On sait comment fut créé le prix Goncourt. Dès la
disparition de son frère puîné, Edmond de
Goncourt avait commis une lourde faute ; celle de s’acharner à
vivre pour démontrer inconsidérément que ce
n’était point lui qui détenait le talent de la firme
littéraire exploitée en commun.
Depuis ce moment, on avait vu le malheureux, désireux de faire figure
malgré tout, s’acharner sous prétexte de Mémoires,
à colliger les notes de son blanchisseur, les ragots de son
perruquier, les cancans de la gent littéraire, les mots de sa
ventouseuse, les puériles anecdotes qui avaient trait à
son existence de vieux garçon solennisant les moindres
événements de son privé, de sa vie de
célibataire égoïste, qui ne peut pas se résigner
à n’être plus une vedette sensationnelle.
Il était ainsi un des plus affligeants échantillons du
gendelettre contemporain retourné à l’enfance. À
l’instar des catins périmées, il ne pouvait consentir à
s’effacer, à disparaître. La figure maquillée et
rechampie, il faisait la fenêtre, aux heures du soir, pour
raccrocher encore le client, c’est-à-dire le lecteur, avec des
grimaces séniles et les minauderies de ses fanons pendants.
Pendant dix années, chaque dimanche, il avait réuni dans son
somptueux « grenier » d’Auteuil, une basse-cour de
littérateurs qui dégustaient. autour de lui, avec des
gloussements d’aise, les rogatons et les détritus d’une
conversation de fossile inane et prétentieux.
Par testament, il décida la création d’une Académie
libre, dite Académie Goncourt, qui devait faire pièce
aux coupolards de l’Institut, et perpétuer à travers
les âges, sa mémoire auguste de fanfaron littéraire,
laquelle sans cette palinodie aurait sombré vertigineusement
dans l’oubli.
Aussitôt, Me Raymond Poincaré, alors jeune avocat voué,
déjà à la défense de tous les puffismes
sociaux, vint soutenir ledit testament devant les tribunaux. Il
débutait brillamment ainsi dans la carrière qui devait
le mener à être plus tard un des fauteurs de la guerre
et le plus grand faux-monnayeur des temps modernes.
Pareil à une vieille fille asthmatique et onaniste qui, en mourant,
laisse tout son bien à ses chats ou à ses serins
favoris, Edmond de Goncourt légua donc toute sa fortune à
ceux qui avaient assisté sa vieillesse d’une oreille longanime
et de caresses intéressées.
Et c’est pourquoi, en ce mois hivernal où la superstition
asiatique, connue sous le nom de Christianisme, pousse ses tenants à
s’empiffrer de charcuterie en l’honneur de la naissance de Jésus
qui émascula l’humanité et la fit choir dans
l’hébétude ; alors que sur les trottoirs de la Ville
coulent en ruisseaux écumeux les vomissures des poivrots du
réveillon ; c’est pourquoi nous assistons, chaque année,
à l’ignominieuse et adéquate mystification du prix
Goncourt.
L’avenir devait faire justice de ce Décemvirat de ratés plus
grotesques encore que les « Quarante ». Au cours de plus
d’un quart de siècle, ils furent incapables, à eux dix,
d’écrire une seule œuvre viable, de produire un seul roman de
valeur. Et ils étaient chargés de décerner le
laurier, de découvrir les jeunes talents ! S’estimaient-ils
qualifiés par leur seul néant ?
Tout d’abord soumise au caporalisme d’un Lucien Descaves, prototype du
médiocre et volatile désailé qui picore sur le
fumier naturaliste les vermisseaux oubliés par autrui, cette
Académie de caboulot tomba bientôt sous la sujétion
d’un Léon Daudet, sycophante du genre persécuté-persécuteur,
dont la rage inutile a pour cause profonde son impuissance à
répercuter le lyrisme poissard, mais si souvent magnifique
d’un Veuillot.
Marchant au doigt et à l’œil, les comparses : les Rosny, qui nous conte
filandreusement des histoires à la Jules Verne ou à la
Zola dans un style de maître d’hôtel ; les Ajalbert,
prébendier officiel et patriotard, dont le talent, hélas !
est en raison inverse du volume de sa graisse ; les Pol Neveux, les
Hennique dont les « œuvres », ainsi qu’ils s’expriment
pompeusement, sont pour faire regretter à Gutenberg d’avoir si
inutilement inventé l’imprimerie ; les Raoul Ponchon qui,
pendant un demi-siècle, chanta la soulographie en remplaçant
la césure de ses alexandrins par des hoquets : ceux-là
et tous les autres déférèrent, tel le gendarme
de Nadaud, à l’injonction du « cerveau-chef » et aux
intérêts des éditeurs malins qui n’ignorent pas
comment on travaille un aéropage.
Comme l’événement l’a prouvé, les Goncourt se sont
toujours montrés attentifs à écarter tout
tempérament réel, tout écrivain né qui
aurait pu leur porter ombrage par la suite.
Les romans couronnés par eux depuis 27 années s’en iront,
au regard des temps futurs, rejoindre les vieilles lunes. Et toute
cette réclame outrancière faite sur eux par la grande
presse, quotidiennement occupée à opérer le
public de son entendement comme d’une faculté honteuse et
anti-sociale, n’aura servi qu’à démontrer la servilité
des littérateurs contemporains qui s’employaient à se
monter sur le ventre, tout en se bousculant par l’escalier de service
du bistrot où siège, chaque frimaire, ce jury bouffon.
Lesdits Goncourt n’ont-ils pas d’ailleurs, contrevenu aux clauses formelles
du testament qui les faisait légataires ? Par cet acte, ils
avaient reçu mission impérative de publier le fameux
Journal : ce qu’ils ont refusé de faire par pleutrerie
intime et crainte des malencontres éventuelles.
Avec beaucoup plus de sagacité, ils se sont contentés de
garder l’argent. On peut donc dire qu’ils n’ont aucune existence
légale, ni morale, ni légitime d’aucune sorte. Le prix
Goncourt, en réalité, n’existe pas. Il n’est qu’une
pure supercherie à laquelle se livrent des héritiers
infidèles et ingrats, lesquels dans leur cénacle ne
cessent de se reprocher réciproquement leurs tares, et
menacent parfois, au cours du fameux déjeuner, de se jeter les
assiettes à la tête, comme le prouve le livre écrit
par l’un d’entre eux, dont la bouffissure du « Moi » égale
celle de son ventre.
Mais objectera-t-on, comment la critique indépendante ne
réagit-elle pas ? La critique indépendante, ne
savez-vous donc point d’où elle sort ?
Il y a une quinzaine d’années, un milliardaire américain,
jaloux d’imiter son compatriote Carnegie dans les fondations dites
« philanthropiques », créa, à Paris, une
institution remarquable. Voulez-vous savoir son nom ? Elle s’intitule :
École de rééducation professionnelle des
ratés littéraires.
De même qu’on rééduque les aveugles et autres
mutilés de guerre, tous les écrivains ratés,
tous ceux qui se sont montrés incapables d’écrire un
roman faisant paraître quelque forme ou idées
personnelles, suivent ces cours doctes et avisés.
Au bout de trente six mois d’études appropriées, grâce
aux leçons des maîtres qui leur enseignent, avec leur
grande expérience, la soumission aux intérêts des
gros éditeurs comme aux vérités premières ;
qui leur apprennent à lécher les hémorroïdes
des augures en même temps qu’à flatter le public dans
ses parties basses, ils en sortent parfaitement adaptés à
leur nouveau métier d’aristarques.
Avons-nous besoin de dire qu’en ces trois derniers lustres, tous ceux qui ont régenté l’opinion dans la gamme des journaux qui va du
Temps au Petit Pharisien, ainsi que dans ces maisons
closes à façade de Revue bien achalandée, sont
sortis de cette École de rééducation des ratés
littéraires ?
Fernand Kolney