La Presse Anarchiste

La lutte des employés parisiens

La grève
d’employés du Bazar de l’Hô­tel de Ville a manifesté,
dès son orig­ine, un car­ac­tère si par­ti­c­uli­er qu’il n’a
échap­pé à per­son­ne, et encore moins à la
direc­tion de cet étab­lisse­ment de com­merce. L’un des patrons,
M. Ruel, s’é­pan­chant en inter­views aux­quelles la presse a
don­né la pub­lic­ité la plus large, dis­ait notamment :

Une
agi­ta­tion a été créée et entretenue par
le syn­di­cat des employés affil­ié à la
Con­fédéra­tion Générale du Tra­vail
et
ayant son siège à la Bourse du travail…


Les deux mem­bres du syn­di­cat s’é­tant présentés
pour nous impos­er les con­di­tions de la C.G.T


En refu­sant de nous inclin­er devant les ordres de la C.G.T.,
nous ne pour­suiv­ons pas notre intérêt per­son­nel… en
agis­sant ain­si, nous défendons les intérêts de
tous les com­merçants en général que men­a­cent les
révo­lu­tion­naires de la rue Grange-aux-Belles
[[ L’É­clair, 12 novembre.]].

Sur un point de fait, au
moins, M. Ruel se trompe. Car, pré­cisé­ment, il n’existe
encore à cette heure aucune organ­i­sa­tion syn­di­cale d’employés
parisiens qui soit entière­ment confédérée.

Mais il est bien exact,
néan­moins, que le con­flit entre les employés et la
direc­tion du Bazar s’est dévelop­pé selon les méthodes
ordi­naires de la C.G.T.: mobil­i­sa­tion soudaine du personnel,
déser­tion inat­ten­due des mag­a­sins par les employés,
tenue de meet­ings où cha­cun était appelé à
exercer sa part de con­trôle et à pren­dre sa part de
respon­s­abil­ité dans la con­duite du mou­ve­ment, appel à
toutes les organ­i­sa­tions syn­di­cales invitées à apporter
leur con­cours à toutes les formes d’ef­forts ten­tés par
les employés, man­i­fes­ta­tions et démon­stra­tions qui,
loin de se can­ton­ner en salle clos­es, débor­dent sur la voie
publique et envahissent le ter­rain de tra­vail trans­for­mé en
ter­rain de grève, quêtes de sol­i­dar­ité ouvrière,
soupes com­mu­nistes, etc… et, par-dessus tout cela, la bonne humeur
de gens qui ne se sen­tent pas isolés dans une lutte inégale
comme s’ils com­bat­taient seuls pour eux seuls ; c’est bien là,
en effet, l’ag­i­ta­tion syn­di­cal­iste révo­lu­tion­naire, l’action
directe dans toute son ampleur.

Com­ment donc la
cor­po­ra­tion des employés, jusqu’alors si paci­fique et si
terne, en est-elle venue tout d’un coup à une notion si claire
de la lutte de class­es ? Cette his­toire est l’his­toire même
du Syn­di­cat des Employés de la région parisienne.

O

Le Syn­di­cat des
Employés, sous sa forme statu­taire actuelle, fonctionne
seule­ment depuis le début de la présente année.
Mais, à cette époque, il venait de se con­stituer par la
fusion de deux groupe­ments dont la par­tic­i­pa­tion à l’action
syn­di­cale datait de loin déjà : le Syn­di­cat des
Employés du départe­ment de la Seine
et la
frac­tion de la rue de Sain­tonge de la Cham­bre Syn­di­cale des employés
de la région parisi­enne
.

Le Syn­di­cat des
Employés, à demi-con­fédéré par
l’af­fil­i­a­tion à l’U­nion des syn­di­cats de la Seine et siégeant
à la Bourse du tra­vail était, par fon­da­tion même,
tout acquis à l’ac­tion directe, mais il était plus fort
de l’e­sprit qui ani­mait ses adhérents que de leur nombre.
C’est en con­sid­éra­tion de ce groupe­ment que les militants
syn­di­cal­istes avaient cou­tume de dire que la cor­po­ra­tion des employés
pou­vait bien fournir à la rigueur quelques éléments
act­ifs, mais était inca­pable de sor­tir de sa masse un effectif
sérieux de syndiqués.

En effet, les adhérents
de la Cham­bre Syn­di­cale, à demi-confédérée
par l’af­fil­i­a­tion à la Fédéra­tion nationale des
employés et instal­lée rue de la Reynie, venaient à
cette organ­i­sa­tion à peu près pour les mêmes
raisons qui déter­mi­nent le recrute­ment des sociétés
de sec­ours mutuels. Une caisse de chô­mage, conçue en vue
de cap­i­talis­er des réserves, per­me­t­tait à chaque
syn­diqué pris indi­vidu­elle­ment de s’ac­com­mod­er au moins mal
des aléas d’une sit­u­a­tion per­son­nelle tou­jours précaire.
Le con­seil d’ad­min­is­tra­tion, trans­for­mé par le fait même
de ladite caisse en gar­di­en à vue d’un tré­sor, en
arrivait à con­cevoir toute ten­ta­tive d’ac­tion col­lec­tive en
vue d’une reven­di­ca­tion générale, comme un dan­ger pour
les réserves, men­acées d’être taries par le
chô­mage en masse qui pou­vait résul­ter de tels
mou­ve­ments. Aus­si a‑t-on pu dire, sans presque exagér­er le
para­doxe, que la Cham­bre Syn­di­cale, « inac­tive et
ren­tière»[[ La Tri­bune des Employés, août 1909.]],
con­sti­tu­ait pour le com­merce parisien la meilleure garantie contre
toute con­t­a­m­i­na­tion syn­di­cal­iste du personnel.

Cepen­dant, quelque
étanche que parût la cloi­son établie par la
Cham­bre Syn­di­cale entre les employés et le reste du
pro­lé­tari­at, des idées syn­di­cal­istes avaient filtré
qui se firent jour sous la forme habituelle de dis­senti­ments où
des esprits trop super­fi­ciels ou trop habiles dis­aient ne voir que
des ques­tions de per­son­nes. Une cas­sure s’en étant suiv­ie, un
fort con­tin­gent des meilleurs mil­i­tants émi­graient rue de
Sain­tonge, d’où après s’être provisoirement
con­sti­tués en un groupe­ment isolé, ils s’engageaient
avec le syn­di­cat des employés dans une procé­dure de
fusion. 

Rien ne précise
mieux le car­ac­tère de cette fusion que les paroles mêmes
échangées lors de la pre­mière réu­nion du
comité d’entente : 


Nous venons, avait dit, l’un des délégués de la
frac­tion Sain­tonge, pour échap­per à la dic­tature de
quelques dirigeants de la Cham­bre Syn­di­cale et à leur
modérantisme.


De vos paroles, avaient répon­du les délégués
du Syn­di­cat, il ressort que vous sortez d’une organ­i­sa­tion qui s’est
désagrégée faute de ten­dances syndicalistes
suff­isantes. Nous n’avons en vue qu’une seule chose. Dans le
départe­ment de la Seine, il n’y a aucune force à
oppos­er au patronat : tout notre syn­di­cat pense qu’il faut
con­stituer cette force.…

Nous
vous appor­tons nos statuts, notre sit­u­a­tion à l’U­nion des
syn­di­cats de la Seine, nos années de lutte, nos habi­tudes de
pro­pa­gande, joignez‑y votre nombre…

Nous
vous offrons une fusion sans con­di­tion, prélude d’une fusion
générale des organ­i­sa­tions d’employés qui
assur­era l’u­nité d’ac­tion néces­saire au tri­om­phe de nos
intérêts corporatifs…[[Comité d’En­tente. Séance du 5 juin 1908.]]

La fusion accom­plie sur
ces bases, il s’en­suiv­it, dans le fonc­tion­nement et la mise au point
du nou­veau Syn­di­cat des Employés de la région
parisi­enne
, une courte péri­ode de tâtonnements,
d’ailleurs prévue de part et d’autre. Alors que les nécessités
d’un effort com­mun n’avaient pas encore établi l’unité
de méth­ode sans laque­lle l’u­nité admin­is­tra­tive n’est
rien, il sem­blait bien qu’il dût y avoir dans le syn­di­cat deux
ten­dances, l’une plus réformiste, l’autre plus
révo­lu­tion­naire. Ces deux ten­dances, en tout cas, s’opposaient
dans le con­seil d’ad­min­is­tra­tion et neu­tral­i­saient dans une certaine
mesure l’ac­tion d’ad­min­is­tra­teurs tous égale­ment désireux
de ne pas ten­dre trop brusque­ment les ressorts d’une organ­i­sa­tion à
ses débuts. C’est pourquoi le Syn­di­cat lui-même, tout
entier, par la déci­sion de l’ensem­ble de ses membres,
con­vo­qués en assem­blée générale à
la date du 17 mars dernier, était invité à
délibér­er sur les règles d’ac­tion dont il
désir­ait voir son con­seil s’in­spir­er. Le résul­tat de la
délibéra­tion fut le vote, à la presque
una­nim­ité, de l’or­dre du jour suivant :

Les
mem­bres du Syn­di­cat des Employés de la région
parisi­enne réu­nis en assem­blée générale ;

Considérant
que l’in­ter­ven­tion des pou­voirs publics ne peut se manifester
qu’en faveur de la classe bour­geoise dont ils ser­vent les intérêts
 ;

Reconnaissent
que seule l’AC­TION DIRECTE, c’est-à-dire L’ACTION EXERCÉE
DIRECTEMENT CONTRE LE PATRONAT, peut être utile et effi­cace.

O

L’or­dre du jour si net
du 17 mars mar­que le début d’une agi­ta­tion syn­di­cal­iste dont
la grève du Bazar de l’Hô­tel de Ville vient de montrer
le développement.

Tout d’abord le Syndicat
agit aus­sitôt sur lui-même par la plus sage des
déci­sions. Les instances des cama­rades de la rue de Saintonge
avaient fait tolér­er le main­tien pro­vi­soire du principe d’une
caisse de chô­mage pour laque­lle ses avo­cats d’office,
eux-mêmes, n’éprou­vaient aucune sympathie :
« sim­ple tac­tique de tran­si­tion, dis­aient-ils, aux membres
de l’an­cien Syn­di­cat, dont nous appelons nous-mêmes une
mod­i­fi­ca­tion prochaine en vue de laque­lle nous col­la­borerons avec
vous ».

L’assemblée
générale du 15 juil­let esti­ma que le recrutement
syn­di­cal devait s’opér­er en vue d’autres per­spec­tives que
celle de quelque faible sec­ours éventuel. La caisse de chômage
dis­parut. Le principe de l’in­dem­nité au syn­diqué fut
main­tenu et assuré par d’autres moyens moins dan­gereux. L’idée
finan­cière du Syn­di­cat fut que s’il est utile et même
néces­saire de se con­stituer une réserve en temps
ordi­naire, cette réserve n’a pas d’autre but que de s’épuiser
à chaque occa­sion de lutte.

La première
action extérieure du Syn­di­cat fut exer­cée à la
Samar­i­taine, où le refus con­certé de tous les
beef­steaks servis à déje­uner et la demande unanime
d’œufs à la coque eurent pour effet de faire transformer
aus­sitôt le régime de la nourriture.

Peu après, dans
la Banque, le repos de l’après-midi du same­di était
obtenu par le per­son­nel pen­dant la péri­ode des vacances, et
les dirigeants des grands étab­lisse­ments financiers, prenant
les devants, invi­taient leurs employés à rédiger
le cahi­er de leurs desiderata.

Et le flot d’adhésions
mon­tait tou­jours. En moins de six mois, le Syn­di­cat des Employés
avait dou­blé ses effec­tifs : preuve cer­taine que cette
cor­po­ra­tion avait déjà, dans son ensem­ble, dépassé
le stade de mutu­al­isme où l’in­flu­ence de la Cham­bre Syndicale
eût ten­du à la maintenir.

C’est ain­si que la
vital­ité du nou­veau Syn­di­cat et ses suc­cès précédents
engagèrent le per­son­nel du Bazar de l’Hô­tel de Ville à
venir lui deman­der de pren­dre en mains une nou­velle cam­pagne qui
allait leur être imposée par le mau­vais vouloir
patronal.

Déjà, au
début de l’an­née, le Syn­di­cat avait organ­isé, à
la Bourse du tra­vail, quelques réu­nions des­tinées à
faire avancer les heures de fer­me­ture du Bazar. Mais la jeune
organ­i­sa­tion, que n’é­tait pas encore venu met­tre au point
l’or­dre du jour d’ac­tion directe du 17 mars, s’é­tait contentée
de favoris­er ce mou­ve­ment sans en pren­dre la tête et avait cru
devoir accepter, dans un esprit de ménage­ment, que ses
adhérents agis­sent par voie de péti­tion auprès
de la direc­tion qui déclarait ne pas vouloir enten­dre parler
du syn­di­cat. C’est ain­si qu’avait été obtenu un
résul­tat, mais, spé­ci­fi­ait bien la direc­tion, « à
titre d’es­sai ». L’événe­ment pre­nait, en
somme, les apparences extérieures d’un acte de bienveillance
patronale. 

Il avait plu à la
direc­tion du Bazar de faire avancer le moment de la fer­me­ture en
jan­vi­er. Il lui plut en novem­bre de décider qu’elle allait
revenir aux anci­ennes heures. C’é­tait nor­mal, puisqu’il
s’agis­sait d’une faveur octroyée par des supérieurs à
des sub­or­don­nés et non d’une con­ven­tion con­clue entre égaux,
ceux-ci forts de leur sit­u­a­tion de cap­i­tal­istes, ceux-là forts
de l’or­gan­i­sa­tion syn­di­cale dûment qual­i­fiée pour les
représenter.

On con­naît ce qui
s’en­suiv­it : la déci­sion des patrons du Bazar portée
à la con­nais­sance de leurs salariés, avec l’annonce
qu’elle deviendrait effec­tive à la date du 2 novembre ;
une démarche de délégués du Syn­di­cat à
qui M. Ruel déclara que sa sit­u­a­tion com­mer­ciale ne lui
per­me­t­tait pas de main­tenir plus longtemps la con­ces­sion faite en
jan­vi­er ; un appel de l’U­nion des Syn­di­cats de la Seine à
toute la classe ouvrière parisi­enne, invitée à
appuy­er les man­i­fes­ta­tions organ­isées con­tre la direc­tion du
Bazar par les employés ; la manœu­vre d’in­tim­i­da­tion de
M. Ruel menaçant de con­gédiement immé­di­at tous
ceux qui quit­teraient leurs rayons avant l’heure pre­scrite ; et
soudain le flot de protes­tataires se répan­dant dans les
mag­a­sins, les employés déser­tant leurs rayons pour se
ren­dre à la Bourse du tra­vail et y délibér­er, le
Bazar en hâte fer­mé avant l’heure pre­scrite ; le
lende­main, des avis de révo­ca­tion sig­nifiés à la
meilleure par­tie du per­son­nel, et en réponse la déclaration
immé­di­ate de grève.

Avec quel ton de
tri­om­phe anticipé M. Ruel sig­nala-t-il d’abord à la
presse qu’en somme la ces­sa­tion de tra­vail n’é­tait devenue
effec­tive que pour un dix­ième env­i­ron de son per­son­nel. Il
s’imag­i­nait déjà maître de la sit­u­a­tion, se
dérobait à la propo­si­tion d’ar­bi­trage émané
du juge de paix du IVe arrondisse­ment, sous le prétexte
que la pro­por­tion insuff­isante de grévistes ne lui permettait
pas de con­sid­ér­er qu’il y eût entre ses salariés
et lui un « dif­férend d’or­dre col­lec­tif»[[ L’É­clair, 14 novembre.]],
et, peu après, lais­sait entrevoir pour quelque date
indéter­minée quelques mesures de clé­mence envers
quelques meneurs…[[ Le Petit Parisien, 24 novembre.]]
Or, c’é­tait bien là tout ce qui pou­vait résulter
de leur mou­ve­ment si les grévistes n’eussent fait que recourir
aux mesures con­cil­i­atri­ces chères aux plus faibles.

Mais les grévistes
ont eu con­fi­ance dans leur force d’or­gan­i­sa­tion syn­di­cale, ils s’en
sont remis à elle du soin, non pas seule­ment de for­ti­fi­er la
résis­tance, mais d’ac­centuer l’of­fen­sive, et, de ce seul fait,
le Bazar s’est trou­vé dans l’oblig­a­tion de fer­mer tous les
soirs bien avant l’heure désirée par sa direc­tion et
même bien avant l’heure demandée par les employés,
et ceci aura duré aus­si longtemps que les grévistes
l’au­ront voulu.

O

Le plus important
résul­tat de cette grève et le résul­tat le plus
inat­ten­du pour les employés eux-mêmes a été
cette démon­stra­tion par le fait, que la méthode
d’ac­tion directe s’of­fre aux salariés du com­merce non pas
seule­ment avec les avan­tages ordi­naires qu’on con­nais­sait déjà
par ailleurs, mais avec des avan­tages spé­ci­fiques incon­nus aux
salariés de l’industrie. 

L’in­dus­triel, en effet,
lorsque les cir­con­stances ne lui per­me­t­tent pas de pour­voir aux
défec­tions des grévistes par un per­son­nel de fortune,
peut générale­ment, sans trop grand dom­mage, interrompre
sa pro­duc­tion. Il pos­sède des stocks dont l’écoulement
immé­di­at servi­ra à par­er aux com­man­des urgentes.
L’en­tente avec les usines sim­i­laires lui per­me­t­tra de main­tenir ses
appro­vi­sion­nements en rap­port avec les besoins prévus de sa
vente ordi­naire. D’une par­tie de sa clien­tèle, d’ailleurs,
acheteurs en gros hos­tiles comme lui aux reven­di­ca­tions ouvrières
et prêts à tout pour les faire échouer, il
obtien­dra des délais de livrai­son. Sans par­ler des cas où,
embar­rassé des excès de sa pro­duc­tion, la grève
lui appa­raît comme une bonne occa­sion de ne pas pren­dre à
sa charge les respon­s­abil­ités d’un lock-out. 

Chez le commerçant,
au con­traire, et surtout chez le com­merçant de détail,
rem­plac­er tout d’un coup une forte pro­por­tion du per­son­nel ordinaire
par des nou­veaux venus, créerait un gâchis tel que la
fer­me­ture du mag­a­sin n’ap­pa­raît guère pire.

Or, la fer­me­ture du
mag­a­sin, l’in­ter­rup­tion de la vente, même pour un court temps,
est la chose la plus impos­si­ble. Encore lorsque la province restait
trib­u­taire de Paris et représen­tait une part notable des
achats, y avait-il là quelque fac­ulté de retarder les
expédi­tions. Mais, aujour­d’hui, les grands mag­a­sins s’élèvent
partout, Paris appro­vi­sionne surtout Paris, et ne pas être à
la dis­po­si­tion de la clien­tèle quo­ti­di­enne, n’est-ce pas
envoy­er cette clien­tèle ailleurs, au grand mag­a­sin d’en face ?
Revien­dra-t-elle ? Sup­posons-le. Ce sera alors pour trou­ver des
rayons gar­nis de marchan­dis­es d’a­vant la crise, défraîchies,
vieil­lies, démod­ées, et par­tir en hâte, pour de
bon cette fois.

Et notons bien que sans
aller jusqu’à l’ex­trême mesure de la grève,
lorsque la ces­sa­tion de tra­vail n’est pas assez généralisée
pour provo­quer une solu­tion immé­di­ate du con­flit, le simple
pro­jet d’une man­i­fes­ta­tion hos­tile dans un grand mag­a­sin, si une
pub­lic­ité suff­isante entoure les pré­parat­ifs de cette
démon­stra­tion, aura pour effet d’é­carter, ce jour-là
du moins, une masse d’a­cheteuses, peut-être assez indifférentes
au sort de l’employé qui les sert, mais désireuses
d’éviter une man­i­fes­ta­tion. — D’ailleurs il est aus­si une
clien­tèle par déf­i­ni­tion hos­tile à la classe
patronale : celle qu’ag­glomère dans ses groupements
l’or­gan­i­sa­tion. syn­di­cale et pour qui l’indi­ca­tion de boy­cotter telle
ou telle mai­son ne saurait rester let­tre morte. Les craintes d’une
par­tie de la clien­tèle et l’hos­til­ité de l’autre
par­tie, deux risques à la fois con­tra­dic­toires et
com­plé­men­taires ; le Bazar de l’Hô­tel de Ville aura
appris, à ses dépens, ce qu’il en coûte de les
provoquer.

Et ce n’est pas tout.
Car l’ou­vri­er, si intel­li­gent soit-il, arrive mal à connaître
la com­plex­ité des rouages de la pro­duc­tion usinière.
Cer­taines par­ties. de l’or­gan­i­sa­tion tech­nique lui échappent
et les « pro­lé­taires » d’un ordre
spé­cial qui, à titre d’ingénieurs, s’en
acquit­tent, ne sen­tent guère la sol­i­dar­ité toute
théorique que leur sit­u­a­tion de salariés établit
avec les autres tra­vailleurs. De même, les con­di­tions du marché
d’achat des matières pre­mières et du marché
d’é­coule­ment des pro­duits fab­riqués con­stituent des
fac­teurs que la pro­duc­tion cap­i­tal­iste préfère tenir,
pour l’ou­vri­er, à l’é­tat de mystère.

Dans le com­merce, rien
de tel. Là, rien ne sépare les deux opérations
de l’achat et de la vente, en réal­ité si con­nex­es qu’en
effec­tu­ant l’une l’employé acquiert quelque compétence
en l’autre et que, par le seul effet de l’expérience
pro­gres­sive, le plus petit vendeur pour­rait nor­male­ment s’élever
jusqu’aux fonc­tions du chef de ray­on dont l’achat est le rôle
principal.

Rien n’est, à cet
égard, sug­ges­tif comme le numéro spé­cial de la
Tri­bune des Employés, que le Syn­di­cat a fait tirer
pré­cisé­ment à l’oc­ca­sion de la grève du
Bazar et qu’ont entière­ment rédigé les grévistes
eux-mêmes.

« Vous
pré­ten­dez, dis­ent-ils en sub­stance à M. Ruel, que votre
chiffre d’af­faires aurait bais­sé parce que votre mai­son n’est
pas restée ouverte après une cer­taine heure. Voici les
preuves du con­traire. Votre vente bais­sait aupar­a­vant déjà
d’abord par suite de raisons d’or­dre général qui
tien­nent à la créa­tion des grands mag­a­sins de province.
L’ar­ti­cle « nou­veauté » est
par­ti­c­ulière­ment atteint avec la mode des robes plates
rénovées du style empire qui con­som­ment peu d’étoffe.
Les autres subis­sent comme vous cette répercussion
com­mer­ciale ; ils y par­ent grâce aux perfectionnements
inces­sants de leurs méth­odes. Vous êtes rou­tiniers et en
retard sur vos con­cur­rents. Vous avez effec­tué tel achat
dis­pro­por­tion­né, vous vous êtes encom­bré de tout
un assor­ti­ment mal­adroit, telle caté­gorie de marchan­dis­es non
sol­dée à temps est dev­enue invend­able, voici une liste
d’ob­jets de vente à la fois rémunéra­trice et
assurée que l’on trou­ve partout ailleurs que chez vous. Alors
que pour tout le monde les affaires sont les affaires, vous vous
four­nissez, pour des raisons d’or­dre per­son­nel, chez tel ou tel, qui,
assuré ain­si d’un écoule­ment de ses pro­duits, quels
qu’ils soient, se dis­pense de per­fec­tion­ner sa fab­ri­ca­tion… Et tout
ceci n’ex­iste pas de façon uni­forme à tra­vers tout
votre mag­a­sin, mais seule­ment là où l’incapacité
du haut per­son­nel dirigeant se donne libre­ment carrière…
Comme patron, vous ne savez pas votre méti­er, la clientèle
vous délaisse, vous n’y voyez d’autre remède que dans
une pro­lon­ga­tion des heures d’ou­ver­ture, procédé de
con­cur­rence déloyale, en somme, vis-à-vis des maisons
sim­i­laires et par lequel s’é­tale votre incapacité
com­mer­ciale. Il ne nous plaît pas, à nous employés,
d’en subir le con­tre-coup, et notre intérêt, dans cette
affaire, c’est aus­si l’in­térêt de votre clientèle
et, par suite, votre pro­pre intérêt. Lais­sez donc la
direc­tion tech­nique du Bazar à ceux qui en seront capa­bles et
faites seule­ment votre méti­er d’ac­tion­naire qui n’est pas en
cause pour le moment. »

Ain­si ont con­clu les
employés du Bazar, et quiconque a lu le numéro spécial
de la Tri­bune des Employés est obligé, par
l’év­i­dence des faits accu­mulés, de con­clure avec eux.
Voici donc les pra­tiques com­mer­ciales de M. Ruel discréditées
et celui-ci con­traint, pour le plus grand prof­it de sa mai­son, de
chang­er de méth­ode. Mais quelle grève d’ou­vri­ers eût
offert ce spectacle ?

Sans doute, il arrive
que des mil­i­tants de la C.G.T., habitués, par leur fonc­tion, à
la notion des réal­ités générales,
rap­por­tent d’un séjour par­mi les cama­rades en lutte, de
sub­stantielles analy­ses d’une indus­trie déterminée.
Mais, ici, ce sont les cama­rades en lutte, eux-mêmes, qui ont
pu, tout de suite, met­tre à nu le fonc­tion­nement d’une grande
mai­son commerciale.

On aperçoit les
con­séquences immé­di­ates d’un tel exem­ple et quel état
d’e­sprit nou­veau il va per­me­t­tre de créer dans la corporation
des employés. C’est que, si les con­di­tions d’ensem­ble de la
pro­duc­tion indus­trielle font appa­raître à l’ouvrier
comme encore loin­taine l’échéance de « la
lutte à men­er pour la dis­pari­tion du salari­at et du
patronat»[[Statuts de la C. G. T., arti­cle 1er, § 2. — Le § 4 de l’ar­ti­cle des statuts du Syn­di­cat des Employés développe en ter­mes équiv­a­lents un sens identique.]],
cette échéance, au con­traire, appa­raît à
tout employé amené à envis­ager les conditions
d’ensem­ble de l’or­gan­i­sa­tion com­mer­ciale comme très proche et,
pour ain­si dire, à la portée de sa main.

Voilà des leçons
d’ex­péri­ence qui valaient bien une grève d’action
directe, sans doute.

O

Est-ce donc à
dire que la grève du Bazar ait été, en chacune
de ses par­ties, une grève mod­èle et comme le prototype
de toute l’ac­tion syn­di­cal­iste future chez les employés ?
À la regarder d’un
peu près dans le détail de son déroulement
jour­nalier, on décou­vre bien, à la vérité,
quelques erreurs.

Il est fâcheux que
le zèle indi­vidu­el de quelques mil­i­tants ait fail­li introduire
dans le con­flit cer­taines inter­ven­tions d’or­dre plutôt
poli­tique qu’é­conomique et du car­ac­tère le plus
dis­cutable… Com­ment ne pas regret­ter aus­si que le mou­ve­ment ait
sem­blé, à ses débuts, per­dre de son caractère
unique­ment pro­fes­sion­nel qui ral­li­ait tout le monde et se compliquer
d’une ques­tion con­fes­sion­nelle réper­cutée jusque dans
la presse amie[[ L’Hu­man­ité, 10 novembre.]]
et par­ti­c­ulière­ment pro­pre à divis­er le personnel
con­tre lui-même… Égale­ment
faut-il sig­naler l’acte de ceux qui, venus vot­er la grève, ne
l’ont pas faite, et qual­i­fi­er sévère­ment cette
con­duite, explic­a­ble pour­tant de la part de cama­rades, qui trop
récem­ment en con­tact avec l’e­sprit de dis­ci­pline syndicaliste
arrivaient à douter d’eux-mêmes parce qu’ils ne se
croy­aient pas assez sûrs des autres.

Tout ceci n’est pas
autre chose que le poids mort des anciens erre­ments pratiqués
à la Cham­bre Syn­di­cale, et il serait à peine utile d’en
avoir dit un mot s’il n’y avait à relever au pas­sif de cette
organ­i­sa­tion une part plus pré­cise de responsabilité
tout au plus atténuée par sa cor­rec­tion d’attitude
ultérieure. Car, enfin, si la Cham­bre Syn­di­cale désapprouvait,
comme de juste, un mou­ve­ment dont elle n’é­tait point la tête
et qui se dévelop­pait selon des méth­odes en lesquelles
elle n’a mis aucune de ses com­plai­sances, si elle avait, par suite,
le droit de con­seiller et de décon­seiller à son gré
ses adhérents, com­ment a‑t-elle pu croire qu’en­tre la
man­i­fes­ta­tion du 2 novem­bre et la déc­la­ra­tion de grève
du lende­main soir, alors qu’une cen­taine de cama­rades étaient
déjà avisés de leur révo­ca­tion, elle
pou­vait laiss­er ren­dre publique par la voie de la presse[[ Le Temps, 4 novem­bre (ce jour­nal qui paraît dans l’après-midi porte la date du lendemain).]]
sa dés­ap­pro­ba­tion de ce qui s’é­tait fait et de ce qui
allait s’ensuivre ?

À
quoi tout cela a‑t-il servi ? Si cer­tains mil­i­tants ont pu, à
cer­taines heures du début, se croire un peu désemparés,
les néces­sités mêmes du con­flit engagé les
ont vite remis dans la bonne route. L’ac­tion directe s’est trouvée,
en fin de compte, res­saisir même ceux aux­quels elle
appa­rais­sait d’abord comme une gêneuse. Ce ne sont pas
seule­ment des employés restés jusque-là isolés
que la grève du Bazar a déter­minés à
accourir en masse au syn­di­cat des employés. Lais­sés à
eux-mêmes par leur organ­i­sa­tion, ne s’est-il pas trouvé
aus­si un cer­tain nom­bre de mem­bres de la Cham­bre Syn­di­cale qui sont
tout sim­ple­ment venus grossir les effec­tifs du seul groupe­ment qui
agissait ?

Ain­si le Syn­di­cat des
Employés de la région parisi­enne se présente
désor­mais, aux mem­bres de cette cor­po­ra­tion, comme leur centre
nor­mal d’or­gan­i­sa­tion et d’ac­tion syndicalistes.

O

Au terme de ces
événe­ments, le con­traste appa­raît désormais
tout à fait inad­mis­si­ble entre la sit­u­a­tion orale acquise par
le Syn­di­cat des Employés et une sit­u­a­tion statu­taire qui, le
reliant à son Union locale de Syn­di­cats, mais non à sa
Fédéra­tion nationale, le main­tient à moitié
hors de l’or­gan­i­sa­tion con­fédérale. Il ne serait pas
pos­si­ble que la C.G.T. lais­sât plus longtemps comme en marge
une cor­po­ra­tion pénétrée de son esprit,
pra­ti­quant ses méth­odes, qui réclame son plein
rat­tache­ment à l’or­gan­isme cen­tral de la classe ouvrière.

Mais comme la Fédération
nationale des employés ne saurait recon­naître d’autre
groupe­ment cor­po­ratif parisien que la Cham­bre Syn­di­cale qui relève
déjà d’elle, la pos­si­bil­ité d’ap­partenir à
la C.G.T. régulière­ment et selon la let­tre de ses
statuts[[Statuts de la C. G. T., arti­cle 3.]],
se présente donc simul­tané­ment à la Chambre
Syn­di­cale et au syn­di­cat sous la forme d’une nécessité
d’en­tente en vue de leur fusion en un groupe­ment unique auquel chaque
com­posante apporterait sa part acquise d’af­fil­i­a­tion confédérale.

Cette solu­tion, le jeune
Syn­di­cat, unique­ment soucieux de la coor­di­na­tion indis­pens­able à
la cor­po­ra­tion parisi­enne des employés, a fait le nécessaire
pour la provo­quer. Plus occupée, sem­ble-t-il, d’un souci de
con­ser­va­tion de sa per­son­nal­ité vieil­lotte, l’an­ci­enne Chambre
Syn­di­cale s’en était, jusqu’à ce jour, détournée.

Au 15 août
dernier, la ques­tion était portée par un appel du
Syn­di­cat devant le Con­grès de la Fédération
nationale des employés qui se tenait à Marseille.
L’in­flu­ence de la Cham­bre Syn­di­cale, toute puis­sante dans la
Fédéra­tion, fit émet­tre cet ordre du jour
étrange qui, à une demande unique­ment inspirée
des intérêts d’une corporation[[Voir le texte de cet appel dans le numéro de sep­tem­bre de la Tri­bune des Employés.]],
n’op­po­sait en réponse que le sou­venir attardé de
vieilles querelles de per­son­nes [[Voir notam­ment ; le compte ren­du du Social­isme, 4 sep­tem­bre 1909.]].

Le
Con­grès, con­sid­érant que la Cham­bre Syn­di­cale des
employés de la région parisi­enne a tou­jours été
et est restée l’or­gane réguli­er, nor­mal et effi­cace de
la défense des intérêts des employés de la
région parisienne ;

Invite
les cama­rades dis­si­dents à y repren­dre leur place de com­bat et
à lui adress­er une demande indi­vidu­elle d’adhésion.

Comme si le Syn­di­cat des
Employés, col­lec­tiv­ité nou­velle comp­tant alors déjà
quinze cents coti­sants pou­vait envis­ager même l’hypothèse
de sa dis­pari­tion par voie de résorp­tions indi­vidu­elles dans
une organ­i­sa­tion dif­férente dont qua­tre cent dix seule­ment de
ses mem­bres, à peine le quart, étaient sor­tis. En
vérité l’or­dre du jour du Con­grès de Marseille,
qui aurait voulu être dédaigneux, n’é­tait que
sot.

La grève du Bazar
sem­ble avoir enfin fait entrevoir à la Cham­bre Syn­di­cale quels
incon­vénients pour­rait présen­ter pour elle son
obsti­na­tion dans une telle fin de non recevoir. L’unité
d’or­gan­i­sa­tion syn­di­cale qui apparut tou­jours néces­saire aux
adhérents du Syn­di­cat, appa­raît main­tenant comme
désir­able à la plus grosse part des adhérents de
la Cham­bre Syn­di­cale. Si cer­taines résis­tances constituaient
un obsta­cle insur­montable, il n’est pas impos­si­ble que cette unité
d’ac­tion, faute de pou­voir se réalis­er avec la Chambre
Syn­di­cale, se réal­isât con­tre elle — et ceci a été
compris.

Aus­si est-ce une
atti­tude nou­velle qu’ont adop­tée les admin­is­tra­teurs de la
Cham­bre Syn­di­cale en répon­dant enfin, ces jours derniers, à
l’ini­tia­tive du Comité Con­fédéral devant qui le
Syn­di­cat avait fait le néces­saire pour que la ques­tion fût
évo­quée par le soin de l’U­nion des Syn­di­cats de la
Seine. Il s’en est suivi, entre délégués des
deux organ­i­sa­tions, des expli­ca­tions d’un car­ac­tère plutôt
rétro­spec­tif sans doute. Mais ce qui importe, c’est que les
délégués de la Cham­bre Syn­di­cale, tout comme le
délégué de la Fédération
nationale, ont déclaré accepter l’or­dre du jour
con­fédéral invi­tant les deux groupe­ments à
réalis­er la fusion et leur pro­posant de désign­er une
com­mis­sion con­fédérale d’ar­bi­trage « qui
devra faire tous ses efforts pour attein­dre le résultat
désiré » [[Séance du Comité Con­fédéral du 19 novem­bre 1909.]].

Sor­ti­ra-t-il de là
quelque comité de fusion ? 

À
un tel comité, le Syn­di­cat des Employés est toujours
prêt à envoy­er des délégués
man­datés dans le sens de l’or­dre du jour voté le 5 juin
1908 comme base des travaux du Comité d’en­tente qui réalisa
la fusion par­tielle qu’il s’ag­it de com­pléter aujourd’hui :

« Les
délégués… réu­nis… pour exam­in­er la
pos­si­bil­ité d’une fusion… adoptent à l’unanimité
le principe d’une fusion immé­di­ate et sans con­di­tion, destinée
à amen­er une fusion générale des
organ­i­sa­tions d’employés de la région parisi­enne qui
assur­era l’u­nité d’ac­tion néces­saire au succès
de leurs reven­di­ca­tions corporatives. »

Max­ilili­enne Biais


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