[[Ce texte inédit a été écrit en 1955 à l’occasion d’un hommage collectif de Radio Europe à Dostoïevski.]]
Je
recevais, il y a quelques mois, un jeune et sympathique soviétique
qui m’étonna beaucoup en se plaignant de ce que les grands
écrivains russes ne fussent pas suffisamment traduits en
français. Je lui appris que la grande littérature russe
du 19e siècle était, de toutes les littératures
de cette époque, celle qui a été le plus et le
mieux traduite chez nous. Et je mis le comble à son
étonnement, à mon tour, en lui affirmant que sans
Dostoïevski la littérature française du 20e siècle
ne serait pas ce qu’elle est. Pour achever de le convaincre je lui
dis enfin : « Vous êtes dans le bureau d’un écrivain
français très mêlé au mouvement d’idées
de son temps. Quels sont les deux seuls portraits qui se trouvent
dans ce bureau ? » Il se retourna dans la direction que je lui
indiquais et son visage s’éclaira en voyant les portraits de
Tolstoï et de Dostoïevski.
Cette
lumière que j’ai vue sur le visage de mon jeune ami et qui,
à elle seule, ferait oublier toutes les bêtises et les
cruautés qu’on accumule aujourd’hui pour séparer
les hommes, je ne l’ai pas portée au compte de la Russie ni
de la France, mais du génie de la création qui
resplendit au-dessus des frontières et qu’on sent au travail
presque sans trêve, dans toute l’œuvre de Dostoïevski.
J’ai
rencontré cette œuvre à vingt ans et l’ébranlement
que j’en ai reçu dure encore, après vingt autres
années. Je mets les Possédés à
côté de trois ou quatre grandes œuvres telles
l’Odyssée, la Guerre et la Paix, Don Quichotte et le
théâtre de Shakespeare, qui couronnent l’énorme
entassement des créations de l’esprit. J’ai d’abord
admiré Dostoïevski à cause de ce qu’il me
révélait de la nature humaine. Révéler
est le mot. Car il nous apprend seulement ce que nous savons, mais
que nous refusons de reconnaître. De plus il satisfaisait chez
moi un goût assez complaisant de la lucidité pour
elle-même. Mais très vite, à mesure que je vivais
plus cruellement le drame de mon époque, j’ai aimé
dans Dostoïevski celui qui a vécu et exprimé le
plus profondément notre destin historique. Pour moi,
Dostoïevski est d’abord l’écrivain qui, bien avant
Nietzsche, a su discerner le nihilisme contemporain, le définir,
prédire ses suites monstrueuses, et tenter d’indiquer les
voies du salut. Son sujet principal est ce qu’il appelle lui-même
« l’esprit profond, l’esprit de négation et de mort »,
l’esprit qui, revendiquant la liberté illimitée du
tout est permis, débouche dans la destruction de tout ou dans
la servitude de tous. Sa souffrance personnelle est d’y participer
et de le refuser à la fois. Son espérance tragique est
de guérir l’humiliation par l’humilité et le
nihilisme par le renoncement.
L’homme
qui a écrit « Les questions de Dieu et de l’immortalité
sont les mêmes que les questions du socialisme mais sous un
autre angle » savait que désormais notre
civilisation revendiquerait le salut pour tous ou pour personne. Mais
il savait que le salut ne pourrait être étendu à
tous, si l’on oubliait la souffrance d’un seul. Autrement dit, il
ne voulait pas d’une religion qui ne fût pas socialiste, au
sens le plus large du mot, mais il refusait un socialisme qui ne fût
pas religieux, au sens le plus large du terme. Il a sauvé de
cette manière l’avenir de la vraie religion et du vrai
socialisme, bien que le monde d’aujourd’hui semble lui donner
tort sur les deux plans. La grandeur de Dostoïevski, pourtant
(comme celle de Tolstoï, qui n’a rien dit d’autre quoique
d’une manière différente), ne cessera de croître,
car notre monde mourra ou lui donnera raison. Que ce monde meure ou
qu’il renaisse, Dostoïevski, dans les deux cas, sera justifié.
C’est pourquoi, il domine de toute sa stature, en dépit et à
cause de ses infirmités, nos littératures et notre
histoire. Aujourd’hui encore il nous aide à vivre et à
espérer.
Albert
Camus