La Presse Anarchiste

À travers les livres

Un vol. in-16 cl, 238 pages. Prix : 3 fr. 50. — Édit. Schleicher.

On sait de quel intérêt
a été pour les Temps Nou­veaux, pen­dant une
dizaine d’an­nées, l’ac­tive col­la­bo­ra­tion de Charles Albert.
Dès 1896, une bro­chure, L’Art et la Socié­té,
mar­quait son incli­na­tion pour les ques­tions d’esthétique
popu­laire, de même que son livre sur l’A­mour libre nous
le mon­trait, trois ans plus tard, pré­oc­cu­pé de morale
sociale. L’Art et la Socié­té est épuisé
depuis long­temps, mais l’en­sei­gne­ment n’en sera pas per­du ; on
le retrou­ve­ra, mûri et appro­fon­di, dans un volume qui ne
tar­de­ra pas à paraître et qui doit s’intituler :
L’Art pour la vie.

Mais avant d’ex­po­ser le
rôle de l’art dans la vie des peuples et des indi­vi­dus, il
conve­nait de répondre à cette ques­tion préalable :
Qu’est-ce que l’Art ? et c’est ce que l’au­teur a fait
dans un petit livre paru der­niè­re­ment et qu’il faut
recom­man­der à toutes les per­sonnes qui, aimant l’art pour les
joies qu’il pro­cure, se plaisent à réflé­chir aux
pro­blèmes qui naissent de lui. L’art a, de tout temps, suscité
tant de bavar­dages insi­pides de la part des pédants d’école,
qu’on se deman­dait par­fois : N’est-il donc pas pos­sible de
trai­ter cette matière avec fraî­cheur et simplicité ?
Charles Albert vient de four­nir la preuve qu’on en peut par­ler de
manière à être enten­du de tous les hommes
lors­qu’on le fait avec autant d’é­mo­tion et d’a­mour que de
modes­tie et de modé­ra­tion. Le lieu n’est pas, dans cette revue
spé­cia­le­ment affec­tée à l’é­tude du
mou­ve­ment ouvrier et où nous sommes tous sou­cieux de ne pas
sor­tir de notre sphère (si vaste, mais enfin limitée),
le lieu n’est pas d’ex­po­ser et de dis­cu­ter les thèses de notre
camarade. 

Il en est d’excellentes,
et notam­ment le cha­pitre final (« L’am­bi­tion suprême
et le der­nier mot de l’art ») me semble d’une qualité
irré­pro­chable. Par contre, les pre­miers cha­pitres ne m’ont pas
entiè­re­ment convaincu.

Charles Albert a établi
sa défi­ni­tion de l’art du point de vue trop exclu­sif des arts
du des­sin et des arts du verbe, pour les­quels la repro­duc­tion (ou
l’é­vo­ca­tion) de la nature et de la vie humaine est un moyen
d’ac­tion abso­lu­ment essen­tiel. Mais cette défi­ni­tion — l’art, imi­ta­tion de la nature — pré­ci­sé­ment parce
qu’elle n’af­fecte que les arts qu’on peut appe­ler clas­siques,
n’est pas assez com­pré­hen­sive pour être satisfaisante.
Albert l’a bien sen­ti, aus­si a‑t-il cher­ché à l’élargir
au cours de ses der­niers cha­pitres, en attri­buant à l’art une
fonc­tion, non pas d’i­mi­ta­tion toute pure, mais d’exal­ta­tion, de
gran­dis­se­ment, d’ex­haus­se­ment du réel. Pour­tant, même
amen­dée en ce sens, la défi­ni­tion d’Al­bert ne me
per­suade pas encore, parce qu’elle laisse en dehors d’elle
l’ar­chi­tec­ture et les arts indus­triels et que toute définition
de l’art qui ne met­tra pas au pre­mier plan l’ar­chi­tec­ture et les
indus­tries d’art péche­ra par quelque côté.

Je ne sais trop si on
arri­ve­ra jamais à une défi­ni­tion excel­lente. Mais si on
y arrive, ce sera seule­ment en par­tant de ce fait que l’art n’est pas
un phé­no­mène spé­ci­fi­que­ment dif­fé­rent de
la pro­duc­tion et de la tech­nique. Arts et métiers sortent
d’une même souche et sont de très proches parents. Il y
a par­fois plus de beau­té dans l’œuvre d’un igno­rant forgeron
de vil­lage que dans un tableau reçu au Salon. C’est que l’art
n’est sans doute pas autre chose que l’in­cor­po­ra­tion dans le travail
humain — quel que soit d’ailleurs celui-ci — d’un sen­ti­ment élevé
et d’une conscience supé­rieure. L’art com­mence exac­te­ment là
où cesse la rou­tine et où, du fait de l’invention,
appa­raît l’in­di­vi­du.

Il convient d’en finir
avec des notions de l’art qui pou­vaient être vraies il y a
trente ans, avant la renais­sance des arts indus­triels. Nous avons à
recher­cher ce que l’art pour­ra deve­nir dans une société
socia­liste, ou si l’on pré­fère, dans une société
de libres pro­duc­teurs où toutes les énergies
dis­po­nibles étant consa­crées au tra­vail créateur,
bien faire son métier sera véri­ta­ble­ment le premier
mot de l’art
.

Mais il n’y a pas, dans
le livre de Charles Albert, qu’une simple défi­ni­tion, et je
m’en vou­drais de rabais­ser dans l’es­prit du lec­teur une œuvre aussi
digne d’es­time. On y trou­ve­ra en abon­dance des pages d’une éloquence
entraî­nante, d’une cha­leur com­mu­ni­ca­tive et d’une vérité
par­faite, et ceci nous per­met d’at­tendre avec confiance cet Art
pour la vie
qui épui­se­ra la matière désignée
par le titre géné­ral de l’ou­vrage : L’ART, SON
SENS ET SA PLACE DANS LA VIE. 

Amé­dée
Dunois.

La Presse Anarchiste