La Presse Anarchiste

Témoins intemporels

On
nous par­le de tous côtés de l’amour de notre pays, et
cepen­dant celui qui éprou­ve véri­ta­ble­ment cet amour
doit être aus­si sur­pris de ce lan­gage que s’il entendait dire
que la lune brille le jour et le soleil la nuit. Il doit finir par se
con­va­in­cre que la plu­part des gens ne com­pren­nent pas la
sig­ni­fi­ca­tion du mot amour, et qu’ils enten­dent par l’amour du
pays non ce qu’un mys­tique entend par l’amour de Dieu, mais
plutôt ce qu’entend un enfant par l’amour des confitures.
L’indifférence que nous affi­chons quant à la moralité
d’une guerre nationale est sim­ple­ment, pour qui aime sa patrie, un
jar­gon incom­préhen­si­ble. C’est comme si l’on dis­ait à
un homme qu’un enfant vient de com­met­tre un meurtre, mais qu’il
ne doit y prêter aucune atten­tion puisque cet enfant est son
fils.

Il
est évi­dent que le mot amour est ici impro­pre­ment employé.

L’essence même de l’amour est la sensibilité.
La mar­que dis­tinc­tive
de tous les grands amants, comme
Dante, de tous les grands pa­triotes, … a tou­jours été
une grande sen­si­bil­ité s’élevant par­fois à

un degré mor­bide. Jamais un véri­ta­ble patriote
ne songerait à
dire : « Peu
m’importe que mon pays ait tort ou rai­son. » Il serait
aus­si insen­sé de tenir ce pro­pos que de dire : « Peu
m’importe que
ma mère soit sobre ou qu’elle
s’enivre. » …

Pour
com­bat­tre et détru­ire le chau­vin­isme aveu­gle et sourd, une
renais­sance de l’amour du pays natal est néces­saire. Dès
qu’elle vien­dra, tous les cris cesseront d’eux-mêmes, car
la pre­mière de toutes les mar­ques de l’amour est le sérieux.
L’amour n’accepte pas des décla­ma­tions mensongères ;
le plus can­dide des con­seillers lui paraît tou­jours le
meilleur. L’amour est attiré vers la vérité
par le mag­nétisme infail­li­ble de la douleur. Celui qui aime
n’éprouverait aucun plaisir à voir dix médecins
danser avec un opti­misme féroce autour du lit d’un mourant.

Pourquoi
donc le mou­ve­ment récent qui, en Angleterre [[Bien enten­du, Chester­ton a ici en vue le patri­o­tisme anglais. Mais nous osons nous assur­er que cha­cun saura faire de cette page la lec­ture trans­posée qui s’impose.]] a paru à
beau­coup une hon­nête renais­sance…, ne nous sem­ble-t-il porter
en lui aucune des mar­ques du patri­o­tisme — nous voulons dire du
patri­o­tisme dans sa forme la plus élevée ?
Pourquoi le culte de nos chau­vins est-il voué exclu­sive­ment à
des qual­ités et à des cir­con­stances… relativement
matéri­al­istes et d’importance sec­ondaire : force
physique, com­merce, escar­mouch­es aux fron­tières d’une
colonie, expédi­tions dans des pays éloignés ?…
Un pays qui n’est fier que de ses extrémités
ressem­ble à un homme qui ne serait fier que de ses jambes …


A tort ou à rai­son je me suis fait sur la cause prin­ci­pale de
l’étroitesse de notre patri­o­tisme une opin­ion que je veux
essay­er d’exposer. On peut admet­tre, d’une manière
générale, qu’un homme aime naturelle­ment sa race et
son ambiance, qu’il y trou­ve tou­jours quelque chose à louer.
Mais encore dépend-il de son édu­ca­tion et des
cir­con­stances que ce quelque chose soit ou non digne d’être
loué. Si, par exem­ple, un fils de Thack­er­ay avait été
élevé dans l’ignorance du génie et de la
célébrité de son père, il n’aurait pas
été impos­si­ble qu’il eût éprouvé
une cer­taine fierté de ce que son père mesurait six
pieds de haut. Ne sommes-nous pas, en tant que nation, dans la
sit­u­a­tion de ce fils sup­posé de Thack­er­ay ? Nous nous
pâmons devant la grossièreté et la frivolité
de notre patri­o­tisme pour une seule rai­son : nous sommes
l’unique peu­ple du monde auquel on n’enseigne pas, dans son
enfance, sa pro­pre lit­téra­ture et sa pro­pre histoire.

Nous
nous trou­vons dans la sit­u­a­tion vrai­ment para­doxale d’ignorer nos
pro­pres mérites. Nous avons joué un rôle noble et
glo­rieux dans l’histoire de la pen­sée et du sentiment ;
nous avons été des pre­miers dans cette bataille
éter­nelle et non sanglante où les coups ne tuent pas
mais créent. En pein­ture, en musique, nous sommes, il est
vrai, inférieurs à beau­coup de pays. Mais en
lit­téra­ture, en sci­ence, en philoso­phie, en éloquence
poli­tique nous pou­vons, toute l’histoire considérée,
tenir tête aux meilleurs. Or ce riche héritage de gloire
intel­lectuelle est ban­ni de nos écoles comme une hérésie.

Nous
avons volon­taire­ment nég­ligé le meilleur de notre
pat­ri­moine nation­al… Notre puni­tion ne s’est pas fait attendre.
Alors qu’un idéal patri­o­tique plus ou moins élevé
peut unir des ban­des de sauvages ou de bour­geois stu­pides et ennoblir
leur vie, nous qui sommes indi­vidu­elle­ment — le monde en est témoin
— sérieux, hon­nêtes et humains, nous sommes fiers d’un
patri­o­tisme qui nous hon­ore bien peu. Qu’avons-nous fait et où
nous sommes-nous égarés, nous qui avons pro­duit des
sages dignes de con­vers­er avec Socrate et des poètes dignes de
se promen­er avec Dante, pour en arriv­er à par­ler de conquérir
des colonies et de box­er les nègres comme si nous n’avions
jamais rien fait de plus intel­li­gent ? Nous sommes les enfants
de la lumière et c’est nous qui sommes assis dans les
ténèbres. Si nous sommes con­damnés un jour, ce
ne sera pas seule­ment pour la faute intel­lectuelle de n’avoir pas
su appréci­er les autres nations, mais pour la faute beaucoup
plus sur­prenante de n’avoir pas su nous apprécier
nous-mêmes.

G.-K.
Chesterton

dans
« Le Défenseur », texte français
de Georges‑A. Gar­nier (édi­tions LUF)


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