La Presse Anarchiste

Correspondance : à propos de Han Ryner

Il me sem­ble qu’il y a lieu de revenir sur la réu­nion du 30 décem­bre dernier. Selon moi, Louis Simon, en entrant dans le vif du sujet, c’est-à-dire en exposant ce qu’il y avait de plus élevé dans la philoso­phie rynéri­enne, dont seuls les fam­i­liers et les fidèles de cette philoso­phie pou­vaient goûter les nuances et les sub­til­ités, Louis Simon, dis-je, a oublié que dans l’as­sis­tance pou­vaient se trou­ver de nou­veaux venus igno­rant tout de l’au­teur des Voy­ages de Psy­chodore, lesquels ont été amenés à l’imag­in­er sous les espèces d’un grand prêtre d’une secte ésotérique, con­finée aux seuls initiés. 

Cela m’a rap­pelé cer­tain après-midi domini­cal à l’É­cole des Hautes Études, présidé par Ros­ny ainé, où un jeune homme, doué d’une élo­quence ver­beuse et obscure, fit un éloge telle­ment déplacé de Han Ryn­er que celui-ci, qui était toute clarté, en le remer­ciant et en s’adres­sant aux audi­teurs, ne put s’empêcher de leur faire remar­quer que cet excel­lent jeune homme lui attribuait des pen­sées nées dans son imag­i­na­tion et aux­quelles, lui, Han Ryn­er, n’avait jamais songé. 

Il me sem­ble qu’il aurait fal­lu procéder méthodique­ment, fournir des détails biographiques, inviter Geor­gette Ryn­er, qui se trou­vait dans la salle, à pren­dre part à la réu­nion. Il m’a paru que Louis Simon s’é­car­tait de la pen­sée rynéri­enne en ne mon­trant pas la tolérance que celui dont il se réclame aurait man­i­festée en présence des con­tra­dic­tions soulevées par son exposé. 

Pen­dant plus de vingt ans j’ai suivi Han Ryn­er, je l’ai enten­du au cours d’in­nom­brables con­tro­ver­s­es. Il n’a jamais inter­rompu l’ex­posé d’un seul des par­tic­i­pants à ces con­tro­ver­s­es, répon­dant tou­jours cour­toise­ment aux objec­tions qui pou­vaient lui être faites et sans qu’on puisse jamais décel­er chez lui le moin­dre signe d’impatience. 

On a pré­ten­du que Han Ryn­er n’avait rien apporté de posi­tif. Sans doute, ceux qui ont besoin de directeur de con­science ne trou­veront pas dans son œuvre une panacée uni­verselle, une réponse à toutes les ques­tions qui les embar­rassent, comme ou trou­ve dans Bril­lat-Savarin une recette culi­naire. Mais à toutes les inter­ro­ga­tions, Han Ryn­er a répon­du par « Vis har­monieuse­ment » et pour vivre har­monieuse­ment, il faut se con­naître et c’est là la règle suprême de la sagesse rynéri­enne, qui n’est pas cod­i­fiée, qui ignore les règle­ments, le con­sacré, les tabous. 

Une vie har­monieuse, c’est une vie mou­vante, dynamique, intense, ardente, tou­jours en per­pétuelle retouche, au dia­pa­son du la du moment. 

La vie har­monieuse d’au­jour­d’hui dif­fére de la vie har­monieuse d’hi­er comme elle ne ressem­ble pas à la vie har­monieuse de demain. Rien n’est absolu, mais tout doit ten­dre vers le relatif absolu. Se con­naître égale vie har­monieuse ; mais on ne pos­sède cette vie har­monieuse qu’au prix de mille efforts qui coû­tent. C’est une rude ascen­sion vers la con­quête de soi-même. 

Han Ryn­er fut un Sage authen­tique. Mais en même temps Sage et Homme. C’est bien à son activ­ité que peut s’ap­pli­quer la maxime célèbre : rien de ce qui est humain ne lui était étranger. Il nous appa­raît comme le type du véri­ta­ble human­iste par sa vaste cul­ture, sa philoso­phie souri­ante, son paci­fisme irré­ductible, sa bon­té. Beau­coup de penseurs l’ont ignoré de son vivant, grâce au silence fait autour de son oeu­vre, il a payé le prix que paient tous ceux qui ne veu­lent pas se prostern­er devant les idol­es du jour. 

Han Ryn­er m’ap­pa­raît comme un maître : net, clair, con­cis. Il me sem­ble attein­dre son apogée dans le dia­logue philosophique. Je cit­erai Les Véri­ta­bles Entre­tiens de Socrate, le Cinquième Évangile, les Paraboles Cyniques, les Dia­logues du Mariage philosophique.

Il est évi­dent que tout n’est pas de la même veine dans l’oeu­vre de Han Ryn­er. Cer­taines par­ties de cette œuvre sont plus acces­si­bles au grand nom­bre et présen­tent un intérêt moin­dre. On peut même dis­tinguer plusieurs stades dans l’œu­vre han rynéri­enne : stade cynique avec Le Père Dio­gène, stade stoï­cien avec Le Sph­ynx Rouge etc., etc. 

En résumé, selon moi, Han Ryn­er a accom­pli la pen­sée socra­tique, non en retran­chant, mais en y ajoutant, en la com­plé­tant par le « Vis har­monieuse­ment ». Vis har­monieuse­ment à ta nature, aux lois naturelles, c’est-à-dire aux lois écrites, partout où tu te trou­ves, en n’é­coutant que ta con­science, qu’elle soit d’ac­cord ou non avec la loi écrite, dans la cité ou hors de la cité. La vie har­monieuse n’ac­cepte pas l’at­ten­tat à la vie du prochain. Plutôt que de renon­cer à vivre har­monieuse­ment, plutôt que de se soumet­tre à une exis­tence de servi­tude, de bassesse, à une exis­tence infâme, le sage préfér­era libre­ment, et joyeuse­ment, se libér­er par une fin anticipée. À la volon­té de puis­sance niet­zschéenne, Han Ryn­er oppose la volon­té d’harmonie. 

Voila « l’en­seigne­ment » de Han Ryn­er. Être fort, sans être har­monieux, c’est être maître ou esclave, selon les cir­con­stances. Être har­monieux, c’est n’être ni maître ni esclave, mais un homme, selon la pleine mesure, comme dirait Montaigne. 

Et de tout cela, j’au­rais souhaité qu’il fût davan­tage ques­tion au cours de cette après-midi du 30 décembre. 

Albert Arjan


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