La Presse Anarchiste

À travers les livres

Un vol. à 3 fr. 50. — Édit. Girard et Brière.

Comme on pou­vait s’y
atten­dre, à la lec­ture du titre de ce vol­ume, le citoyen
Vérecque ne nous apporte rien de neuf ni d’o­rig­i­nal. Il se
con­tente de délay­er en 256 pages tous les « vieux
clichés » du guesdisme.

La Con­quête
social­iste
, c’est tout sim­ple­ment une poignée d’individus
s’emparant légale­ment par le bul­letin de vote, ou
révo­lu­tion­naire­ment par l’in­sur­rec­tion du pou­voir
poli­tique
, c’est-à-dire de l’État ;
con­cep­tion pure­ment jacobine, qui a trou­vé son expres­sion au
milieu du dix-neu­vième siè­cle, dans le « blanquisme ».

Par suite des
trans­for­ma­tions qui s’é­taient opérées dans la
struc­ture économique du monde féo­dal — trans­for­ma­tions que Marx et Engels ont si bien décrites dans
le « Man­i­feste Com­mu­niste » — la classe noble
avait cessé de rem­plir une fonc­tion utile dans la société,
elle n’é­tait plus qu’une classe de privilégiés,
de par­a­sites vivant sut le com­merce et l’in­dus­trie, qui se
dévelop­paient en dehors d’eux. Elle était un vaste
organ­isme qui enser­rait et paraly­sait, par des règle­ments sans
nom­bre, l’es­sor de la bour­geoisie, qui avait besoin de liberté.
La Révo­lu­tion de 1789 brisa ces entrav­es en expropriant
vio­lem­ment la noblesse. Le sou­venir de la « Révolution »
et des guer­res pour la Lib­erté qui suivirent, se maintint
pen­dant tout le dix-neu­vième siè­cle dans l’esprit
pop­u­laire. La Révo­lu­tion était considérée
comme sacrée, et ce n’est qu’assez récem­ment que l’on a
com­mencé à se faire une opin­ion un peu plus pos­i­tive de
son rôle réel, et cela grâce, un peu, à la
cri­tique du social­isme marx­iste. Aus­si n’est-il pas étonnant
de con­stater que tous les utopistes, tous les révolutionnaires
de la pre­mière moitié du XIXe siècle,
se récla­ment de la Grande Révo­lu­tion. Ils considèrent
la « Révo­lu­tion Sociale » comme étant
la suite de la Révo­lu­tion de 1789 ; le Social­isme comme
une con­tin­u­a­tion logique des principes démoc­ra­tiques et
bourgeois. 

La bour­geoisie avait
expro­prié la noblesse ; par analo­gie, la classe ouvrière
devait expro­prier la bour­geoisie. De même que cette dernière
avait con­quis l’État,
le pou­voir poli­tique, pour (sem­blait-il) trans­former l’organisme
économique, de même la classe ouvrière
s’emparerait de l’État
et trans­formerait le régime économique en socialisant
les instru­ments de production.

La Révolution
social­iste, conçue comme trans­for­ma­tion économique, se
rabat­tait sur le plan d’une révo­lu­tion poli­tique. Cette
con­cep­tion pas­sa dans le « Man­i­feste Communiste» ;
il faut se rap­pel­er qu’à cette époque, en 1847, Marx
était grand admi­ra­teur de Blan­qui. Dans « la lutte
des class­es en France » pub­lié à la suite
des événe­ments de 1848, il écrit (p. 147):
«…Le pro­lé­tari­at se groupe de plus en plus
autour du social­isme révo­lu­tion­naire, autour du communisme,
auquel la bour­geoisie elle-même a fourni le nom de Blanqui ».
On peut donc se con­va­in­cre de l’in­flu­ence de la tradition
révo­lu­tion­naire sur l’e­sprit de Marx.

Bern­stein, et plus
récem­ment Sorel, ont relevé cette influ­ence et le
dual­isme qui en est résulté pour le « Manifeste
Communiste ».

Les marx­istes offi­ciels,
en par­faits dis­ci­ples, ont répété mécaniquement
les for­mules con­tenues dans le Man­i­feste, sans chercher à
se ren­dre compte de leur valeur ; et Vérecque, en bon
marx­iste, ne le cherche pas davantage.

En réalité,
son livre est dirigé con­tre les syn­di­cal­istes qui sont assez
niais pour croire que la grève générale a une
valeur quel­conque au point de vue des trans­for­ma­tions sociales. La
con­quête de l’État,
seule, peut chang­er la société et émanciper la
classe ouvrière. Il suf­fit que l’État
décrète qu’il faut que cela soit pour qu’effectivement
le mir­a­cle s’ac­com­plisse. Il n’y a plus aucune différence
entre la société mod­erne et la scène du théâtre
du Châtelet. Voici textuelle­ment ce qu’écrit le citoyen
Vérecque : « Qu’une minorité ouvrière
con­stitue, à la faveur des événe­ments, un
pou­voir révo­lu­tion­naire et dis­pose des forces divers­es du
pou­voir poli­tique enlevé à la bour­geoisie. On peut être
con­va­in­cu que ses déci­sions, que ses actes, que sa besogne
d’ex­pro­pri­a­tion seront plus facile­ment et plus sûrement
accep­tées. Par tra­di­tion, par habi­tude, par entraînement
ou par indif­férence même, on se soumet à ce que
décide l’État.
On crie un peu, mais on se soumet tout de même…»
(p. 117). Après cela, on peut dire que l’idée de grève
générale est « un raison­nement d’une
sim­plic­ité enfan­tine » (p. 109), que le mouvement
en faveur de la grève générale a été
inven­té (!), par des anar­chistes pour faire
échec au social­isme (p. 104).

Et plus loin il se
réfugie der­rière l’au­torité de Jules Gues­de qui
a décrété que la grève générale
est une utopie et que « actuelle­ment, sans effort, sans
risque d’au­cune sorte, il serait lois­i­ble à la classe ouvrière
de vot­er pour elle-même…» et que la grève
« serait plus longue que le suf­frage uni­versel à
nous con­duire au but…» (p. 115). Gues­de a vu cela
der­rière ses lunettes de théoricien. S’il avait eu un
peu l’e­sprit marx­iste, il aurait com­pris que la grève
résul­tait néces­saire­ment des con­di­tions de la
pro­duc­tion mod­erne (voir Marx : Mis­ère de la
Philoso­phie
), ouvri­ers con­tre patrons ; il n’y a pas
d’autres moyens, de man­i­fester l’an­tag­o­nisme des class­es sur le
ter­rain économique, et l’idée de grève générale
n’est que le reflet dans l’e­sprit des con­di­tions sociales actuelles.

C’est parce que les
petits ate­liers se sont fon­dus dans les grands, que la petite
indus­trie a fait place à de gigan­tesques trusts, que le
cap­i­tal­isme, com­posé d’abord d’in­dus­triels isolés et en
con­cur­rence les uns con­tre les autres devient tous les jours une
vaste organ­i­sa­tion d’ensem­ble, c’est pour cela que la classe
ouvrière, elle aus­si, s’est organ­isée, unie, et que la
grève par­tielle, isolée, a fait place à des
grèves de plus en plus vastes, de plus en plus générales.
Il n’est plus pos­si­ble à un ate­lier de faire grève sans
que de nom­breux ate­liers soient entraînés dans la même
action. C’est encore ce que Marx affirme sous une autre forme :
« Si le pre­mier but de résis­tance n’a été
que le main­tien des salaires, à mesure que les cap­i­tal­istes, à
leur tour, se réu­nis­sent dans une pen­sée de répression,
les coali­tions, d’abord isolées, se for­ment en groupes, et en
face du Cap­i­tal tou­jours réu­ni, le main­tien de l’association
devient plus néces­saire pour eux que celui du salaire »
(Mis­ère de la Phi­los., p. 249).

Je con­tin­ue les
cita­tions, elles sont néces­saires pour mon­tr­er que nos
soi-dis­ant marx­istes mentent grossière­ment quand ils
affir­ment, au nom de Marx, l’ab­sur­dité de la grève
générale. « Quand les coali­tions et les
grèves n’au­raient d’autre effet que de faire réagir
con­tre elles les efforts du génie mécanique, toujours
exerceraient-elles une influ­ence immense sur le développement
de l’in­dus­trie » (Ibid., p. 241). Cette remar­que a
une impor­tance con­sid­érable pour quiconque sait quelle part
Marx fait à l’in­flu­ence de la tech­nique sur l’évolution
des sociétés.

« Mais,
dit-il, quand il s’ag­it de se ren­dre un compte exact des grèves,
des coali­tions et des autres formes dans lesquelles les prolétaires
effectuent devant nos yeux leur organ­i­sa­tion comme classe, les uns
sont sai­sis d’une crainte réelle, les autres affichent un
dédain tran­scen­dan­tal » (Ibid., p. 250).

Et ailleurs : « Les
écon­o­mistes veu­lent que les ouvri­ers restent dans la société
telle qu’elle est for­mée et telle qu’ils l’ont consignée
et scel­lée dans leurs manuels. Les social­istes veu­lent que les
ouvri­ers lais­sent là la société anci­enne, pour
pou­voir mieux entr­er dans la société nou­velle qu’ils
leur ont pré­parée avec tant de prévoyance.
Mal­gré les uns et les autres, mal­gré les manuels et les
utopies, les coali­tions n’ont pas cessé un instant de marcher
et de grandir avec le développe­ment et l’a­gran­disse­ment de
l’in­dus­trie mod­erne » (p. 247).

Con­traire­ment à
l’af­fir­ma­tion des gues­distes, l’idée de grève générale
n’est donc pas une inven­tion ; elle résulte du
développe­ment et de l’a­gran­disse­ment de l’in­dus­trie moderne,
ain­si que de la sol­i­dar­ité qui unit les divers­es par­ties de
l’or­gan­isme économique.

Mais le citoyen
Vérecque, qui n’a rien com­pris au social­isme ouvri­er, continue
son réquisi­toire : « La grève générale,
c’est-à-dire la sus­pen­sion uni­verselle et simultanée
du tra­vail, est une utopie. La grève générale,
opposée à l’ac­tion poli­tique, est une duperie. La grève
générale, con­sid­érée comme le seul,
l’u­nique et effi­cace moyen
offert (sic) au prolétariat
pour s’af­franchir est un mensonge.

L’ac­tion poli­tique est
et reste l’ac­tion, la seule action prin­ci­pale. (Il va de soi que pour
un politi­cien pro­fes­sion­nel la poli­tique est une chose merveilleuse.)
La lutte des class­es n’est effi­cace que quand elle prend la forme
poli­tique » (p. 120). — (Qu’est-ce que ça, peut,
bien être qu’une lutte de class­es inefficace?)

Je réponds :
il faut être un sot, pour assim­i­l­er la poli­tique parlementaire
à la lutte des class­es. Marx a dit, il est vrai, que la lutte
de classe à classe était une lutte politique
(Mis­ère…, p. 249); mais admirez le quiproquo,
nos politi­ciens rou­blards affir­ment que toute lutte poli­tique est une
lutte de class­es, c’est-à-dire qu’au fond la véritable
lutte de class­es, la vraie Révo­lu­tion s’opérait
au Parlement.

En vérité,
où se pro­duit la lutte de class­es ? sinon dans
l’an­tag­o­nisme entre pro­lé­taires et bour­geois, entre patrons et
ouvri­ers, dans les grèves enfin ; et la révolution
totale ne pour­ra avoir lieu que dans la généralisation
de cette lutte, dans la grève générale qui,
attaquant l’ensem­ble de la bour­geoisie, considérée
comme une classe dis­tincte, réalis­era par là même
la ruine de l’État,
la vraie con­quête du pou­voir poli­tique ; puisqu’en effet,
« l’État,
ain­si que l’af­firme Verecque, est une organ­i­sa­tion qui crée et
qui main­tient la société humaine divisée en
class­es », ou encore « l’État
est l’or­gan­i­sa­tion des forces bru­tales et intel­lectuelles dont a
besoin une classe pour main­tenir une autre classe dans la soumission
et l’ex­ploita­tion » (p. 13).

Et ici encore, nous
devons citer Marx pour témoign­er de l’ex­ac­ti­tude de cette
inter­pré­ta­tion de la grève générale.

«…
l’an­tag­o­nisme entre le pro­lé­tari­at et la bour­geoisie est une
lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa
plus haute expres­sion, est une révo­lu­tion totale »
(Mis­ère…, p. 256). « Dans cette lutte — véri­ta­ble guerre civile — se réu­nis­sent et ; se
dévelop­pent tous les élé­ments nécessaires
à une bataille à venir. Une fois arrivée à
ce point-là, l’as­so­ci­a­tion prend un caractère
poli­tique » (Ibid., p. 249).

Il m’est impos­si­ble de
m’é­ten­dre davan­tage sur le livre de Verecque ; je
ter­min­erai par quelques cita­tions amusantes.

« Il n’y a,
il n’y a jamais eu qu’un seul moyen de sub­stituer à la société
actuelle divisée con­tre elle-même, une société
libre et frater­nelle, c’est l’État
arraché à la classe bour­geoise ou cap­i­tal­iste par le
pro­lé­tari­at et devenant entre ses mains l’outil de la
trans­for­ma­tion sociale, de la rédemp­tion de l’humanité »
(p. 102).

Peut-on être
plus… naïf!! C’est se moquer de ses lecteurs ;
le citoyen Vérecque oublie seule­ment l’his­toire. Il prend un
coup d’État pour
une révo­lu­tion économique. Je le ren­ver­rai seule­ment à
l’ex­em­ple des trois Dumas.

« Dans les
cir­con­stances actuelles, le Par­ti social­iste n’est et ne peut être,
selon une parole de Gues­de, qu’un espèce de sergent
instruc­teur et recru­teur, instru­isant et recru­tant par tous les
moyens » (p. 126). Oui, surtout recru­teur ! On
recon­naît là les préoc­cu­pa­tions électorales.
« Il faut que les têtes pen­santes de la classe
ouvrière soient famil­iarisées avec la doctrine…,
etc. » (p. 126). Il s’ag­it, bien enten­du, non pas, de la
dic­tature du pro­lé­tari­at, mais des dic­ta­teurs intel­lectuels du
pro­lé­tari­at chargés de diriger la classe ouvrière
pour le plus grand bien du P. S.

Enfin, voilà le
bou­quet ; il répand un par­fum trop… jésuitique
pour ne pas le citer.

« Quelles que
soient les cir­con­stances qui entoureront la prochaine révolution
sociale, quel que soit le moyen qui sera employé pour prendre
l’État, la
trans­for­ma­tion sociale s’opér­era légale­ment. La classe
ouvrière ayant pris pos­ses­sion du pou­voir poli­tique, fera une
légal­ité nou­velle, et ceux qui ten­teront de la violer
seront mis en demeure de ne pas nuire » (p. 253).

Cette « révolution
sociale » n’est-elle pas digne de fig­ur­er dans les
exploits de Rocam­bole ? Qu’en pensez-vous, camarades ? 

H. Lantz.


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