La Presse Anarchiste

Lettre ouverte à Albert Camus

Je
n’étais pas à la Salle Wagram quand vous y avez
pronon­cé vos paroles émou­vantes sur la révolution
hon­groise de 1956, à l’occasion de l’anniversaire de
l’autre grande révo­lu­tion hon­groise, celle de 1848. Je les
ai lues, des mois plus tard, dans Témoins [[http://www.la-presse-anarchiste.net/spip/spip.php?action=redirect&id_article=1021]] — avec
des sen­ti­ments à la fois émus et contradictoires.

Per­me­t­tez-moi
de vous dire en toute sincérité — et grâce à
Témoins, publique­ment — toutes les pen­sées que
m’a inspirées votre discours.

Comme
vous avez rai­son, cher Albert Camus, lorsque, jouant le rôle
pénible des Cas­san­dre, vous dis­sipez « les nouveaux
espoirs de cer­tains con­frères infati­ga­bles » quant
aux pos­si­bil­ités d’une évo­lu­tion « naturelle »
des régimes total­i­taires au-delà de la Lei­tha, du
Danube et de l’Oder. « La ter­reur comme vous le
dites, n’évolue pas, sinon vers le pire, l’échafaud
ne se libéralise pas, la potence n’est pas tolérante… »
Ou comme vous le dites encore avec tant de con­ci­sion persuasive :
« Ce qui définit la société
total­i­taire, de droite ou de gauche, c’est d’abord le parti
unique, et le par­ti unique n’a aucune rai­son de se détruire
lui-même. »

Rien
n’est plus juste. Pour­suiv­re les mirages des années 1953–54
sur le stal­in­isme qui se trans­forme en démoc­ra­tie par des
réformes paci­fiques, et sur la coex­is­tence, également
paci­fique et har­monieuse, tout cela, pour par­ler avec Shake­speare, ce
n’est que des mots : words, words, words… Après
les faits de Budapest, on ne peut plus croire aux déclarations
« genevois­es » de Khrouchtchev. Une illusion
his­torique, née sur la tombe de Staline, est morte et a été
enter­rée dans les fos­s­es com­munes de Budapest. Et s’il est
quelqu’un pour qui cela ne suf­fi­rait pas encore, qu’il lise la
sanglante chronique des événe­ments hon­grois des mois
passés : à chaque page, des cadavres de malheureux
exé­cutés, les cris des écrivains, des ouvriers,
des maîtres d’école empris­on­nés illustrent
assez ce qu’il faut enten­dre par l’« idylle »
d’une « libéral­i­sa­tion » à la
Khrouchtchev. Et je pour­rais par­ler aus­si des enfants emprisonnés
quelque part en Roumanie, pour cette « raison »
que ce sont les enfants des par­ti­sans d’Imre Nagy. Comme je
pour­rais égale­ment par­ler de quan­tité de mes amis qui,
chaque jour et chaque nuit, dans leurs pris­ons, lut­tent contre
l’affreuse emprise de l’ennui, la folie et le pro­pre déchirement
de leur con­science, — de même que je pour­rais par­ler aus­si de
ceux qui sont « libres », et vivent donc
« libre­ment » le con­stant trau­ma­tisme de la
dic­tature, avec, à chaque instant, l’angoisse d’une
« heure du laiti­er » se pro­longeant de l’aube
à l’aube. Tout comme je pour­rais non moins par­ler de tant
d’exemples de grandeur d’âme, tel cet écrivain
hon­grois de soix­ante-trois ans qui, de san­té frag­ile et
incar­céré, n’a pas per­mis que l’on dise la vérité
à sa mère, âgée de qua­tre-vingt-cinq ans ;
pour la tran­quil­lis­er, il lui écrit des let­tres pleines de
verve sur les événe­ments diver­tis­sants d’un voyage
pieuse­ment imag­i­naire aux bor­ds ensoleil­lés de la
Méditerranée…

Je
com­prends tous ceux qui, après la cru­elle leçon de
Budapest, croient ne pou­voir dire qu’un non défini­tif
et résolu. Je com­prends ceux qui n’ont plus envie de prendre
part à des ren­con­tres ni à des actions ten­dant à
aplanir les voies d’une « coex­is­tence pacifique » ;
ceux qui, guéris de leurs illu­sions, ne veu­lent plus entendre
par­ler aujourd’hui de mou­ve­ments révi­sion­nistes ni
d’expériences de libéral­i­sa­tion au-delà du
rideau de fer ; ceux qui, désor­mais, n’attendent plus
et ne pré­par­ent plus que le jour où les régimes
total­i­taires seront rayés de l’histoire et de la géographie
contemporaines.

Je
com­prends ce point de vue. Je sens moi-même la nausée,
la décep­tion, la révolte, la logique dont il procède.

Je
le com­prends, je le sens — mais je ne suis pas d’accord.

Je
crois que la néga­tion défini­tive de toute possibilité
d’évolution à l’intérieur des sociétés
total­i­taires est aus­si bien une illu­sion que l’illusion contraire
se payant de l’espoir d’une évo­lu­tion paci­fique et
« gou­verne­men­tale » des total­i­tarismes vers la
démoc­ra­tie. Oui, illu­sion, car — sauf la « solution »
d’une guerre ter­ri­ble — il n’y a pas d’autre voie pour les
peu­ples de l’Est que celle d’une réforme révolutionnaire
du régime actuel, par l’inévitable proces­sus des
luttes et des retraites, des révoltes et des com­pro­mis, des
vic­toires et des échecs. Cette voie-là n’est pas le
moins du monde impos­si­ble. La refuser totale­ment, c’est se
con­damn­er à creuser un vide immense entre la réalité
et l’intransigeance, vide que rien, dès lors, ne nous
per­me­t­trait plus de combler, sinon par des ruines. Et je crois en
out­re que le rejet de toute pos­si­bil­ité d’évolution
interne ne tient pas compte de la nature humaine, elle-même,
fort heureuse­ment, soumise à ce même instinct vital qui,
dans le monde physique, sus­cite l’enchantement de l’herbe qui
ver­doie entre les rochers.

Autrement
dit, je crois qu’il faut tir­er de la révo­lu­tion hongroise,
même si elle a suc­com­bé, d’autres enseignements.

*  * 
*

Un
peu­ple ne peut pas émi­gr­er. Et un peu­ple ne peut pas davantage
se retir­er du monde dans la tour d’ivoire d’un exode interne. Car
l’ivoire est trop cher pour ceux qui en sont réduits à
gag­n­er leur pain quo­ti­di­en par un dur tra­vail non moins quo­ti­di­en, et
qui voudraient avoir un peu plus de pain et un peu moins de
tra­vail… Néces­saire­ment, donc, les peu­ples restent chez eux.
Les fêtes — et les désas­tres — passés, leur
vie est tou­jours la même, cette vie qui s’obstine à
réclamer ses droits. L’herbe veut reverdir entre les
rochers… Il m’arrive par­fois de penser que l’adaptation aux
cir­con­stances don­nées, c’est-à-dire l’effort
ten­dant au mieux pos­si­ble même dans les pires des
cir­con­stances, ne con­stitue pas une ques­tion poli­tique, ni morale —
mais que c’est une loi biologique.

Si
nous accep­tons que le but de tous nos efforts et de toutes nos
dis­cus­sions est le sort de ces peu­ples, ne nous faut-il pas au moins
essay­er d’imaginer quel serait leur pro­pre avis à ce sujet ?
Or, je sup­pose qu’ils ne pour­raient assuré­ment pas se payer
le luxe de nég­liger les moin­dres pos­si­bil­ités, si
min­imes fussent-elles, d’une amélio­ra­tion de leur situation
juridique et économique. Non, ils ne sauraient se per­me­t­tre de
con­sid­ér­er le régime total­i­taire qui pèse sur
eux comme à jamais incor­ri­gi­ble — bien au con­traire, ils
s’entendent spon­tané­ment à recon­naître et à
ren­forcer toutes les ten­dances de libéral­i­sa­tion, toutes les
vir­tu­al­ités de réformes pou­vant apporter un peu de
soulage­ment. Et c’est tout à fait naturel. Ils ne sont pas
des citoyens anglais, suiss­es ou français, non plus que des
émi­grés dont le plus grand nom­bre, au bout d’un
cer­tain temps, jau­gent au nom des « principes »
les petits change­ments du régime et con­sta­tent — en lisant
le Times à l’heure du thé mati­nal et du
break­fast — que la révo­lu­tion de palais du Krem­lin, par
exem­ple, n’a aucune importance.

En
vérité, ça n’a pas d’importance. M. Molotov,
doré­na­vant, sera ambas­sadeur à Ulan Bator, et la
diplo­matie russe restera la même que par le passé. Pas
plus que le monde ne chang­erait, même si, un jour, Janos Kadar
était rem­placé par un autre Kadar — ni que le
com­mu­nisme cesserait d’être ce qu’il est si quelques
cen­taines de pris­on­niers sor­taient de leurs prisons.

Mais
quelle dif­férence, si on prend ce thé à Budapest
et qu’au lieu de les décou­vrir dans le Times on lise
ces nou­velles dans le Nép­sz­abad­sag…

Que
cher­ché-je à exprimer par cette comparaison ?

Pas
grand-chose. Seule­ment ceci que les petites fluc­tu­a­tions internes du
régime ont une impor­tance tout à fait différente
à l’intérieur qu’à l’extérieur. Une
toute petite « libéral­i­sa­tion », qui ne
change pas du tout la sit­u­a­tion inter­na­tionale, peut don­ner à
des mil­liers d’êtres humains quelques années
meilleures, ou enfin moins mau­vais­es, apporter un peu de soulagement
à Budapest ou à Moscou. Pour l’un s’ouvre la porte
de la prison. Pour l’autre, ce sont 100 florins de plus dans
l’enveloppe. Le troisième sera admis à l’université.
Le qua­trième touchera un demi-quin­tal de cuir et pourra
répar­er ses mau­vais­es chaus­sures à l’atelier. Le
cinquième pub­liera une poésie qui lui était
chère, mais que l’on ne pou­vait pas pub­li­er aupar­a­vant. Pour
eux aus­si, le régime reste le même. Mais la vie devient
plus sup­port­able et leur donne un peu plus de joies.

Et
ce n’est qu’un côté du problème.

Il
existe d’autres raisons, plus générales, pouvant
démon­tr­er que, mal­gré nos illu­sions per­dues, dont la
liste empli­rait des reg­istres autrement volumi­neux que le roman
de Balzac, il n’y a aucune autre solu­tion que de suiv­re les voies
tortueuses d’une réforme des régimes communistes.

Et
il ne s’agit pas seule­ment des petits change­ments dont je par­lais à
l’instant, des petites amélio­ra­tions. Les change­ments plus
impor­tants ne peu­vent, eux non plus, jail­lir que de
l’intérieur.

Il
faut com­mencer quelque part ! La révo­lu­tion de
1956 n’a pas, elle non plus, sur­gi toute prête et toute armée
comme Min­erve de la tête de Jupiter.

Et
com­ment com­mencer autrement que par le moyen d’une nouvelle
ten­dance « réformiste », comme ce
fut le cas de 1953 à 1956 — de même qu’au cours des
années qui précédèrent la révolution
de 1848–49 ?

Nous
savons tous fort bien que, dans les régimes de l’Est
(pré­cisé­ment à cause du pou­voir absolu exercé
par le par­ti unique), la seule pos­si­bil­ité de quelque
mou­ve­ment libéra­teur que ce soit est celle du « réformisme »,
ou, si l’on préfère, du « révisionnisme ».
« Le par­ti unique n’a aucune rai­son de se détruire
lui-même. » C’est stricte­ment vrai. Mais créer
cet « autre par­ti » qui pour­rait détruire
celui du stal­in­isme, celui de la ter­reur et de l’inhumanité
— cela n’est pos­si­ble que dans les lim­ites du régime et
même, dans une cer­taine mesure, dans le cadre du parti
com­mu­niste. C’est pourquoi le par­ti uni­que du total­i­tarisme de
gauche était et sera à la fois le par­ti de la
dic­tature, qui n’a aucune rai­son de se détru­ire lui-même,
et le par­ti de ceux qui ont bien des raisons de la détruire.
Par le fait que le stal­in­isme abolit les autres par­tis et empêche
tous les moyens légaux et illé­gaux de l’organisation
poli­tique non monop­o­lisée par lui, il organ­ise lui-même
sa pro­pre oppo­si­tion et ra­masse en un seul bloc uni tous les
élé­ments pro­gres­sifs de la nation, des communistes
hon­nêtes et déçus aux bour­geois vraiment
démoc­rates. Cette forme de mou­ve­ment d’opposition a, certes,
tou­jours échoué, au cours des quar­ante dernières
années. Mais les événe­ments de Hon­grie, malgré
la défaite finale, prou­vent que cette forme de résistance
recèle la pos­si­bil­ité de l’évolution, qu’elle
y peut aboutir lorsque la résis­tance interne du par­ti se
trans­forme en une résis­tance de toute l’intelligentsia, puis
en révolte du pays tout entier.

Je
pour­rais ajouter bien d’autres raisons prou­vant aus­si que les
forces libé­ratrices ne peu­vent faire autre chose que
suiv­re l’ondulation de la vie poli­tique interne et préparer
les change­ments à venir en s’accrochant aux brèches
mêmes du régime don­né. Par exem­ple, la
rai­son géo­graphique : le sim­ple fait que, à 300
kilo­mètres de Budapest, s’allongent déjà les
fron­tières de l’URSS. Mais, out­re que cette let­tre est déjà
bien longue, je ne pense pas qu’il soit besoin d’autres arguments
pour entrevoir, sinon que j’ai rai­son, du moins mes raisons, —
pour dis­tinguer dans quel esprit j’ose affirmer qu’à mon
avis et selon mes pro­pres expéri­ences, le seul moyen de
la libéra­tion de mon pays, c’est la voie d’une réforme
interne. Le seul moyen qui sera à nou­veau pos­si­ble ; et
même inévitable. Le seul qui per­me­tte à la fois
et de con­quérir les petites conces­sions sans lesquelles
la vie serait insup­port­able, et de tenir objec­tive­ment compte de la
sit­u­a­tion géo­graphique. Et c’est aus­si, ajouterai-je,
l’unique moyen d’éviter la guerre — de même que le
seul qui puisse nous épargn­er de tomber dans l’abîme
d’un autre total­i­tarisme, et nous per­me­t­tre même de garder
cer­taines con­quêtes sociales, indéniablement
impor­tantes, du régime de la démoc­ra­tie pop­u­laire. Bien
sûr, ces mou­ve­ments d’opposition interne sont grevés
de beau­coup de lest. D’autant qu’il leur est fort dif­fi­cile de
couper le cor­don ombil­i­cal les rat­tachant au par­ti. Mais ce lest ne
laisse pas d’être en même temps avantageux,
spé­ciale­ment dans un pays où les tra­di­tions mod­ernes
de la démoc­ra­tie ne sont guère fortes et où
un trem­ble­ment de terre pour­rait faire, si l’on peut dire, glisser
le sol non seule­ment sous le com­mu­nisme, mais encore sous la
démocratie.

Il
s’agit donc du titisme ? ou du gomulk­isme ? Je crois que
non. Une grande réforme révo­lu­tion­naire de la société
hon­groise serait bien dif­férente et autrement avancée.
Elle serait vrai­ment la route hon­groise, la route de notre révolution
d’octobre qui — tout en gar­dant la propriété
col­lec­tive des moyens de pro­duc­tion, mais en rem­plaçant en
même temps le total­i­tarisme par la coali­tion des partis
démoc­ra­tiques et par un vrai pou­voir des sovi­ets — apporta
dans l’histoire quelque chose de nou­veau et de magnifique.

Pour
ter­min­er, qu’il me soit per­mis, cher Camus, de vous par­ler de
cer­taines choses sus­cep­ti­bles d’éclairer quelques-unes des
pen­sées ici sug­gérées d’une façon, j’en
ai peur, encore assez confuse.

Au
cours de ces dernières années, et surtout après
l’intervention russe du 4 novem­bre, on a beau­coup discuté,
par­mi les intel­lectuels hon­grois, d’une théorie selon
laque­lle l’actuelle sit­u­a­tion de la Hon­grie serait sem­blable à
celle que notre peu­ple a con­nue de 1849 à 1867, c’est-à-dire
de l’échec de la révo­lu­tion nationale au compromis
avec l’Autriche. Vain­cue, l’armée de Kos­suth s’était
vu impos­er la capit­u­la­tion de Vil­la­gos par Paske­vitch, général
du sanglant Nico­las accou­ru au sec­ours de l’empereur autrichien. La
nation subis­sait le régime Bach, sup­p­ri­mant toute vie
nationale et économique. Or, après une douzaine
d’années, led­it régime étant devenu, non plus
seule­ment insup­port­able, mais encore à pro­pre­ment parler
inten­able, le pays se vit en présence de deux alternatives,
l’une incar­née par Kos­suth, l’autre représentée
par ce tem­po­risa­teur que fut l’un des plus mar­quants de nos hommes
poli­tiques : Deak. Kos­suth, dans l’émigration,
main­te­nait les grandes idées libéra­tri­ces de 1848, ne
ces­sant de les défendre avec un ent­hou­si­asme aus­si fer­vent que
magis­tral et admirable. Des dizaines d’années plus tard,
ouvri­ers et étu­di­ants, les jours de démon­stra­tion de
masse, avaient aux lèvres le nom de Kos­suth, que les paysans,
de leur côté, met­taient dans leurs prières. Quant
à Deak, il aplanis­sait, à Budapest, la voie du
com­pro­mis avec Vienne. Son nom était mau­dit, sa politique
détestée. La fameuse « let­tre de Cassandre »
de Kos­suth, dans laque­lle il met­tait en garde Deak con­tre toute idée
d’accommodement, devint pour longtemps l’hymne de ral­liement des
patri­otes. Tous les cœurs bat­taient pour Kossuth…

Mais
la nation devait vivre : la Hon­grie, en 1867, choisit la route
du compromis…

Frater­nelle­ment.

Mik­los
Molnar


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