La Presse Anarchiste

Le nouveau capitalisme

[(

Sous
ce titre, Igna­zio Silone vient de consa­crer dans
Epo­ca (numé­ro
du 8 nov.) une étude au livre de Dji­las,
la Nou­velle
Classe, et dont nous ne vou­lons pas man­quer de signa­ler au moins à
nos lec­teurs quelques-uns des pas­sages les plus pénétrants.
Une remarque préa­lable, cepen­dant, s’impose. Sans doute pour
la com­mo­di­té du dis­cours, Silone iden­ti­fie le régime
actuel­le­ment en vigueur en Rus­sie avec le
capi­ta­lisme d’Etat,
alors que, comme on l’a pu voir dans le pre­mier article de ce
cahier, Dji­las insiste sur la néces­si­té d’en
sou­li­gner le carac­tère non point éta­tiste, mais
essen­tiel­le­ment bureau­cra­tique, le soi-disant éta­tisme de
l’ensemble n’étant qu’un masque du pou­voir réel
exclu­sif de la « nou­velle classe ». Ce qui
n’empêche pas que Lénine lui-même a cru
s’embarquer sur la voie du capi­ta­lisme d’Etat pro­pre­ment dit
(mal­gré l’opposition de Bou­kha­rine et des com­mu­nistes de
gauche). Silone a tenu à rap­pe­ler d’abord (après
Jules Hum­bert-Droz) cette naïve et grave illu­sion léninienne,
d’où devait décou­ler tout le reste :

)]

«
 Il suf­fit de repro­duire le texte de Lénine paru dans la Prav­da
du 9 mai 1918 et inti­tu­lé « L’infantilisme
de gauche et l’esprit petit-bour­geois », pour entrevoir
la route fatale sur laquelle s’engagea alors la révolution.
Voi­ci ce texte [[Nous le don­nons ici retra­duit de l’italien.]] : « Le capi­ta­lisme d’Etat sera
pour nous un grand pas en avant. La vic­toire sur le désordre,
les des­truc­tions, la négli­gence est plus impor­tante que tout
le reste… Le capi­ta­lisme d’Etat est de beau­coup supérieur
à notre éco­no­mie actuelle. Il n’a rien de dangereux,
puisque l’Etat sovié­tique est un Etat dans lequel le pouvoir
est assu­ré aux ouvriers et à la popu­la­tion pauvre. Tant
que l’Allemagne tar­de­ra à faire sa révo­lu­tion, notre
devoir est d’apprendre des Alle­mands le capi­ta­lisme d’Etat ;
d’assimiler le capi­ta­lisme d’Etat de toutes nos forces, sans
recu­ler devant aucune mesure dic­ta­to­riale ten­dant à accélérer
cette assi­mi­la­tion à un rythme encore plus rapide que ne l’a
fait Pierre le Grand pour assi­mi­ler la culture occi­den­tale à
la Rus­sie bar­bare, — sans recu­ler devant aucun moyen bar­bare dans
notre lutte contre la barbarie… »


Le texte à l’instant repro­duit est his­to­ri­que­ment la
pre­mière annonce du futur sta­li­nisme. Or, l’oraison funèbre
de l’espérance léni­nienne dans la popu­la­tion pauvre,
qui eût dû contrô­ler l’Etat, nous la trouvons
dans le récent livre de Milo­van Dji­las, la Nou­velle
classe…


Il fau­dra à l’avenir ren­voyer à ce livre quiconque
ose­ra encore, de bonne foi, par­ler d’une Rus­sie socia­liste, et
qui­conque s’entêtera à croire que les nationalisations
repré­sentent la voie royale condui­sant à la société
nou­velle… Le livre de Dji­las consti­tue le démasquement
défi­ni­tif du nomi­na­lisme sovié­tique. Il a fait pour la
« démo­cra­tie éco­no­mique formelle »
des régimes com­mu­nistes et de démo­cra­tie popu­laire, ce
que Marx avait fait pour la « démo­cra­tie politique
for­melle » des pays capi­ta­listes ; avec cette
dif­fé­rence que, après de nom­breuses luttes et
dif­fi­cul­tés, les liber­tés poli­tiques, dans ces derniers
pays, sont deve­nues moins fic­tives, alors que, pour le moment, la
« nou­velle classe » sovié­tique tient
bar­rées toutes les voies d’un développement
démo­cra­tique. La cri­tique de Dji­las, il faut le reconnaître,
n’épargne pas non plus l’actuel régime yougoslave.
Lui qui a été, avec Tito, l’un des chefs de la
résis­tance you­go­slave, avait espé­ré que
l’introduction des conseils d’usine pour­rait conduire à
une forme d’économie de mar­ché décentralisée,
sous contrôle popu­laire immé­diat. Mais l’expérience
you­go­slave est res­tée sur le papier. Com­ment pou­vait-il en
être autre­ment ? Il ne peut y avoir d’économie
décen­tra­li­sée sous la direc­tion d’un parti
tota­li­taire for­te­ment cen­tra­liste tel qu’est encore celui de Tito.
Mais, au-delà de la polé­mique poli­tique immédiate,
il faut dire ici que c’est tout le pro­blème des
natio­na­li­sa­tions qui se trouve ain­si mis en cause.

[(

Après
un rap­pro­che­ment des ana­lyses de Dji­las avec celles qu’a formulées
Arthur Wau­ters en un article inti­tu­lé « 
L’État
contre le socia­lisme » (titre qui, écrit Silone,
ne va pas sans rap­pe­ler, par contraste, celui du fameux livre de
Van­der­velde,
le Socia­lisme contre l’Etat), paru dans la
Revue des sciences éco­no­miques, Silone ajoute :

)]


La théo­rie même des classes, telle qu’elle a été
for­mu­lée par les mar­xistes, devra donc être revue à
la lumière de ce phé­no­mène impré­vu (la
nais­sance de la classe bureau­cra­ti­co-tech­no­crate). (Un pas de plus
et, tant Wau­ters que Dji­las, comme qui­conque réfléchit
à fond à ces pro­blèmes, se trouverait
confron­té avec cette ques­tion sou­le­vée par Simone
Weil : une fois écar­tées toutes les autres formes
d’exploitation, est-ce que la der­nière ne subsistera
pas, la plus oppres­sive et la plus humi­liante, inéliminable
d’une socié­té indus­trielle tou­jours plus fortement
hié­rar­chi­sée : la tyran­nie des fonctions ?
Com­ment évi­ter que les déten­teurs d’une fonction
supé­rieure consti­tuent une classe pour soi ?)


La démys­ti­fi­ca­tion sociale du régime a ôté
à la bureau­cra­tie com­mu­niste les der­niers restes de bonne foi,
en même temps que la pré­ten­tion d’être la force
motrice du Pro­grès, la loco­mo­tive de l’Histoire. Son
agi­ta­tion fré­né­tique pour les reven­di­ca­tions immédiates
des couches labo­rieuses ne réus­sit plus à
mas­quer son embar­ras idéo­lo­gique dans les ques­tions
supé­rieures. Si vous deman­dez aux bureau­crates ce qu’ils
pensent, main­te­nant, des formes poli­tiques du pas­sage du capitalisme
au socia­lisme et s’ils estiment tou­jours fatalement
néces­saire une période de ter­reur com­por­tant la
des­truc­tion com­plète de l’appareil étatique
bour­geois, la sup­pres­sion du Par­le­ment et du suf­frage uni­ver­sel, la
dis­so­lu­tion de tous les autres par­tis et la dic­ta­ture prolétarienne,
ils ne savent plus que répondre. Ce n’est pas un silence de
cir­cons­tance ou de timi­di­té tac­tique ; en fait, la
démys­ti­fi­ca­tion russe a para­ly­sé leurs esprits. Ils ne
savent plus que pen­ser des pro­blèmes fon­da­men­taux, même
si dans leurs écoles, comme en Rus­sie, les vieux manuels sont
encore en vigueur. Telle est la bureau­cra­tie : tant que ne
paraissent point de nou­veaux livres avec de nou­veaux prin­cipes (mais
qui ose­ra les inven­ter ?) on conti­nue à étudier
d’après les anciens.

La
fra­gi­li­té extrême de la situa­tion russe, sa crise
per­ma­nente est là tout entière. Elle s’appuie par la
force sur ce men­songe : une idéo­lo­gie officielle
éga­li­taire et une réa­li­té sociale dominée
par une nou­velle classe pri­vi­lé­giée. Ain­si s’explique
aus­si que les vel­léi­tés de libé­ra­li­sa­tion du
régime de la presse, de la lit­té­ra­ture et de l’art, à
diverses reprises expri­mées par Khroucht­chev, res­tent lettre
morte. La cen­sure ne peut pas être éli­mi­née d’une
socié­té qui repose sur une contra­dic­tion à tel
point criante entre la loi et les faits. C’est la condi­tion typique
de tous les régimes réactionnaires.

Tou­te­fois,
sur un point impor­tant, je ne suis pas d’accord avec Dji­las, — je
veux dire sur la soli­di­té de la « nouvelle
classe ». Si cer­tains des fils de la bour­geoi­sie ont au
siècle der­nier don­né forme au mou­ve­ment ouvrier,
pour­quoi des trans­fuges de la « nou­velle classe »
ne pour­raient-ils pas faire cause com­mune avec le peuple ? Cela
s’est déjà pro­duit en Pologne et en Hon­grie, et l’on
en a déjà vu les pre­miers symp­tômes également
à Mos­cou et à Lénin­grad, avec les manifestations
des étu­diants, les­quels sont pré­ci­sé­ment les
« fils à papa » de la « nouvelle
classe ». Il ne faut pas, sur­tout dans les situations
déses­pé­rées, man­quer d’accorder leur juste
poids aux res­sources de la conscience.

Quand,
à pré­sent, on dit Bel­grade, les diplo­mates, les
mili­taires, les ban­quiers pensent natu­rel­le­ment à Tito ;
mais pour nous et pour les cen­taines de mil­liers d’hommes de tous
pays qui lisent son livre, Bel­grade, c’est Dji­las. Bien qu’enfermé
dans une fétide cel­lule de pri­son, bien que malade, bien que
pri­vé de cor­res­pon­dance, de jour­naux, de livres, cet homme est
aujourd’hui l’une des prin­ci­pales forces de la conscience
humaine.

Igna­zio
Silone

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