La Presse Anarchiste

La Pologne de Gomulha : théories et réalités

[(

Dans
notre cahier consa­cré à la Hon­grie, nous annoncions
notre inten­tion
de ras­sem­bler aus­si docu­ments et controverses
tou­chant l’autre grand pro­blème du monde satel­lite : la
ques­tion polo­naise. Entre-temps, nombre d’écrits ont paru
sur ce sujet, et bien des nou­velles contra­dic­toires qui nous arrivent
de là-bas ne sont pas sans mêler à notre inquiète
expec­ta­tive un sen­ti­ment que seule une crainte salu­taire de ce
pha­ri­saïsme où ne tombent que trop faci­le­ment beau­coup de
ceux qui, comme nous-mêmes, ne sont pas dans — ni sous le
coup — nous empê­che­ra de qua­li­fier de per­plexi­té. A
défaut, par consé­quent, d’un cahier spécial
sur la Pologne, que plu­sieurs d’entre nos amis nous ont déjà
dit attendre, nous croyons mieux faire, à l’heure actuelle,
de tout sim­ple­ment repro­duire ci-des­sous l’article de K. A.
Jelens­ki paru dans « Saturn », l’excellent organe de la
Com­mis­sion inter­na­tio­nale contre le régime concentrationnaire
(n° 12, mars-avril 1957). Aucune ana­lyse plus aver­tie de la
situa­tion n’a, croyons-nous, été publiée
jusqu’à ce jour.

)]

Le
cas de la Pologne se pré­sente sous la forme d’un paradoxe.
Tant que la Pologne demeure dans le camp com­mu­niste, tant qu’elle
ne demande pas la neu­tra­li­té et des élec­tions libres,
son indé­pen­dance inté­rieure et sa démocratisation
orga­nique peuvent se pour­suivre et repré­sentent naturellement
un ter­rible dan­ger de conta­gion pour l’URSS elle-même. Or,
tout en dénon­çant indi­rec­te­ment les « dangers »
de l’expérience polo­naise, les diri­geants soviétiques
sont simul­ta­né­ment contraints de la tolé­rer et même
de l’approuver sur un autre plan, sous peine de voir s’élargir
irré­mé­dia­ble­ment les brèches du bloc communiste.
L’URSS se rend compte main­te­nant qu’en Pologne une répression
à l’échelle natio­nale, entraî­nant cette fois
une guerre avec une puis­sance moyenne, équi­pée de plus
de vingt divi­sions, pro­dui­sant quatre-vingts « Migs » par
an, anni­hi­le­rait défi­ni­ti­ve­ment le pres­tige du com­mu­nisme et
pour­rait même se trans­for­mer en un conflit mon­dial. Mais cette
« impu­ni­té » de la Pologne se place quand même
dans un cadre res­treint et ne peut jouer que dans une conjoncture
favo­rable. Elle n’est valable que tant que le gou­ver­ne­ment est dans
les mains de Gomul­ka, c’est-à-dire d’un communiste
natio­nal, et seule­ment si ce gou­ver­ne­ment est authen­ti­que­ment soutenu
par la majo­ri­té de la popu­la­tion. Conser­ver le sou­tien d’une
popu­la­tion anti­com­mu­niste et anti­so­vié­tique à 95 %,
tout en res­tant ancré dans une idéo­lo­gie acceptable
pour le bloc com­mu­niste — même si elle est sin­cère de
sa part — tel est le dilemme de Gomul­ka, s’il veut éviter
à la Pologne le sort de la Hon­grie, ou une relève par
les sta­li­niens (peut-être — nous le ver­rons — masqués
en ultra-nationalistes).

La
nomen­cla­ture poli­tique polo­naise en vigueur depuis un an est
par­ti­cu­lière. Les sta­li­niens consti­tués dans le « groupe
de Nato­lin » sont appe­lés « réactionnaires »,
ou plus aima­ble­ment « conser­va­teurs ». La « gauche »,
« com­mu­nistes démo­cra­tiques » ou « révo­lu­tion­naires »,
s’est sur­tout expri­mée dans deux grands hebdomadaires
cultu­rels et sociaux : Nowa Kul­tu­ra, et, avec encore plus de
force, Po Pros­tu [[Comme on sait, sup­pri­mé entre-temps.]], organe de la jeu­nesse com­mu­niste. C’est
dans ces jour­naux que les écri­vains polo­nais ont mené,
dès 1955, leur bataille contre le sta­li­nisme. Ils ont
contri­bué dans une large mesure à la vic­toire de
Gomul­ka au cours de la dix- hui­tième ses­sion du Comité
cen­tral en octobre 1956. Ils se sont iden­ti­fiés à la
« révo­lu­tion d’Octobre » et en tâchant de
l’expliciter et d’en défi­nir la por­tée, ils ont cru
rede­ve­nir « l’avant-garde de la classe ouvrière »
authen­tique, cette fois-ci. Ils ont même com­men­cé à
en éla­bo­rer les bases théo­riques. Si l’on cherche à
étu­dier le déve­lop­pe­ment de la situa­tion polo­naise dans
son aspect idéo­lo­gique, on est tou­jours for­cé de se
réfé­rer à des revues littéraires.

Il
est vrai qu’une par­tie du célèbre dis­cours de Gomulka
à la hui­tième ses­sion du Comi­té cen­tral en
don­nait le ton : huma­niste et pragmatique.

« La
meilleure défi­ni­tion de la notion du socia­lisme,
disait
Gomul­ka, c’est que le socia­lisme est un régime social qui
abo­lit l’exploitation de l’homme par l’homme… seules des
expé­riences diverses de divers pays construi­sant le socialisme
peuvent indi­quer quel est le modèle du socia­lisme adapté
aux condi­tions don­nées… Même une théo­rie du
socia­lisme la plus par­fai­te­ment éla­bo­rée dans des
condi­tions don­nées ne peut embras­ser tous les détails
de la vie, qui est tou­jours plus riche et plus diverse. »

Cette
for­mule a été com­plé­tée dans tous les
domaines par les intel­lec­tuels polo­nais. Avant d’évaluer le
rôle poli­tique et l’avenir pro­bable de cette gauche
intel­lec­tuelle polo­naise, tâchons de déga­ger de ses
écrits une Wel­tan­schauung.

Le
com­mu­nisme se défi­nis­sait par un che­mi­ne­ment ardu, et à
tra­vers tous les sacri­fices, vers un len­de­main mythique. Cette
concep­tion uto­pique est reje­tée en Pologne. Le socialisme
n’est valable que par ce qu’il peut appor­ter aujourd’hui :

« Nous
avons cer­tains devoirs envers l’idée, le mouvement
com­mu­nistes… Mais ce qui nous importe davan­tage, c’est le sort de
notre nation, le sort de ces mil­lions d’hommes mal nour­ris, mal
vêtus, acca­blés de tra­vail, qui avaient espéré
en une jus­tice sociale.
» [[W. Gor­ni­cki : Stanz­dar Mlo­dych, 24 novembre 1956.]]

Et
encore : « La lutte pour le socia­lisme n’est pas pour notre
géné­ra­tion une tâche abs­traite, éloignée
et dif­fi­ci­le­ment réa­li­sable — ce n’est pas une lutte pour
des géné­ra­tions éloi­gnées. Son succès
est la condi­tion essen­tielle de la réa­li­sa­tion de nos propres
inté­rêts, réels, essen­tiels et courants. »
[[R. Turs­ki : Po Pros­tu, n° 43, 1956.]]

Le
refus de l’utopie future, au nom de laquelle on sacri­fie les
géné­ra­tions contem­po­raines, est lié au refus de
toute une concep­tion de l’histoire, en tant que processus
déter­mi­né, menant à un but pré­cis. Jan
Kott décrit ain­si cette his­toire qui ne conçoit le
pré­sent que sub spe­cie futuri :

« Tout
ce qui accé­lère le pro­ces­sus his­to­rique est assimilé
au pro­grès, tout ce qui le retarde à la réaction.
C’est le prin­cipe du lit de Pro­custe. Il faut tor­tu­rer l’histoire
afin qu’elle pro­duise au plus vite son étape sui­vante. Il
vaut la peine de payer n’importe quel prix pour cette accélération
du pro­ces­sus his­to­rique. »
[[ Prze­glad Kul­tu­ral­ny, n° 36, 1956.]]

Ce
cours inexo­rable de l’histoire selon un modèle préétabli
était autre­fois déter­mi­né par les expériences
et les inté­rêts de l’URSS. En agis­sant dans l’intérêt
de l’URSS, on accé­lé­rait, précisément,
le cours de l’histoire. Et le seul cri­tère selon lequel on
pou­vait mesu­rer les pro­grès accom­plis par une société
dans sa route vers le socia­lisme était le degré de son
adap­ta­tion à l’archétype soviétique.
Aujourd’hui, l’indépendance et la souveraineté
natio­nales non seule­ment paraissent com­pa­tibles avec l’édification
du socia­lisme, mais elles en consti­tuent une condi­tion indispensable,
étant don­né le prin­cipe de la plu­ra­li­té des
routes qui y mènent, et qui peuvent varier selon le temps et
l’espace :

« Si
l’on disait jusqu’à pré­sent que seul le socialisme
garan­tit l’indépendance et la sou­ve­rai­ne­té de notre
pays, il faut main­te­nant ajou­ter que seules la sou­ve­rai­ne­té et
l’indépendance de notre pays peuvent y garantir
l’édification du socia­lisme. »
[[A. Braun : Nowa Kul­tu­ra, 4 avril 1956.]]

Et
encore : « Il n’y aura pas de socia­lisme en Pologne
s’il n’y a pas de sou­ve­rai­ne­té natio­nale. Les restrictions
de la sou­ve­rai­ne­té n’accélèrent pas le
socia­lisme, mais au contraire elles en para­lysent le développement. »
[[J. Bochens­ki : Prze­glad Kul­tu­ral­ny, 4 mars 1956.]]

Avant
tout, voi­ci le prag­ma­tisme oppo­sé à l’approche
doc­tri­naire. Dans l’époque sta­li­nienne, les faits et
les expé­riences ne comp­taient pas, pas plus que les
consé­quences des déci­sions prises, aus­si long­temps que
ces déci­sions étaient « cor­rectes » du point
de vue de la doc­trine. Aus­si l’appel de Gomul­ka à une
approche empi­rique est répé­té par la plu­part des
intellectuels :

« Nous
avons, par deux fois, appris par cœur un catéchisme.
Aujourd’hui nous reje­tons tous les canons et tous les versets,
toutes les bibles saintes et toutes les bibles mau­dites. Nous avons
des bras, nous avons des cer­veaux, nous vou­lons édi­fier le
socia­lisme en Pologne. L’édifier, et non pas l’imaginer à
tra­vers des dogmes. »
[[B. Droz­dows­ki : Zycie Lite­ra­ckie, 4 avril 1956.]]

Les
intel­lec­tuels ne se limitent pas, d’ailleurs, à reje­ter le
dog­ma­tisme. Ils cri­tiquent les dogmes d’une façon détaillée.
Ain­si Jan Kott dénonce la théo­rie du com­mu­nisme en tant
que sys­tème édi­fiant le socia­lisme à force
d’industrialisation for­cée, théo­rie qui a tant
influen­cé Sartre à tra­vers Deut­scher : « Même
le terme de « socia­lisme » a été tellement

défi­gu­ré par le sta­li­nisme que nous en étions
venus à croire que tout ce
que ce terme impliquait
était un sys­tème violent et extrê­me­ment coûteux

d’industrialisation de pays économiquement
sous-déve­lop­pés. »
Tan­dis que les jeunes
écri­vains de Po Pros­tu dénoncent paral­lè­le­ment
d’utilisation de l’homme en tant qu’«élément
de forces de pro­duc­tion », qui sert « les intérêts
éco­no­miques imper­son­nels de l’État » : « Le
socia­lisme n’a pas de sens, si l’on se désintéresse
du sort de l’individu dans la socié­té. Et c’est
pré­ci­sé­ment ce qu’a fait le sta­li­nisme en cou­vrant du
nom de socia­lisme ce « pro­cès d’accumulation
pri­mi­tive », que Marx attri­buait, dans son schéma
his­to­rique, au capi­ta­lisme. »
[[ Po Pros­tu, 4 avril et 4 juillet 1956.]]

On
dévoile éga­le­ment le sophisme fon­da­men­tal, selon lequel
il suf­fit de natio­na­li­ser les moyens de pro­duc­tion afin de
créer le socialisme :

« A
la suite de la révo­lu­tion, les moyens de pro­duc­tion se
trou­vèrent entre les mains de l’État popu­laire. Mais
voi­là : c’était entre les mains de l’État, et
pas entre les mains du peuple… Les capi­ta­listes ont été
expro­priés, mais cela n’a nul­le­ment ame­né les
condi­tions socia­listes de pro­duc­tion. »
[[J. Rosz­ko : Zycie Lite­ra­ckie, 4 mars 1956.]]

I.
Maj­chr­zak donne une inter­pré­ta­tion plus com­plète du
même phé­no­mène : « On a cru que la
natio­na­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion for­mait une base suffisante
pour créer une atti­tude socia­liste envers le tra­vail, une
nou­velle mora­li­té socia­liste, une nou­velle discipline
inté­rieure socia­liste… Tout ce qui niait ces présomptions
était mis au compte de la sur­vi­vance d’une mentalité
petite-bour­geoise… Mais le fait même d’exproprier la
bour­geoi­sie n’agit pas sur la conscience des hommes. Les ouvriers
ne sont sen­sibles qu’à l’ensemble des ins­ti­tu­tions dans la
légis­la­tion du tra­vail, dans l’organisation de la production
et dans l’organisation de la vie sociale de l’entreprise. »
[[ Nowa Kul­tu­ra, 2 sep­tembre 1956.]]

Les
éco­no­mistes polo­nais et les intel­lec­tuels en général,
ont dès le début prô­né le système
des conseils ouvriers dans les entre­prises. Le pro­gramme économique
de la Pologne de Gomul­ka s’en res­sent : l’industrie resterait
natio­na­li­sée, mais la plu­part des déci­sions seraient
décen­tra­li­sées jusqu’au niveau de l’usine. On
vou­drait ain­si créer des uni­tés indus­trielles presque
indé­pen­dantes qui auraient la sou­plesse, mais pas
l’agressivité de celles du monde capi­ta­liste : elles
déci­de­raient elles-mêmes de leur pro­duc­tion et de leurs
prix sur un mar­ché qui devien­drait pro­gres­si­ve­ment de plus en
plus libre. Les conseils ouvriers auraient, dans ce pro­gramme, voix
au cha­pitre ; il serait dif­fi­cile de la leur refu­ser après le
rôle joué par les ouvriers de Zeran et d’autres
entre­prises dans la révo­lu­tion polo­naise d’Octobre. Ceci
devrait entraî­ner natu­rel­le­ment la fin d’une
indus­tria­li­sa­tion for­cée et d’un pro­gramme excessif
d’investissement. Dans l’agriculture, par contre, la
col­lec­ti­vi­sa­tion for­cée serait rem­pla­cée par une
coopé­ra­tion réel­le­ment volon­taire dans certains
sec­teurs, comme celui de la machi­ne­rie agri­cole. Les récoltes
seraient ven­dues au mar­ché libre, et les contributions
agri­coles obli­ga­toire : abolies.

Les
intel­lec­tuels et même cer­tains jeunes économistes
polo­nais consi­dèrent ce pro­gramme comme une sorte de panacée.
Notons que cer­tains de ses élé­ments (les conseils
ouvriers) ont été emprun­tés à ce que les
Polo­nais croyaient être la réa­li­té yougoslave.
Exis­tant sur le papier, les conseils ouvriers de la You­go­sla­vie de
Tito n’ont jamais eu le moindre pou­voir effec­tif. Mais que
pou­vaient en savoir les Polo­nais et les Hon­grois retranchés
pen­dant de si longues années de la You­go­sla­vie ? C’est là
un curieux phé­no­mène his­to­rique : l’influence d’un
mythe auquel la condam­na­tion de Tito par Sta­line confé­rait le
pres­tige d’une réalité.

En
ce qui concerne les fermes col­lec­tives, les réflexes marxistes
des éco­no­mistes polo­nais leur ont fait croire que celles qui
ont, tant bien que mal, fonc­tion­né, allaient libre­ment choisir
de conti­nuer leur exis­tence et que, seules, celles qui ont échoué
allaient se dis­soudre dès main­te­nant. Or le contraire s’est
pro­duit. Les « coopé­ra­tives » flo­ris­santes ont, les
pre­mières, déci­dé de se dis­soudre : c’est
qu’elles avaient encore assez de maté­riel et de bétail
pour pro­cé­der à une répar­ti­tion indi­vi­duelle. Ce
n’est que l’extrême misère qui lie encore certains
pay­sans polo­nais à l’existence « kolkhozienne ».

Une
autre contra­dic­tion carac­té­ris­tique, cette fois-ci dans le
domaine indus­triel. Tan­dis que la gauche intel­lec­tuelle conti­nue à
récla­mer la for­ma­tion et le fonc­tion­ne­ment des conseils
ouvriers dans les usines, les éco­no­mistes, eux, deviennent
plus pru­dents et même récal­ci­trants. On entend dire de
plus en plus sou­vent dans les milieux éco­no­miques que les
conseils ouvriers devien­draient une entrave à la production,
qu’on ne sait pas bien com­ment déli­mi­ter leurs compétences.
Ces éco­no­mistes ne partent d’ailleurs guère d’un
point de vue sta­li­nien : ils ont le réflexe nor­mal des
« mana­gers » et leurs argu­ments pour­raient être tout
aus­si bien uti­li­sés par les direc­teurs de la Gene­ral Motors.
Il est ain­si à craindre que l’expérience des conseils
ouvriers ne soit, une fois encore, esqui­vée en Pologne, comme
elle l’a été en You­go­sla­vie, et reléguée
sur un plan poli­tique, ou plu­tôt démagogique.

Jusqu’aux
élec­tions de jan­vier, les intel­lec­tuels agis­sant au nom de la
« gauche démo­cra­tique » du Par­ti étaient les
alliés les plus sûrs et les plus utiles de Gomulka.
Leurs appels pas­sion­nés, les espoirs qu’ils expri­maient, la
liber­té totale avec laquelle ils trai­taient des argu­ments les
plus épi­neux ont beau­coup contri­bué à ce que le
peuple polo­nais ait « plé­bis­ci­té » Gomulka.
Mais la poli­tique inté­rieure de Gomul­ka est menée en
fonc­tion de cette « marge d’impunité » à
laquelle nous avons fait allu­sion. Pour conser­ver son indépendance
récem­ment acquise vis-à-vis de l’URSS, il lui faut
com­battre ses pires enne­mis, les sta­li­niens polo­nais, mais les
com­battre d’une façon sub­tile, tout en les ménageant.
Il sem­ble­rait que chaque nou­veau pas vers une indépendance
effec­tive doive être com­pen­sé par une conces­sion, sur un
autre plan, aux com­mu­nistes polo­nais qui jouissent de la confiance
réelle du Krem­lin. Ain­si chaque mesure écartant
davan­tage les sta­li­niens du pou­voir semble être balancée
par des « aver­tis­se­ments » aux com­mu­nistes les plus
« réfor­mistes », c’est-à-dire,
prin­ci­pa­le­ment, aux intellectuels.

Entre
la sep­tième et la hui­tième ses­sion du Comité
cen­tral — entre juillet et octobre 1956 — le groupe de Natolin
(les sta­li­niens polo­nais) basait son action déma­go­gique sur
deux argu­ments prin­ci­paux : la pro­messe — gra­tuite et irréalisable
 — d’élever le niveau de vie, dans les cadres du plan
sexen­nal, de 50 % au lieu de 30 % que sou­haite Gomul­ka ; et une
épu­ra­tion, de type raciste anti­sé­mite, dans les cadres
du Par­ti et de l’administration.

Après
sa fou­droyante défaite, au cours des jour­nées cruciales
d’octobre, le groupe de Nato­lin a repris rapi­de­ment du poil de la
bête. La révo­lu­tion polo­naise a été assez
pro­fonde pour poser le clas­sique pro­blème de la caste
pri­vi­lé­giée déchue. Le chan­ge­ment de l’équipe
diri­geante a entraî­né d’autres rema­nie­ments, dans les
minis­tères, dans l’administration. Dans les usines, les
ouvriers se débar­ras­saient de leurs direc­teurs sta­li­niens en
les trans­por­tant hors de l’enceinte, dans des brouettes. Il y a
main­te­nant effec­ti­ve­ment, en Pologne, toute une classe de
« ci-devant », bureau­crates déchus, pri­vés du
jour au len­de­main de leur pou­voir, de leurs appoin­te­ments élevés,
ayant per­du appar­te­ments, voi­tures, secré­taires. On pourrait
dire para­doxa­le­ment que, pour faci­li­ter la démo­cra­ti­sa­tion de
l’univers com­mu­niste, il aurait fal­lu garan­tir aux bour­reaux d’hier
non seule­ment l’impunité mais des sinécures.
L’histoire de la Pologne connaît les dan­gers que représentent
les intrigues d’un groupe social dont les intérêts
maté­riels sont liés à la Rus­sie. Vers la fin du
18e siècle, de grands féo­daux, ras­sem­blés dans
la Confé­dé­ra­tion de Tar­go­wi­ca et effrayés par le
cou­rant de réforme qui allait abou­tir à la Constitution
du 3 mai 1791, pré­ci­pi­taient le par­tage de la Pologne en
offrant leurs ser­vices à la Grande Cathe­rine. Le rôle de
l’ambassadeur sovié­tique à Var­so­vie ressemble
aujourd’hui à celui de Rep­nine, l’envoyé de la
tsa­rine à la cour de Sta­nis­las-Auguste. C’est autour de lui
que s’organisent les « ci-devant » sta­li­niens. Seuls
quelques rares bour­reaux de la police poli­tique — tel Rozanski —
ont été empri­son­nés. Cer­tains ont per­du leurs
fonc­tions. Mais d’autres sont res­tés à leurs postes
dans les minis­tères et dans les usines. C’est par­mi ces
der­niers — qui jouissent tou­jours d’une influence réelle —
que le groupe de Nato­lin s’efforce de créer un réseau,
dont le plan d’action semble tout tra­cé : entre­te­nir le
mécon­ten­te­ment en met­tant à pro­fit la crise économique ;
rap­pe­ler leurs propres pro­messes d’un relè­ve­ment important
du niveau de vie ; miner la confiance dans les diri­geants actuels, en
fai­sant res­sor­tir leur pas­sé « sta­li­nien» ;
jouer sur l’antisémitisme pro­fon­dé­ment enraciné
dans les masses popu­laires polo­naises, en le dirigeant
par­ti­cu­liè­re­ment contre les intel­lec­tuels et les militants
d’origine juive, qui ont été à la pointe du
com­bat antistalinien.

Il
est natu­rel­le­ment facile, en Pologne comme en Hon­grie, d’accuser de
« sta­li­nisme » des com­mu­nistes qui n’ont rom­pu avec la
ligne du Par­ti qu’entre 1949 et 1956. Un exemple frap­pant en a été
four­ni par les dis­cus­sions au sein du Comi­té du Par­ti de
Var­so­vie, où une agi­ta­tion a été fomentée
contre le secré­taire du comi­té, Stas­zews­ki, qui a
conquis des mérites excep­tion­nels dans la réus­site de
la révo­lu­tion d’Octobre. Du jour au len­de­main, cet homme,
qui a aler­té la popu­la­tion de Var­so­vie, dis­tri­bué des
armes aux comi­tés d’ouvriers, four­ni des gardes du corps à
Gomul­ka avant la réunion du Comi­té cen­tral, a été
accu­sé d’être un sta­li­nien, un « bonze »
et un bureau­crate. C’était avant les élec­tions de
jan­vier, et une inter­ven­tion per­son­nelle de Gomul­ka l’a alors sauvé
de sa des­ti­tu­tion. Mais il y a à peine un mois, c’est
Gomul­ka, plé­bis­ci­té par le peuple, et cette fois sûr
de son pou­voir, qui fait démis­sion­ner Stas­zews­ki. Le jeu
poli­tique implique sou­vent de pareils mar­chés… Ni dans le
nou­veau Conseil d’État, ni dans le nou­veau gou­ver­ne­ment, il
n’y a de sta­li­niens aux postes-clefs. Pour­tant un des chefs du
groupe de Nato­lin, enne­mi juré de Gomul­ka, Zénon Nowak,
qui avait ouver­te­ment lan­cé, au cours de la septième
ses­sion du Comi­té cen­tral, en juillet 1956, les slogans
anti­sé­mites ins­pi­rés par Khroucht­chev, reste à
son poste de vice-pre­mier ministre. Il est vrai qu’il est privé
de pou­voirs effec­tifs. C’est dans le sec­teur intel­lec­tuel que la
ten­dance réa­liste de Gomul­ka se fait le plus sentir.
L’écrivain Léon Kru­ckz­kows­ki, auteur de Julius et
Ethel,
piteux mélo­drame exploi­tant la tra­gé­die des
Rosen­berg, Krucz­kows­ki, que le poète Jas­trun a récemment
appe­lé le « der­nier social-réa­liste de Pologne »,
et qui a dû céder sa place de pré­sident de
l’Association des écri­vains au libé­ral Antoni
Slo­nim­ski, a été nom­mé membre du Conseil d’État.
Et la pre­mière cir­cu­laire du Comi­té cen­tral destinée
aux auto­ri­tés du Par­ti après les élections
pro­cla­mait la néces­si­té d’une lutte sur deux fronts :
contre les sta­li­niens et contre les éléments
« anar­chi­sants » de l’intelligentsia.

On
ne peut dire que le ton géné­ral de la presse littéraire
polo­naise ait chan­gé, mal­gré ces avertissements.
Pour­tant, la direc­tion du Par­ti a res­ti­tué à la censure
une auto­ri­té qu’elle avait per­due. Ce n’est plus,
natu­rel­le­ment, l’ancienne cen­sure sta­li­nienne. Elle part d’un
point de vue « stra­té­gique » plutôt
qu’idéologique. Elle ne se pré­sente plus — Mascolo
et Morin l’ont noté à leur retour de Pologne dans
France-Obser­va­teur — comme ins­tru­ment d’un dogme, mais en
tant qu’expression d’une pru­dence ins­pi­rée par la « raison
d’État ». Les petits Tor­que­ma­das se sont transformés
en petits Machia­vels. Il existe même sou­vent une certaine
com­pli­ci­té entre le jour­na­liste ou l’écrivain et le
cen­seur qui pré­tend par­ta­ger les vues mêmes dont il
inter­dit l’expression, sous pré­texte d’en sauvegarder
l’avenir poten­tiel. Une plai­san­te­rie qui cir­cule à Varsovie
sur la dif­fé­rence entre la You­go­sla­vie et la Pologne éclaire
assez bien cette situa­tion : tan­dis qu’en You­go­sla­vie on peut
cri­ti­quer tout ce qui est russe et rien de ce qui est you­go­slave, en
Pologne on peut atta­quer tout ce qui est polo­nais, mais rien de ce
qui se passe en URSS. Il n’en demeure pas moins que, comme
tou­jours, cette cen­sure engendre chez l’écrivain un réflexe
d’autocensure. Il se des­sine ain­si un nou­veau confor­misme, subtil
et dif­fi­cile à situer. Il n’est pas ques­tion, tant que le
régime de Gomul­ka est en place en Pologne, non seule­ment d’un
retour au sta­li­nisme, mais même d’imposer une théorie
uni­forme d’un « socia­lisme » polo­nais. Le problème
de l’écrivain dans un État tota­li­taire est simple :
ou bien il conti­nue à écrire, se livrant corps et
âme à la dic­ta­ture, ou bien il se tait, à ses
risques et périls. Mais la Pologne n’est plus un État
tota­li­taire. « Je crois que nous allons vers une « Sanacja »
de gauche », me disait récem­ment un écrivain
polo­nais, en fai­sant allu­sion au gou­ver­ne­ment d’avant-guerre des
suc­ces­seurs de Pil­sud­ski. Il est pour­tant bien dif­fi­cile de
trou­ver le « ton juste », même pour un
confor­miste-né, dans un pays, auto­ri­taire, gouverné
par un seul par­ti, situé dans le bloc com­mu­niste, et
qui pour­tant se pré­vaut de la liber­té d’expression.

Un
article récent de Putrament, ancien direc­teur des lettres
polo­naises sous le réa­lisme socia­liste, don­nait un avant-goût
de ce que pour­raient être cer­tains mots d’ordre. Putrament
atta­quait vio­lem­ment Nowa Kul­tu­ra et Po Pros­tu, en
refu­sant aux écri­vains révo­lu­tion­naires polo­nais le
droit de se situer « à gauche » dans le Par­ti. C’est
bien le groupe de Nato­lin, disait Putrament, qui est « à
gauche » et non pas « à droite ». Mais
le groupe de Nato­lin est com­po­sé de sec­taires, d’incompétents,
de gens dépour­vus de sens moral… Dis­tinc­tion subtile,
si l’on retient qu’en Pologne le mythe de la « Gauche »
sub­siste, du moins offi­ciel­le­ment, et que l’on combattait
Nato­lin en l’accusant, pré­ci­sé­ment, d’être « à
droite ». Quant à l’URSS et à
l’évaluation de l’époque sta­li­nienne, Putrament
repre­nait à son compte l’argumentation de Deut­scher et
de Sartre sur la néces­si­té his­to­rique de la
ter­reur sta­li­nienne. Reste à savoir si cette ver­sion du
com­mu­nisme sta­li­nien « vu de l’extérieur »,
« désa­cra­li­sé » et ren­du acceptable
par une argu­men­ta­tion qui lui est étran­gère, peut
être valable à l’intérieur du bloc
com­mu­niste… Il demeure au moins dou­teux que l’appareil de
pro­pa­gande sovié­tique soit pré­pa­ré à
mieux accueillir la supé­rio­ri­té désabusée
et bien­veillante de Putrament que les franches attaques des
autres écri­vains polonais.

Le
fait est que la « gauche » intel­lec­tuelle polo­naise se
trouve dans une situa­tion par­ti­cu­liè­re­ment difficile.
Elle risque d’un côté d’être désavouée
par le régime qu’elle a tant contri­bué à
éta­blir. Elle est, d’un autre côté, la
cible d’attaques constantes de la part de la réaction
polo­naise — catho­lique, natio­na­liste et anti­sé­mite — que
pour des rai­sons de jeu poli­tique et déma­go­gique, le
gou­ver­ne­ment et le Par­ti s’efforcent d’amadouer et de
ména­ger. On ne peut que se féli­ci­ter de l’accord
récent entre le gou­ver­ne­ment de Gomul­ka et l’Eglise.
Le car­di­nal Wys­zyns­ki repré­sente d’ailleurs un
cou­rant libé­ral dans le catho­li­cisme polo­nais, il est
cer­tai­ne­ment bien plus pro­fon­dé­ment « progressiste »
que le groupe « Pax » diri­gé par l’ex-petit
füh­rer fas­ciste polo­nais Pia­se­cki, qui ne fai­sait illu­sion que
dans les milieux de com­pa­gnons de route catho­lique en Europe
occi­den­tale. Mais le cler­gé polo­nais est sou­vent borné,
natio­na­liste, prude, anti­sé­mite. Il vient d’émerger,
vic­to­rieux, d’une période de per­sé­cu­tion. Il entend
impo­ser son influence, qui paraît déjà plus
forte aujourd’hui que dans la Pologne d’avant guerre, Etat à
pré­do­mi­nance laïque, mal­gré sa réputation
exté­rieure de catho­li­cisme. Le prêtre s’est
sou­vent insé­ré dans ce vide que le dis­cré­dit de
toute auto­ri­té a créé. C’est au prêtre
local qu’ont eu sou­vent recours récem­ment les auto­ri­tés
du Par­ti, s’il fal­lait rame­ner au tra­vail des ouvriers en grève.
Or, si la « gauche » intel­lec­tuelle polo­naise n’est
pas sot­te­ment anti­clé­ri­cale, ni adon­née à un
athéisme pri­maire, de nom­breux points de conflit se
sont déjà fait sen­tir entre elle et la majorité
catho­lique de la popu­la­tion — qui pour­tant l’a sui­vie en
plé­bis­ci­tant Gomulka.

Un
des points prin­ci­paux de ce conflit a été créé
par le réta­blis­se­ment de l’enseignement reli­gieux dans les
écoles. Il ne s’agit pas là du prin­cipe même,
mais des consé­quences pra­tiques de cette mesure pour les
enfants de parents agnos­tiques ou juifs. La reli­gion a été
si long­temps le refuge de la liber­té, le mode de protestation
le plus acces­sible pen­dant les années de ter­reur stalinienne,
qu’un « confor­misme anti­con­for­miste » a été
créé par­mi les enfants eux-mêmes, sous
l’influence de la majo­ri­té des parents, sans doute. Une
sorte de « ter­reur morale » se fai­sait déjà
sen­tir, même sous le sta­li­nisme, quand il était « de
mau­vais ton » pour un enfant de ne pas assis­ter aux cours de
reli­gion dans les paroisses. Une de mes amies, écrivain
polo­nais agnos­tique célèbre, m’a raconté
com­ment sa petite-fille l’a for­cée, il y a trois ans, à
un simu­lacre de com­mu­nion, en mena­çant de se sui­ci­der si
grand-mère ne s’exécutait pas. — « Moi qui
n’ai jamais com­mu­nié, même avant 1914 ! »
s’exclamait cette femme éle­vée elle-même dans
un milieu pro­gres­siste. Mais il ne s’agissait, alors, que d’un
choix qui était bien vu et à la mode. Main­te­nant, les
enfants qui déclarent que leurs parents ne sou­haitent pas
qu’ils suivent les cours de reli­gion sont sou­mis par leurs
cama­rades à de véri­tables sévices, où
l’antisémitisme joue un rôle considérable.

L’antisémitisme
aurait dû être com­pro­mis par le fait même qu’il
était ins­crit au pro­gramme des sta­li­niens, et par la rumeur,
dif­fi­ci­le­ment contrô­lable mais per­sis­tante, en Pologne, d’avoir
été direc­te­ment ins­pi­ré par Khroucht­chev. Il
sem­ble­rait, hélas ! que c’est là la seule « influence »
sovié­tique qui per­siste en Pologne, sans doute parce quelle
trouve un ter­rain tra­di­tion­nel­le­ment pro­pice. Il est effa­rant, en
tout cas, de voir qu’une des grandes orga­ni­sa­tions d’étudiants
for­mées depuis l’avènement de Gomul­ka au pou­voir ait
vou­lu ins­crire à son pro­gramme le sinistre nume­rus clausus
pour les étu­diants juifs.

Il
est natu­rel que la gauche intel­lec­tuelle réagisse vivement
contre cette atmo­sphère chau­vi­niste et néo-cléricale.
Il faut dire que, à part une ori­gine idéologique
contraire, la réac­tion s’installe com­mo­dé­ment dans
l’héritage de sot­tise, de vul­ga­ri­té, de pru­de­rie et
de chau­vi­nisme culti­vé par le sta­li­nisme. En édifiant
les bases de la révo­lu­tion d’Octobre, la gauche
intel­lec­tuelle réagis­sait en pre­mier lieu, naturellement,
contre la bru­ta­li­té, l’injustice, l’hypocrisie d’un
régime de ter­reur. Mais elle enten­dait appli­quer la liberté
dans une démarche quo­ti­dienne. Or, l’internationalisme, que
les sta­li­niens com­bat­taient par une ima­ge­rie d’Epinal de
pseu­do-patrio­tisme, est tout aus­si sus­pect aux chauvinistes
réac­tion­naires. De même, le droit à l’avortement,
la pro­pa­gande du « birth-control », qui s’impose dans un
pays pauvre et sur­peu­plé comme la Pologne, s’ils étaient
com­bat­tus hier au nom d’un anti-mal­thu­sia­nisme mar­xiste, le sont
aujourd’hui par toutes les forces catho­liques. Hier, c’était
la cen­sure qui inter­di­sait toute expres­sion de l’érotisme,
tout réa­lisme sexuel dans l’art et dans la littérature
 — aujourd’hui, ce sont les lec­teurs qui pro­testent au nom de leur
« digni­té de mères et de pères de famille
polonais ».

Cette
lutte sur deux fronts explique le culte du ratio­na­lisme et de l’«âge
des Lumières » chez l’intellectuel de gauche polonais,
qui peut nous paraître ici naïf et dépassé.
Elle explique aus­si l’acharnement avec lequel les écrivains
polo­nais s’attachent à la forme du « libelle », du
« pam­phlet », et leurs incur­sions conti­nues dans un
jour­na­lisme qui rap­pelle celui de Swift, de Vol­taire et de Diderot.

De
toute façon, les limites mêmes que la situation
géo­gra­phique impose à la Pologne de Gomul­ka se font de
plus en plus sen­tir. Elle ne peut aller vers la démo­cra­tie et
l’indépendance totale qui semblent cor­res­pondre au
désir de la majo­ri­té du peuple, ni entre­prendre à
fond une expé­rience d’un socia­lisme renou­ve­lé et
huma­niste que rêvait une mino­ri­té
révo­lu­tion­naire. Pour­tant, de pré­cieuses réformes
confir­mées à la suite de la « révolution
d’Octobre » semblent acquises. La « Grande Peur »
de tout un peuple est finie. Un habeas cor­pus existe de fait,
même si les ins­ti­tu­tions ne sont pas à même
d’en appor­ter une garan­tie. L’imposture du « réalisme
socia­liste » est finie en lit­té­ra­ture et dans l’art.
La recherche scien­ti­fique est rede­ve­nue libre. La liberté
de la presse reste très appré­ciable. Une
approche prag­ma­tique des pro­blèmes économiques
dis­pen­se­ra sans doute la Pologne des désastres de
l’application de théo­ries préconçues.
Il ne semble pas que le régime de Gomul­ka puisse
reve­nir en arrière dans ces domaines.

Il
est natu­rel que les com­mu­nistes régnants de l’URSS et les
com­mu­nistes vas­saux de l’Occident observent, ter­ri­fiés, ces
phé­no­mènes. Dans un monde où tout, depuis une
déci­sion gou­ver­ne­men­tale jusqu’à un poème de
cir­cons­tance paru dans un jour­nal de pro­vince, sem­blait for­mer une
enti­té logique et néces­saire, cette liberté,
même limi­tée, cette inter­pré­ta­tion mul­tiple et
diver­gente de l’existence, doivent sem­bler scan­da­leuses. Or, les
jour­naux polo­nais, en nombre limi­té, il est vrai, sont en
vente libre en URSS. On dit qu’ils sont épui­sés une
demi-heure après leur arri­vée. Et les étudiants
polo­nais, bour­siers à Mos­cou et à Lenin­grad, gagnent
leur argent de poche en tra­dui­sant aux Russes des articles et des
livres polo­nais. Qui plus est, forts d’appartenir à un pays
com­mu­niste et allié, forts main­te­nant de l’appui de leur
ambas­sade, ils défendent, dans des discussions
publiques d’étudiants sovié­tiques, la « voie
polo­naise vers le socia­lisme ». Ain­si, la por­tée de
l’expérience « gomul­kiste » semble dépas­ser
le cadre de la Pologne.

Certes,
un faux pas, une crise éco­no­mique sérieuse pourraient
déclen­cher en Pologne un pro­ces­sus de « kadarisation ».
Si les négo­cia­tions menées à Washing­ton pour une
aide éco­no­mique amé­ri­caine échouent, la
posi­tion de Gomul­ka en sor­ti­rait affai­blie. Encore une fois,
l’Occident aurait prou­vé son manque d’envergure et
d’imagination.

K.
A. Jelenski

* *

Post-scrip­tum

La
gauche révo­lu­tion­naire
polo­naise, dont j’ai
tâché de tra­cer le pro­fil dans cet article, trou­vait son
expres­sion la plus ache­vée dans l’hebdomadaire
Po Pros­tu
qui a été sus­pen­du par le comi­té cen­tral du
par­ti com­mu­niste polo­nais le 2 octobre 1957. L’anniversaire du
« tour­nant d’Octobre » a été marqué
à Var­so­vie par l’émeute d’une jeu­nesse protestant
contre ce retour à des méthodes totalitaires.

Avant
octobre, et jusqu’aux élec­tions de jan­vier, le « gomulkisme »
pou­vait être iden­ti­fié avec
Po Pros­tu. A la
longue pour­tant, il devint évident
qu’un
gou­ver­ne­ment, qu’un appa­reil repré­sen­tant un stade déterminé
de l’évolution post-sta­li­nienne ne peut s’appuyer sur un
mou­ve­ment de gauche révo­lu­tion­naire. Le nou­veau régime
polo­nais semble cor­res­pondre à une évo­lu­tion naturelle
de la socié­té post-sta­li­nienne : évolution
prag­ma­tique, où les acteurs prin­ci­paux sont les technocrates
et les oppor­tu­nistes. Rien d’étonnant que les

« 
gomul­kistes » offi­ciels trouvent un terrain
d’entente, d’un côté avec les bureau­crates qui
veulent per­pé­tuer un régime, sans se sou­cier de son
conte­nu idéo­lo­gique, et, de l’autre, avec la petite
bour­geoi­sie réac­tion­naire qui se sou­cie tout aus­si peu de
pro­grammes idéo­lo­giques du moment que le mar­ché devient
plus libre et qu’on peut de nou­veau faire des « affaires »
.
C’est ain­si que le « gomul­kisme » est ame­né à
se conci­lier à la fois la réac­tion sta­li­nienne et la
réac­tion de droite. Ce qu’il ne peut se conci­lier, c’est
une gauche authen­tique repré­sen­tée par
Po Pros­tu et
les « révi­sion­nistes » — gauche qui cherche, d’une
façon sou­vent contra­dic­toire, à se frayer un chemin
vers un socia­lisme véri­table et huma­niste. Mais cette « gauche »
repré­sente, elle, l’autre cou­rant de l’évolution
post-sta­li­nienne. C’est elle qui consti­tue le ferment idéologique
de la doc­trine, c’est elle qui incarne les aspi­ra­tions confuses des
jeunes.

C’est
pour­quoi, si l’on a réus­si en Pologne à liqui­der un
jour­nal, si l’on tâche de muse­ler les autres par une censure
renais­sante, l’esprit repré­sen­té par
Po Pros­tu
n’est pas près de dis­pa­raître. En refu­sant de se
plier aux exi­gences du Comi­té cen­tral, en choi­sis­sant le
silence plu­tôt qu’un com­pro­mis, le groupe de
Po Pros­tu
est res­té fidèle à cette concep­tion du rôle
de la « gauche »
que Les­zek Kolakowski
défi­nis­sait ain­si, dans
Po Pros­tu même (24
février 1957):

« La
gauche doit for­mu­ler une claire condam­na­tion du natio­na­lisme polonais
 — de pair avec une condam­na­tion des natio­na­lismes étrangers
mena­çant la Pologne. Elle doit avoir une atti­tude rationnelle,
claire et sans équi­voque, face à la religiosité
sclé­ro­sée de la ver­sion sta­li­nienne du mar­xisme, face
aus­si à la menace du clé­ri­ca­lisme petit bour­geois ; elle
doit nier simul­ta­né­ment la phra­séo­lo­gie socialiste
ser­vant de façade à des gou­ver­ne­ments poli­ciers, et la
phra­séo­lo­gie démo­cra­tique recou­vrant le pou­voir de la
bour­geoi­sie. Ce n’est que de cette façon que la gauche peut
conser­ver sa place à part, qui se situe dans la minorité.
La gauche ne désire pas se trou­ver à tout prix dans le
camp de n’importe quelle majorité.

« La
prin­ci­pale reven­di­ca­tion de la gauche, dans la situa­tion présente,
est d’ordre idéo­lo­gique. Plus pré­ci­sé­ment, il
s’agit d’établir une nette dif­fé­ren­cia­tion entre
l’idéologie et la
tac­tique poli­tique du moment. La
gauche ne rejette pas les com­pro­mis avec la réalité,
mais elle exige qu’on les appelle des com­pro­mis. La gauche
s’opposera à un ali­gne­ment de l’idéologie sur les
exi­gences de l’heure, sur les conces­sions réellement
néces­saires, sur les mesures tac­tiques. La gauche sait que
l’on est par­fois impuis­sant, face au crime, mais elle ne veut pas
qua­li­fier le crime de bienfait…»

Octobre
1957

K.
A. J.

La Presse Anarchiste