La Presse Anarchiste

L’affaire Ferrer

Les deux Espagne

Toute l’his­toire de
l’Es­pagne tourne autour de ce fait : l’an­ta­go­nisme de la côte
et du plateau.

La côte, bordée
de villes assises par­mi les oran­gers et les fleurs, industrieuses,
riches, libé­rales, faci­le­ment ouvertes à
l’an­ti­clé­ri­ca­lisme et aux idées avan­cées. Et le
pla­teau, à demi-désert, où errent, poussant
devant eux leurs mou­tons trans­hu­mants, de farouches ber­gers, pauvres,
fiers, igno­rants et bel­li­queux. Rudes des­cen­dants de ces montagnards
qui, par une lutte de huit siècles, ont recon­quis pied à
pied le sol espa­gnol sur le Maure musul­man ; ils ont gardé
pour l’Église
catho­lique, sym­bole de leur indé­pen­dance, une piété
filiale entre­te­nue soi­gneu­se­ment par la super­sti­tion et l’ignorance.
Sur 100 Espa­gnols, 65 ne savent ni lire ni écrire ; ils
ne connaissent du monde exté­rieur et de la poli­tique que ce
que veulent bien leur apprendre leur curé, presque aussi
inculte qu’eux, et le moine jésuite qui, de loin et de haut,
dirige cette foule ignare et fanatique.

Natu­rel­le­ment, l’homme
du pla­teau, dra­pé dans son fana­tisme et sa pauvreté,
méprise et jalouse l’homme de la côte, riche et
libé­ral ; et c’est pour­quoi les rois lancèrent
tou­jours le pâtre cas­tillan sur le mar­chand de Catalogne.

Or, il se trou­va, en
juillet der­nier, que, pour une fois, ces deux adver­saires séculaires
étaient d’ac­cord. Pay­sans et ouvriers, radi­caux et
conser­va­teurs, clé­ri­caux ou anti­clé­ri­caux, dans toute
l’Es­pagne, de Gérone à Cadix, et de Gre­nade à
Bil­bao, tout le peuple détes­tait éga­le­ment cette guerre
inutile et meur­trière. Pour la pre­mière fois,
peut-être, depuis l’ex­pul­sion des Maures, l’homme de la côte
et l’homme du pla­teau vibraient d’accord.

Pour mâter
l’in­sur­rec­tion bar­ce­lo­naise, pour empê­cher l’in­cen­die de
s’é­tendre à toute l’Es­pagne, il ne suf­fi­sait pas
d’in­ter­dire les mee­tings et cen­su­rer les jour­naux, il fal­lait rompre
cette union intime des âmes qui dres­sait tout un peuple contre
son gou­ver­ne­ment. Il fal­lait aux moyens ordi­naires de la police
adjoindre cette tac­tique supé­rieure où les jésuites
sont pas­sés maîtres : divi­ser les foules pour les
dominer.

Comment on mit le feu aux couvents

Bar­ce­lone est une ville
de cou­vents et d’é­glises : elle en compte plus de 200. Ce
n’est pas qu’elle soit pieuse, au contraire. Grand port ouvert sur la
Médi­ter­ra­née, en rela­tions jour­na­lières avec
Mar­seille, Gênes, Londres, Ham­bourg et l’Amérique,
pleine de marins, de cour­tiers et d’in­dus­triels étrangers,
elle a vu péné­trer chez elle en même temps les
mar­chan­dises et les idées de l’Eu­rope. Le peuple y est
répu­bli­cain, socia­liste et anticlérical.

Mais jus­te­ment à
cause de cela, les moines se sont abat­tus sur elle. Sans doute, ils
ont été atti­rés vers la grande ville parce
qu’elle était riche ; mais sur­tout ils ont voulu
com­battre un foyer d’ir­ré­li­gion qui mena­çait d’infecter
l’Es­pagne entière, et c’est pour­quoi ils ont dres­sé sur
les hau­teurs leurs cou­vents sombres comme autant de Bastilles
des­ti­nées à sur­veiller et conte­nir la ville de
l’impiété.

Dans ces condi­tions, un
rien pou­vait détour­ner sur ces cou­vents la colère
populaire. 

Dès le 26, des
cou­vents brû­lèrent. Et pen­dant si jours, Barcelone
s’é­clai­ra, la nuit, à la lueur sinistre d’une
cin­quan­taine d’é­glises et de monas­tères incendiés.

Qui a mis le feu ?

D’a­près les
rap­ports de police, ce fut une bande d’une tren­taine de personnes :
quelques hommes, des femmes et beau­coup d’a­do­les­cents. Ils sonnaient
à la porte des cou­vents et invi­taient leurs habi­tants à
s’en aller ; ceux-ci obéis­saient sans résis­tance [[Seuls les jésuites défen­dirent à
coups de fusils leur monas­tère qui ne fut pas envahi.]]

Puis, les locaux
éva­cués, on arro­sait de pétrole quelques murs ;
on y met­tait le feu, et la bande, rem­por­tant ses bidons, s’en allait
opé­rer ailleurs.

Dans ce formidable
incen­die, un seul homme périt : un vieux moine qui
obs­ti­né­ment refu­sa de quit­ter sa cellule.

Jamais on ne vit
émeu­tiers plus pai­sibles, ni incen­diaires aus­si respectueux
des personnes.

Cepen­dant la population,
hos­tile au cler­gé, lais­sait faire.

La police aussi ;
mais elle avait d’autres raisons.

Le rôle de la police

À
la nou­velle de l’in­cen­die, le gou­ver­neur de Bar­ce­lone don­na ordre aux
pom­piers, non pas d’é­teindre le feu, mais seule­ment de
l’empêcher d’at­teindre les mai­sons voi­sines
. Cet ordre fut
fidè­le­ment exécuté.

Pas un hôtel
par­ti­cu­lier, pas une masure ne brû­la ; mais les monastères
et églises flam­bèrent en toute liberté.

Le len­de­main même,
M. La Cier­va, ministre de l’In­té­rieur, lan­çait une
pro­cla­ma­tion offi­cielle ; il disait que les « anarchistes »
s’é­taient empa­rés de Bar­ce­lone, qu’ils brûlaient
les églises et les cou­vents et qu’ils avaient même pillé
les « petites sœurs des pauvres ».

Cette nou­velle fut
aus­si­tôt trans­mise dans toute l’Es­pagne, par les soins des
gou­ver­neurs, repro­duite par ordre dans tous les jour­naux, répandue
au fond des plus loin­tains vil­lages par les curés. Comme la
liber­té de la presse était sus­pen­due et les réunions
inter­dites, il était impos­sible de nier ou d’ex­pli­quer le
fait. Et ain­si toute l’Es­pagne fut convain­cue que Bar­ce­lone était
aux mains des « anarchistes ».

Dans ces condi­tions, le
pay­san cas­tillan ne pou­vait pas hési­ter. Il ne voyait plus en
face de lui des pro­lé­taires comme lui, sou­le­vés comme
lui contre une guerre absurde et refu­sant de ver­ser leur sang pour
les divi­dendes de quelques spé­cu­la­teurs étran­gers, mais
des impies, des anar­chistes, pilleurs de cou­vents et brûleurs
d’é­glises, hommes sans foi ni loi, et qu’il fal­lait à
tout prix anéantir.

À
pleins trains, les petits sol­dats cas­tillans, por­tant des scapulaires
sous leurs tuniques, se lais­sèrent mener à Barcelone ;
les troupes qui, les pre­miers jours, refu­saient de tirer sur la
foule, fusillèrent avec entrain.

Sept mille hommes furent
concen­trés dans Bar­ce­lone : pen­dant quatre jours, on se
bat­tit dans les rues, der­rière les bar­ri­cades, par les
fenêtres des mai­sons, sur les toits. Enfin l’ar­tille­rie, les
fusils à tir rapide, la dis­ci­pline eurent rai­son de l’ardeur
révo­lu­tion­naire. En une semaine, on arrê­ta 1.200
per­sonnes la dénon­cia­tion d’un voi­sin, d’un concierge
suf­fi­sait ; les ven­geances par­ti­cu­lières se don­naient une
ample carrière.

Puis les troupes se
mirent à par­cou­rir la Cata­logne, on arrê­ta aus­si dans
les vil­lages ; et par­tout, les petits sol­dats castillans
pas­saient, farouches, prêts à tirer sur le pre­mier venu
dénon­cé comme sacri­lège. La ter­reur blanche
régna sur la province.

Et voi­là le
dan­ger des mou­ve­ments irré­flé­chis des foules. Il est
cer­tain que par­mi les femmes et les jeunes gens qui, sous la conduite
des agents en bour­geois de M. La Cier­va, mirent le feu aux églises,
il y avait beau­coup de bons anti­clé­ri­caux. Ils crurent
l’oc­ca­sion bonne de se ven­ger de l’é­troite tutelle où
les tiennent les moines ; ils s’i­ma­gi­nèrent peut-être
naï­ve­ment, en brû­lant quelques murailles, bri­ser la
puis­sance for­mi­dable de Rome. Ils ne se dou­taient pas qu’ils
fai­saient le jeu même de cette Église
qu’ils vou­laient détruire. 

Avant de faire un geste
révo­lu­tion­naire, il faut en cal­cu­ler l’ef­fet sur la masse
amorphe et lâche qui, seule, par son accep­ta­tion ou son refus,
trans­forme l’é­meute pas­sa­gère en révolution
durable, ou réduit la révo­lu­tion aux pro­por­tions d’une
émeute vite réprouvée.

Au mois de juillet
der­nier, le peuple espa­gnol, dans son ensemble, était prêt
à approu­ver une grève mili­taire, il ne pou­vait admettre
que l’on cas­sât le nez d’un saint de pierre.

M. Mau­ra le savait bien.

L’homme d’État,
quel­que­fois, est obli­gé de faire comme le médecin
homéo­pathe. Au lieu de répri­mer les passions
popu­laires, il s’ef­force de les exal­ter jus­qu’à la folie et
jus­qu’à la faute qui pro­vo­que­ra dans tout l’or­ga­nisme une
réac­tion salu­taire. L’agent pro­vo­ca­teur est ain­si plus
redou­table que le gen­darme. Par lui, M. Mau­ra avait transformé
un mou­ve­ment anti­mi­li­taire très puis­sant en un mouvement
anti­clé­ri­cal impopulaire.

À
l’aide de quelques bidons de ben­zine bien pla­cés, M. Mau­ra et
ses com­plices venaient de sau­ver la monar­chie, l’ar­mée, la
reli­gion et les divi­dendes de M. Étienne. Cela valait bien les
sacri­fices de quelques cou­vents brûlés.

Le procès Ferrer

Pour­tant il ne suffisait
pas d’é­cra­ser la révolte. Il est dan­ge­reux pour un
gou­ver­ne­ment de s’a­ban­don­ner à l’ins­tinct des représailles.
Elles laissent sou­vent des sou­ve­nirs fâcheux pour la réputation
d’un par­ti ou d’un régime. L’Em­pire, chez nous, a beaucoup
souf­fert des récits des for­çats de Lambessa.

C’est pour­quoi après
avoir répri­mé le sou­lè­ve­ment, on résolut
de le décon­si­dé­rer. Pour cela, rien de meilleur qu’un
bon pro­cès poli­tique bien conduit.

Une insur­rec­tion qui
réus­sit est un acte glo­rieux ; mais une insur­rec­tion qui
échoue est un crime, et tout crime sup­pose un cou­pable. Or, la
foule, qui est sim­pliste, aime à attri­buer la responsabilité
d’un mou­ve­ment à un seul homme, à un chef. Elle se fera
une idée du mou­ve­ment d’a­près la per­son­na­li­té de
ce « chef ». Il s’a­git donc de bien choi­sir ce
chef, afin de don­ner à l’in­sur­rec­tion sa cou­leur. Et c’est le
gou­ver­ne­ment qui a le choix, puisque c’est lui qui, par ses
tri­bu­naux, est char­gé de décou­vrir le « coupable ».

Le cabi­net Mau­ra hésita
d’a­bord. Les conser­va­teurs qui le com­po­saient ne manquent pas
d’en­ne­mis à Bar­ce­lone. Il y a des « autonomistes »
qui veulent faire de la Cata­logne un État
indé­pen­dant ; il y a des répu­bli­cains et des
socia­listes. Quelle belle occa­sion de perdre des adversaires
poli­tiques en leur attri­buant la res­pon­sa­bi­li­té des troubles !
On mena­ça donc tour à tour les lea­ders de ces trois
par­tis. Mais les auto­no­mistes, dès le début, s’étaient
tenus à l’é­cart du mou­ve­ment, les républicains
aus­si ; les chefs socia­listes avaient déclaré
qu’ils désa­voue­raient l’é­meute si l’on employait la
vio­lence. Sans doute, M. Ler­roux, le grand tri­bun bar­ce­lo­nais exilé
en Argen­tine depuis deux ans, avait pris le bateau à la
pre­mière nou­velle des évé­ne­ments, mais il
s’é­tait arrê­té… à Londres, où il
res­tait pru­dem­ment. Le séna­teur Sol y Orte­ga était
pro­té­gé par le comte de Roma­nones, à qui il
devait son siège. Igle­sias avait été mis en
pri­son avant le com­men­ce­ment de l’é­meute. On se contenta
d’ob­te­nir d’eux, par la menace, la pro­messe d’être bien sages
et désa­vouer l’insurrection.

Puis on se rabat­tit sur
Ferrer.

Chose curieuse ! on
n’y avait pas son­gé tout d’a­bord. C’est le 6 août
seule­ment que l’on fit chez lui la pre­mière per­qui­si­tion sans
rien trou­ver d’ailleurs. C’est encore aujourd’­hui une ques­tion de
savoir s’il a été acti­ve­ment mêlé au
mou­ve­ment. Les pièces du pro­cès, — publiées
depuis par le gou­ver­ne­ment, — ne l’é­ta­blissent pas d’une
façon certaine.

Mais il ne s’agissait
pas ici, on le com­prend bien, d’un pro­cès ordi­naire, mais d’un
pro­cès poli­tique. C’est pour­quoi il fal­lait appli­quer à
Fer­rer non pas les règles de la pro­cé­dure civile, mais
les prin­cipes tout dif­fé­rents de la rai­son d’État.

Or Fer­rer, pour le
gou­ver­ne­ment espa­gnol, n’é­tait pas un conspi­ra­teur, ni un
agi­ta­teur révo­lu­tion­naire, ni un chef de par­ti. Il était
un SYMBOLE.

Il y a ain­si, à
cer­taines heures troubles, des hommes « représentatifs »
qui, bon gré mal gré, admi­rés ou haïs,
incarnent aux yeux de la foule une idée. Ain­si Gam­bet­ta, chez
nous, per­son­ni­fia long­temps la Répu­blique, Déroulède,
la Revanche ; Drey­fus, le Traître, et Hervé,
l’An­ti­pa­trio­tisme. De même Fer­rer, dans l’Es­pagne catholique
et clé­ri­cale, repré­sen­tait cet être éminemment
dan­ge­reux : le maître d’é­cole laïque.

Ancien ingénieur,
né en Espagne, mais très pénétré
des idées fran­çaises et pro­fon­dé­ment imbu du
ratio­na­lisme uni­ver­si­taire de chez nous, il avait rêvé
d’op­po­ser à l’en­sei­gne­ment pure­ment reli­gieux des curés
de son pays, un ensei­gne­ment laïque fon­dé sur la Raison.

Un legs que lui laissa
une vieille dame fran­çaise lui per­mit de mettre son pro­jet à
exécution.

Ren­tré à
Bar­ce­lone, il y fon­da l’École
moderne
sur le modèle de ces écoles laïques de
chez nous où, dans aucun livre de classe, le mot Dieu ne
devait être écrit.

Le gou­ver­ne­ment fit
fer­mer l’é­ta­blis­se­ment et dis­per­sa les élèves.
Alors Fer­rer fon­da une librai­rie où il ven­dait et même
don­nait les livres qui expri­maient ses idées ; puis il
créa une ligue char­gée de répandre par­tout son
enseignement.

Faible embryon d’une
œuvre immense !

Pour­tant l’Église
d’Es­pagne avait depuis long­temps l’œil sur lui.

On sait, au delà
des Pyré­nées, tout le mal qu’a fait en France l’école
laïque à l’Église
catho­lique. On sait que c’est elle qui a pro­duit cette génération
d’an­ti­clé­ri­caux qui a per­mis sinon appe­lé la séparation
de l’Église et de
l’État.

Aus­si le timide essai de
Fer­rer exci­tait-il les plus vives craintes. Et le maître
d’é­cole de Bar­ce­lone appa­rais­sait aux évêques
infi­ni­ment plus dan­ge­reux que le plus auda­cieux lan­ceur de bombes.

Pour le discréditer,
on acco­la son nom à celui de l’a­nar­chiste Mor­ral, qui lança
un engin sur le cor­tège nup­tial d’Al­phonse XIII.

Sans l’in­ter­ven­tion de
l’o­pi­nion euro­péenne, Fer­rer pas­sait au gar­rot avec le
« pro­pa­gan­diste par le fait ». En atten­dant, il
fut dit, répé­té et conve­nu dans toute l’Espagne
que l’« École
moderne » était une pépi­nière de
sacri­lèges et d’assassins.

Et c’est ain­si que
Fer­rer devint — un peu mal­gré lui, sans doute — un « homme
repré­sen­ta­tif », le per­son­nage sym­bo­lique en qui se
confon­daient ces deux choses abhor­rées : l’irréligion
et l’anarchie.

Son nom était
par­tout connu, et par­tout impo­pu­laire. Or, le gou­ver­ne­ment avait
besoin de décon­si­dé­rer l’in­sur­rec­tion bar­ce­lo­naise. Il
vou­lait faire oublier au peuple qu’elle avait été
essen­tiel­le­ment un mou­ve­ment de révolte contre une guerre
absurde ; il s’ef­for­çait, en mon­trant les ruines fumantes
des cou­vents, de faire croire que ç’a­vait été un
sou­lè­ve­ment anti­re­li­gieux. Quel meilleur moyen pour y réussir
que d’at­tri­buer la res­pon­sa­bi­li­té de tant de désastres
à un maître d’é­cole anticlérical ! 

On déci­da donc
d’ar­rê­ter Fer­rer. Aus­si­tôt les évêques
exul­tèrent, les conser­va­teurs se réjouirent, les
libé­raux ne souf­flèrent mot ; les chefs
répu­bli­cains et socia­listes qui avaient eu peur d’être
accu­sés eux-mêmes, s’empressèrent de crier haro !

On per­qui­si­tion­na une
pre­mière fois chez Fer­rer, en sa pré­sence ; on ne
trou­va rien. On per­qui­si­tion­na une seconde fois en son absence :
on trou­va tout ce qu’on vou­lut. Les témoins qui le chargèrent
le plus furent des poli­ti­ciens républicains.

Enfin on le traduisit
devant le conseil de guerre. Et la tra­gi-comé­die judiciaire
commença.

La foule attache en
géné­ral un grand res­pect aux tribunaux :
l’ap­pa­reil com­pli­qué des enquêtes, des interrogatoires,
des témoi­gnages contra­dic­toires et de plai­doi­ries, le mystère
qui entoure les juge­ments et la per­sonne même des juges, lui
donnent l’i­dée d’une jus­tice impar­tiale. Et en fait, cet
appa­reil, si boi­teux qu’il soit en réa­li­té, offre
pour­tant un mini­mum de garan­ties à l’ac­cu­sé. Les
gou­ver­ne­ments le res­pectent donc, quand il s’a­git des affaires
privées.

Mais ils s’en
débar­rassent quand. il faut faire un pro­cès politique.
Car alors, il ne s’a­git plus de décou­vrir un cou­pable, puisque
le minis­tère a choi­si d’a­vance la vic­time. Il s’agit
sim­ple­ment de la pré­sen­ter au peuple sous l’as­pect d’un
cri­mi­nel. Ecce homo !

C’est pour­quoi, en temps
de troubles, les juri­dic­tions ordi­naires sont tou­jours suspendues ;
les pré­ve­nus passent devant des tri­bu­naux d’ex­cep­tion, hautes
cours ou conseils de guerre, plus rapides, plus souples, et où
l’ac­cu­sé est tou­jours condam­né par ordre. 

Fer­rer fut donc traduit
devant un conseil de guerre. Des offi­ciers furent char­gés de
juger un homme pré­ve­nu d’an­ti­mi­li­ta­risme ; on leur lut
tous les témoi­gnages hos­tiles recueillis à
l’ins­truc­tion ; aucun témoin à décharge ne
fut cité. Et, de très bonne foi, sans nul doute, ils
condam­nèrent Ferrer.

Le len­de­main, au petit
jour, sur la haute col­line de Mont­juich, qui a vu tant de mar­tyrs, il
était fusillé.

Comme le nom de Ferrer
était très connu, cette exé­cu­tion fit un bruit
énorme. Toute l’Eu­rope s’in­di­gna ; mais presque toute
l’Es­pagne se réjouit. En tout cas, par­tout on dis­cu­ta sur la
liber­té de la pen­sée, sur les garan­ties judiciaires,
sur les mérites ou les dan­gers de cer­taines doc­trines, sur
l’an­ti­clé­ri­ca­lisme. Mais, dans ce fra­cas, on oublia M. Étienne
et son groupe, la grève mili­taire et la guerre de Melilla. 

Comme les bidons de
ben­zine avaient sau­vé la monar­chie, le sang de Fer­rer sauvait
l’af­faire maro­caine, ses sup­pôts et ses dividendes.

É

pilogue

La Révolution
étant ain­si écra­sée et discréditée,
il n’y avait plus qu’à chan­ger de minis­tère. C’est
l’u­sage. Lors­qu’un par­ti a été contraint à une
répres­sion san­glante, il doit pas­ser la main. Trop de
sou­ve­nirs atroces, en effet, res­tent liés à son nom ;
le régime pour­rait en souf­frir. La Cata­logne était
encore toute fré­mis­sante de ses morts sous la ter­reur et
l’é­tat de siège ; l’Eu­rope entière
mani­fes­tait, ter­nis­sant le renom de l’Es­pagne, ce qui peut nuire aux
emprunts futurs. Il impor­tait de cal­mer les colères
inté­rieures et exté­rieures par un sem­blant de désaveu.

Libéraux,
répu­bli­cains et socia­listes s’en­ten­dirent pour ren­ver­ser le
minis­tère. Les Cor­tés furent réunis et on se
livra au petit jeu des inter­pel­la­tions. Natu­rel­le­ment on ne par­la ni
du mou­ve­ment de Bar­ce­lone, ni du juge­ment de Fer­rer ; on
repro­cha seule­ment à M. Mau­ra d’a­voir sus­pen­du les garanties
consti­tu­tion­nelles : reproche bien injuste, d’ailleurs, puisque
c’est ce qui lui avait per­mis d’en­rayer la révolution.

Mais si l’at­taque fut
molle, les dis­cours furent vio­lents : on tapa sur les pupitres,
on fit de l’obs­truc­tion. Au bout de deux jours, M. Maura
démis­sion­nait. Et M. Moret pre­nait le pou­voir avec des mains
sans tache.

Admi­rable sou­plesse du
sys­tème par­le­men­taire ! Les ministres de l’An­cien Régime,
jus­te­ment parce qu’ils duraient, finis­saient par accu­mu­ler sur leur
nom, d’an­née en année, un tel total de ran­cunes et de
haines, qu’ils dis­cré­di­taient la dynas­tie, même quand
ils l’a­vaient bien ser­vie : ain­si Col­bert. Dans un État
par­le­men­taire, au contraire, chaque minis­tère hérite de
la besogne faite par son pré­dé­ces­seur, mais non des
haines qu’elle a sou­le­vées. Ain­si un chan­ge­ment de
gou­ver­ne­ment équi­vaut à une absolution.

M. Moret trou­vait de
nou­veau l’Es­pagne tran­quille. Il n’en était que plus à
son aise pour conti­nuer la guerre du Maroc. Avec lui, en effet,
c’é­tait toute la « cote­rie marocaine »
qui arri­vait au pou­voir. M. de Roma­nones, n’o­sant deve­nir ministre,
fut fait « grand d’Es­pagne» ; son cousin,
le duc de Tovar, autre gros action­naire des mines du Riff, fut nommé
gou­ver­neur de Madrid. M. Moret lui-même, d’ailleurs, n’était-il
pas avo­cat-conseil de MM. Man­nes­mann, également
conces­sion­naires des mines marocaines.

Quant aux républicains,
qui pro­met­taient leur concours au nou­veau minis­tère, ils
reçurent leur récom­pense. M. Sol y Orte­ga, que les
conser­va­teurs vou­laient pour­suivre, gar­da son siège de
séna­teur, que lui avait accor­dé la muni­fi­cence de M. de
Roma­nones ; M. A. Ler­roux, le grand tri­bun exi­lé, qui
était deve­nu gros action­naire en Argen­tine, reçut
l’au­to­ri­sa­tion de ren­trer au Par­le­ment et dans sa bonne ville de
Bar­ce­lone. Une alliance élec­to­rale fut conclue entre eux et le
pou­voir qui leur fera gagner quelques sièges aux prochaines
élec­tions. En échange, tous s’en­gagent à prêcher
la croi­sade anti­clé­ri­cale et à ne plus par­ler du Maroc,
ni de la grève mili­taire. Enfin, comme il ne serait pas juste
que l’homme qui a été à la peine ne fût
pas aus­si à l’hon­neur, M. Mau­ra va rece­voir aus­si sa
récom­pense. Il a eu la main lourde à Bar­ce­lone, c’est
pour­quoi on lui a, pour un moment, reti­ré le pouvoir ;
mais on ne peut oublier qu’il a sau­vé la dynas­tie. Et puis,
s’il a brû­lé quelques cou­vents, il a ren­du, en ce
fai­sant, un grand ser­vice à l’Église.
Le Vati­can n’est pas ingrat. Le pape, en per­sonne, a demandé
pour lui un titre de noblesse : M. Mau­ra serait fait « Grand
d’Es­pagne » au 1er jan­vier. En attendant,
50.000 sol­dats — dont beau­coup sont pères de famille —
gre­lottent la fièvre à Melil­la, en mau­dis­sant Fer­rer et
criant : Vive le Roi.

Ain­si finit la comédie.

Conclusion

En somme, deux syndicats
de finan­ciers : l’un fran­çais, l’autre espa­gnol, servis
par des poli­ti­ciens à gage, décident des généraux
à enga­ger le dra­peau espa­gnol pour sau­ver leurs mines au
Maroc.

Le peuple ne comprend
pas cette guerre, qui n’a aucun rap­port avec la défense de la
patrie ; comme en ver­tu d’une loi unique, la charge retombe tout
entière sur les classes pauvres, elles se révoltent.
Une émeute locale para­lyse un ins­tant la gendarmerie ;
cela suf­fit pour ame­ner une grève mili­taire générale ;
même des pay­sans catho­liques refusent de répondre à
l’ap­pel. Tout le peuple est contre la guerre : le gouvernement
se trouve d’un côté, la nation de l’autre : état
d’es­prit extrê­me­ment favo­rable à une révolution.

Un petit groupe d’hommes
auda­cieux veut sai­sir l’oc­ca­sion ; mais il leur faut des cadres.
Les orga­ni­sa­tions poli­tiques ne marchent pas : les syndicats
ouvriers sont dans l’en­fance. Les villes de pro­vince demandent huit
jours pour orga­ni­ser la grève géné­rale. Mais
Bar­ce­lone, sans attendre, se met immé­dia­te­ment en
insurrection.

Conséquence :
le gou­ver­ne­ment, mieux outillé, agit aus­si­tôt : 1° il sup­prime les télé­grammes, les lettres, les journaux,
les mee­tings, et rend la mobi­li­sa­tion ouvrière impossible ;
2° il isole Bar­ce­lone pour l’écraser.

Mais pour cela, il lui
faut retour­ner l’o­pi­nion qui est contre lui. L’Es­pagne est
fon­ciè­re­ment catho­lique ; on brûle quelques
cou­vents ; on pille les petites soeurs des pauvres. Aussitôt
le mou­ve­ment, qui était anti­mi­li­taire, prend l’aspect
anti­re­li­gieux. Les petits sol­dats qui refu­saient de par­tir tuer des
Maures consentent à fusiller les anar­chistes. Bar­ce­lone est
écra­sée… Pour jus­ti­fier les repré­sailles, on
tra­duit devant un tri­bu­nal d’ex­cep­tion un maître d’école
anti­clé­ri­cal ; on déclare qu’il est le chef et la
cause de la rébel­lion ; on le fusille.

Enfin, quand la besogne
est ter­mi­née et l’in­sur­rec­tion noyée dans le sang,
comme le régime pour­rait en res­ter impo­pu­laire, on ren­verse le
minis­tère. Des « libéraux »
montent au pou­voir ; moyen­nant quelques sièges de
dépu­tés, ils obtiennent le concours des politiciens
répu­bli­cains et socia­listes. Tous ensemble sont aus­si asservis
que leurs adver­saires aux finan­ciers maro­cains. Leur pre­mier soin est
d’en­voyer des ren­forts à Melilla.

C’est une révolution
pour rien !

― O ―

De cette expérience,
faite au prix de leur sang par les ouvriers espa­gnols, le prolétariat
fran­çais doit tirer quelques enseignements.

Les guerres modernes
sont pro­vo­quées par des syn­di­cats finan­ciers pour la conquête
de débou­chés com­mer­ciaux, de mines, de concessions,
etc. Ces gens se servent des poli­ti­ciens et des généraux
à leurs gages pour « enga­ger le drapeau »
et contraindre le peuple à marcher.

Mais le peuple ne
com­prend pas. Le peuple en géné­ral est patriote ;
il veut bien défendre le « sol sacré »,
les biens et la liber­té des citoyens : il n’en­tend pas
ver­ser son sang pour des divi­dendes que, d’ailleurs, il ne touchera
pas.

Les guerres
d’af­faires
tendent donc à sépa­rer la nation en
deux : le gou­ver­ne­ment d’un côté, le peuple de
l’autre. Elles sont ain­si mer­veilleu­se­ment aptes à déchaîner
un mou­ve­ment révo­lu­tion­naire. C’est pour­quoi la guerre de
Mand­chou­rie pro­vo­qua la révo­lu­tion russe, la guerre de
Melil­la, l’in­sur­rec­tion de Barcelone…;l’avenir fournira
d’autres exemples.

Mais pour que le
mou­ve­ment réus­sisse, il faut aux mécon­tents des cadres.
Les orga­ni­sa­tions poli­tiques ne valent rien : en tous pays,
leurs chefs sont dans la main des financiers.

Les syn­di­cats ouvriers
peuvent ser­vir, mais il faut qu’ils soient nom­breux, actifs,
dis­ci­pli­nés, répan­dus sur tout le pays, et non
concen­trés en quelques foyers puis­sants mais isolés,
comme à Bar­ce­lone. Leur mobi­li­sa­tion doit être rapide
(la vic­toire est à celui qui attaque), sou­daine et générale,
réa­li­sée d’un coup dans tout le pays. Elle doit être
dès l’a­bord maî­tresse des télé­graphes et
des che­mins de fer, sans les­quels aucun mou­ve­ment d’en­semble n’est
possible.

Sur­tout elle doit éviter
toute dévia­tion. Il ne faut pas perdre de vue qu’une
révo­lu­tion est faite par des révo­lu­tion­naires au profit
de gens qui ne le sont pas. Il faut donc que son but soit simple,
com­pris d’emblée par elle et accep­table par la majorité.

Il est évident,
par exemple, que le mou­ve­ment bar­ce­lo­nais n’au­rait pu abou­tir à
l’a­bo­li­tion de la pro­prié­té indi­vi­duelle dans toute
l’Es­pagne et à l’é­ta­blis­se­ment du col­lec­ti­visme, parce
que les esprits n’y sont pas pré­pa­rés. Il aurait pu
seule­ment faire ces­ser la guerre et détrô­ner le groupe
Étienne-Romanones.

Et ç’au­rait déjà
été quelque chose.

Cra­tès

La Presse Anarchiste