurs
camarades à de véritables sévices, où
l’antisémitisme joue un rôle considérable.
L’antisémitisme
aurait dû être compromis par le fait même qu’il
était inscrit au programme des staliniens, et par la rumeur,
difficilement contrôlable mais persistante, en Pologne, d’avoir
été directement inspiré par Khrouchtchev. Il
semblerait, hélas ! que c’est là la seule « influence »
soviétique qui persiste en Pologne, sans doute parce quelle
trouve un terrain traditionnellement propice. Il est effarant, en
tout cas, de voir qu’une des grandes organisations d’étudiants
formées depuis l’avènement de Gomulka au pouvoir ait
voulu inscrire à son programme le sinistre numerus clausus
pour les étudiants juifs.
Il
est naturel que la gauche intellectuelle réagisse vivement
contre cette atmosphère chauviniste et néo-cléricale.
Il faut dire que, à part une origine idéologique
contraire, la réaction s’installe commodément dans
l’héritage de sottise, de vulgarité, de pruderie et
de chauvinisme cultivé par le stalinisme. En édifiant
les bases de la révolution d’Octobre, la gauche
intellectuelle réagissait en premier lieu, naturellement,
contre la brutalité, l’injustice, l’hypocrisie d’un
régime de terreur. Mais elle entendait appliquer la liberté
dans une démarche quotidienne. Or, l’internationalisme, que
les staliniens combattaient par une imagerie d’Epinal de
pseudo-patriotisme, est tout aussi suspect aux chauvinistes
réactionnaires. De même, le droit à l’avortement,
la propagande du « birth-control », qui s’impose dans un
pays pauvre et surpeuplé comme la Pologne, s’ils étaient
combattus hier au nom d’un anti-malthusianisme marxiste, le sont
aujourd’hui par toutes les forces catholiques. Hier, c’était
la censure qui interdisait toute expression de l’érotisme,
tout réalisme sexuel dans l’art et dans la littérature
— aujourd’hui, ce sont les lecteurs qui protestent au nom de leur
« dignité de mères et de pères de famille
polonais ».
Cette
lutte sur deux fronts explique le culte du rationalisme et de l’«âge
des Lumières » chez l’intellectuel de gauche polonais,
qui peut nous paraître ici naïf et dépassé.
Elle explique aussi l’acharnement avec lequel les écrivains
polonais s’attachent à la forme du « libelle », du
« pamphlet », et leurs incursions continues dans un
journalisme qui rappelle celui de Swift, de Voltaire et de Diderot.
De
toute façon, les limites mêmes que la situation
géographique impose à la Pologne de Gomulka se font de
plus en plus sentir. Elle ne peut aller vers la démocratie et
l’indépendance totale qui semblent correspondre au
désir de la majorité du peuple, ni entreprendre à
fond une expérience d’un socialisme renouvelé et
humaniste que rêvait une minorité
révolutionnaire. Pourtant, de précieuses réformes
confirmées à la suite de la « révolution
d’Octobre » semblent acquises. La « Grande Peur »
de tout un peuple est finie. Un habeas corpus existe de fait,
même si les institutions ne sont pas à même
d’en apporter une garantie. L’imposture du « réalisme
socialiste » est finie en littérature et dans l’art.
La recherche scientifique est redevenue libre. La liberté
de la presse reste très appréciable. Une
approche pragmatique des problèmes économiques
dispensera sans doute la Pologne des désastres de
l’application de théories préconçues.
Il ne semble pas que le régime de Gomulka puisse
revenir en arrière dans ces domaines.
Il
est naturel que les communistes régnants de l’URSS et les
communistes vassaux de l’Occident observent, terrifiés, ces
phénomènes. Dans un monde où tout, depuis une
décision gouvernementale jusqu’à un poème de
circonstance paru dans un journal de province, semblait former une
entité logique et nécessaire, cette liberté,
même limitée, cette interprétation multiple et
divergente de l’existence, doivent sembler scandaleuses. Or, les
journaux polonais, en nombre limité, il est vrai, sont en
vente libre en URSS. On dit qu’ils sont épuisés une
demi-heure après leur arrivée. Et les étudiants
polonais, boursiers à Moscou et à Leningrad, gagnent
leur argent de poche en traduisant aux Russes des articles et des
livres polonais. Qui plus est, forts d’appartenir à un pays
communiste et allié, forts maintenant de l’appui de leur
ambassade, ils défendent, dans des discussions
publiques d’étudiants soviétiques, la « voie
polonaise vers le socialisme ». Ainsi, la portée de
l’expérience « gomulkiste » semble dépasser
le cadre de la Pologne.
Certes,
un faux pas, une crise économique sérieuse pourraient
déclencher en Pologne un processus de « kadarisation ».
Si les négociations menées à Washington pour une
aide économique américaine échouent, la
position de Gomulka en sortirait affaiblie. Encore une fois,
l’Occident aurait prouvé son manque d’envergure et
d’imagination.
K.
A. Jelenski
* *
Post-scriptum
La
gauche révolutionnaire polonaise, dont j’ai
tâché de tracer le profil dans cet article, trouvait son
expression la plus achevée dans l’hebdomadaire Po Prostu
qui a été suspendu par le comité central du
parti communiste polonais le 2 octobre 1957. L’anniversaire du
« tournant d’Octobre » a été marqué
à Varsovie par l’émeute d’une jeunesse protestant
contre ce retour à des méthodes totalitaires.
Avant
octobre, et jusqu’aux élections de janvier, le « gomulkisme »
pouvait être identifié avec Po Prostu. A la
longue pourtant, il devint évident qu’un
gouvernement, qu’un appareil représentant un stade déterminé
de l’évolution post-stalinienne ne peut s’appuyer sur un
mouvement de gauche révolutionnaire. Le nouveau régime
polonais semble correspondre à une évolution naturelle
de la société post-stalinienne : évolution
pragmatique, où les acteurs principaux sont les technocrates
et les opportunistes. Rien d’étonnant que les
« gomulkistes » officiels trouvent un terrain
d’entente, d’un côté avec les bureaucrates qui
veulent perpétuer un régime, sans se soucier de son
contenu idéologique, et, de l’autre, avec la petite
bourgeoisie réactionnaire qui se soucie tout aussi peu de
programmes idéologiques du moment que le marché devient
plus libre et qu’on peut de nouveau faire des « affaires ».
C’est ainsi que le « gomulkisme » est amené à
se concilier à la fois la réaction stalinienne et la
réaction de droite. Ce qu’il ne peut se concilier, c’est
une gauche authentique représentée par Po Prostu et
les « révisionnistes » — gauche qui cherche, d’une
façon souvent contradictoire, à se frayer un chemin
vers un socialisme véritable et humaniste. Mais cette « gauche »
représente, elle, l’autre courant de l’évolution
post-stalinienne. C’est elle qui constitue le ferment idéologique
de la doctrine, c’est elle qui incarne les aspirations confuses des
jeunes.
C’est
pourquoi, si l’on a réussi en Pologne à liquider un
journal, si l’on tâche de museler les autres par une censure
renaissante, l’esprit représenté par Po Prostu
n’est pas près de disparaître. En refusant de se
plier aux exigences du Comité central, en choisissant le
silence plutôt qu’un compromis, le groupe de Po Prostu
est resté fidèle à cette conception du rôle
de la « gauche » que Leszek Kolakowski
définissait ainsi, dans Po Prostu même (24
février 1957):
« La
gauche doit formuler une claire condamnation du nationalisme polonais
— de pair avec une condamnation des nationalismes étrangers
menaçant la Pologne. Elle doit avoir une attitude rationnelle,
claire et sans équivoque, face à la religiosité
sclérosée de la version stalinienne du marxisme, face
aussi à la menace du cléricalisme petit bourgeois ; elle
doit nier simultanément la phraséologie socialiste
servant de façade à des gouvernements policiers, et la
phraséologie démocratique recouvrant le pouvoir de la
bourgeoisie. Ce n’est que de cette façon que la gauche peut
conserver sa place à part, qui se situe dans la minorité.
La gauche ne désire pas se trouver à tout prix dans le
camp de n’importe quelle majorité.
« La
principale revendication de la gauche, dans la situation présente,
est d’ordre idéologique. Plus précisément, il
s’agit d’établir une nette différenciation entre
l’idéologie et la tactique politique du moment. La
gauche ne rejette pas les compromis avec la réalité,
mais elle exige qu’on les appelle des compromis. La gauche
s’opposera à un alignement de l’idéologie sur les
exigences de l’heure, sur les concessions réellement
nécessaires, sur les mesures tactiques. La gauche sait que
l’on est parfois impuissant, face au crime, mais elle ne veut pas
qualifier le crime de bienfait…»
Octobre
1957
K.
A. J.