[(
Le
Congrès, qui avait lieu les 18 et 19 février 1961, a
suscité, en divers milieux, des débats théoriques
intéressants.
Certains
se sont demandés si nous, pacifistes intégraux, avions
quelque raison de nous différencier des non-violents ; s’il
n’y aurait pas avantage à nous réunir en une même
association.
Reconnaissons
immédiatement l’étroit rapport de nos points de vue,
et leur origine analogue. L’amour des autres hommes est la tendance
profonde des non-violents, et elle est la nôtre aussi.
Cependant
de cette même source pourraient découler des conceptions
un peu différentes.
Que
faut-il entendre par non-violence ? Demandons-le au maître qui
en a fait l’un des points capitaux de sa doctrine, notre cher
Mahatma Gandhi.
Il
avait vécu, en son enfance, dans un milieu influencé
par une hérésie du brahmanisme, le djaïnisme, pour
qui l’idée morale était celle de l’ahimsâ,
non-violence ou plus exactement non-nuisance. II retrouva ensuite
l’idée dans les Ecritures saintes de l’hindouisme, dans la
Bible, dans le Koran. Il en fit alors une de ses thèses
fondamentales.
L’idée
a une portée négative : ne causer de mal à aucun
être vivant ; s’interdire toute pensée mauvaise et tout
mensonge. Mais elle a aussi un contenu positif : bienveillance,
bienfaisance envers tous.
Gandhi,
cependant, n’en fait pas un absolu, il la limite par d’autres
obligations morales. Nous ne pouvons entretenir notre corps sans
détruire d’autres existences. Nous pouvons être
contraints de tuer pour protéger ceux dont nous avons à
prendre soin. Il ne faut pas que la non-violence serve de
justification à la lâcheté. S’il fallait – ce
qui ne peut arriver qu’exceptionnellement – choisir entre violence
et lâcheté, il faudrait préférer la
violence. Gandhi n’aurait pas toléré qu’au moment
d’un attentat contre lui, son fils, sous prétexte de
non-violence, se sauve ou reste inactif. Il admet aussi l’euthanasie,
la destruction d’êtres subissant d’atroces souffrances, si
celles-ci sont impossibles à guérir.
Bien
entendu, la non-violence doit entraîner une politique de paix.
Mais Gandhi, tout occupé à sauvegarder d’excellents
rapports entre les individus, ne nous paraît pas avoir été
assez antimilitariste. II n’a pas été assez
scrupuleux à l’égard de certaines institutions
diminuant les souffrances, mais pouvant aider indirectement à
la guerre.
Nous
le voyons, en 1899, pendant la guerre contre les Boers, organiser une
Croix-Rouge indienne ; en 1906, pendant la révolte des Zoulous,
un groupe de brancardiers ; même, pendant la guerre mondiale, un
corps d’ambulanciers indiens.
Sans
renoncer aux délicats devoirs qu’impose la non-violence
gandhienne, nous considérons que nous devons, avant tout,
lutter contre la pire violence, qui est celle de la guerre, et contre
son indispensable instrument qu’est l’armée.
Nous
nous refusons à placer la guerre sur le même plan que
les autres maux dont nous devrions délivrer l’humanité.
Nous proclamons que la guerre est le mal essentiel. Une non-violence
générale et vague ne nous suffit pas. Nous sommes
d’accord pour lutter, avant tout, contre la guerre ; pour condamner
toute guerre, quel que soit son prétexte, quelle que soit sa
cause ; d’accord pour repousser tout préparatif de guerre,
tout armement collectif, toute organisation militaire, tout traité,
tout pacte visant à grouper certains pays en vue d’une
guerre possible.
La
guerre a toujours été l’assassinat et le vol
généralisés. Elle a toujours abouti à la
destruction de trop nombreuses existences, à des ruines
matérielles innombrables, à d’immenses souffrances.
Elle anéantit tout ce qu’elle prétend sauver.
La
guerre a toujours été le crime des crimes et la folie
des folies. Si tel a été le caractère de toutes
les guerres du passé, le progrès de la science et de la
technique destructive qu’elle rend possible aggrave à
l’infini le mal pour l’avenir. Indépendamment des autres
procédés physiques, chimiques et biologiques, il suffit
de rappeler l’immensité des destructions que peuvent causer
les armes atomiques. Elles détruiraient, sinon l’humanité
tout entière, du moins ses groupes les plus évolués.
Opposés
à toute guerre, nous sommes, cependant, opposés à
subir l’oppression ; nous sommes résolus à y résister
par tout procédé violent ou non violent, autre que la
guerre entre peuples.
En
1939, au moment où la France déclara la guerre à
l’Allemagne, un de nos camarades, pacifiste intègre, dont le
fils venait de partir, se promit à lui-même, si ce fils
était tué, d’abattre l’un des responsables du grand
crime. Il n’eut pas l’occasion d’accomplir cet acte de courage.
Il avait, jusqu’alors, mené la douce existence d’un
non-violent. S’il avait eu à réaliser sa décision,
il eût pu encore être considéré comme un
non-violent, mais excepté contre la guerre. […]
Félicien
Challaye
La
Voie de la Paix, n° 105, 1961
)]
* *
* *
Thèmes
principaux
1)
La guerre est le mal essentiel : « C’est le crime des
crimes et la folie des folies. »
2)
Résistance à la guerre : « par tout
procédé violent ou non violent autre que la guerre
entre les peuples ».
3)
Méthode de travail : ce texte ne nous permet pas d’en
dégager, mais nous verrons plus loin ce que proposent les
autres pacifistes.
4)
Compréhension de la non-violence uniquement en fonction
de la personnalité religieuse de Gandhi. En insistant sur
l’aspect collaborationniste de Gandhi, qui lui est bien
particulier, Félicien Challaye provoque une sorte de blocage
dans la compréhension réelle de l’action non
violente. Ainsi certains aspects religieux du vocabulaire non violent
servent de prétexte à un rejet total de l’idée
alors qu’il conviendrait de l’adapter, de le refondre. De même,
extrapolation trop rapide de l’expression de Gandhi : « Plutôt violent que lâche » pour justifier la
violence individuelle. Une phrase curieuse, justement, quant à
la compréhension de la non-violence, « il avait
jusqu’alors mené la douce existence du non-violent »,
qui tend à suggérer que la non-violence se situe dans
une calme inaction. On note un sentimentalisme excessif.
5)
Rapports avec les non-violents : puisque « l’amour des
autres hommes est la tendance profonde des non-violents et des
pacifistes », cette origine commune devrait faciliter le
dialogue. « ous devons unir notre action à celle de
tous les non-violents sincères. » C’est nous qui
soulignons.
* *
* *
[(
(Extrait
de « Liberté », n° 109 du 1er novembre 1964)
La
vie dans toute son âpreté n’a pas un témoin
plus vigilant que moi. Et elle est bien trop laide, à l’égard
du plus grand nombre, cette existence, pour que je m’assagisse et
me mue en mouton bêlant.
Au
contraire, dans certains cas, si cela était en mon pouvoir, je
décimerais volontiers tous les généraux en vue
d’épargner tous les soldats ; je n’hésiterais pas à
faire perdre le goût de vivre à tous les fauteurs de
guerre pour que des centaines de millions d’êtres humains ne
disparaissent point brutalement, ignominieusement.
Car
ma non-violence, dans la société de fauves que nous
subissons, n’est que théorique ; elle me conduit à
souhaiter une harmonieuse cité toujours en évolution
heureuse dans la douceur des rapports entre ses habitants, mais elle
ne peut m’empêcher d’employer un peu de violence au besoin
pour en détruire beaucoup.
Louis
Lecoin
)]
* *
* *
Il
n’est pas possible de comprendre Lecoin à partir de ces
quelques lignes qui ne sont là que comme rappel ; nous
renvoyons nos lecteurs à son autobiographie « le Cours
d’une vie » et à « Liberté ».
Cependant nous dégageons :
1)
La guerre est le mal essentiel.
2)
Résistance à la guerre par tous les moyens (en
accord avec l’anarchisme de Lecoin).
3)
Méthode de travail : Lecoin est à la source de
toute l’activité qui se fait autour de lui. Lecoin est
d’abord un homme qui a payé de sa personne, c’est ce qui
le différencie du verbalisme pacifiste général.
Sa lutte antimilitariste se solde pour lui par une douzaine d’années
en prison et une grève de la faim périlleuse de 22
jours pour obtenir le statut des objecteurs de conscience,
engagements qui le font écouter à l’égal d’un
leader et lui donnent une audience importante. Sa persévérance
personnelle à réaliser son idéal opposée
à la relative non-action de ses proches a abouti à la
constitution du « mythe Lecoin ». Un fossé se
creuse ainsi entre « l’animateur » et ceux qui
l’entourent. Chaque partie se complaît dans son rôle.
Nous craignons que, par « son isolement de chef », lui
disparu, son œuvre ne soit pas maintenue.
Action
actuelle : campagne pour le désarmement unilatéral de
la France. II s’agit de convaincre le plus possible de Français
par une propagande massive (une brochure à grand tirage); la
notoriété de Lecoin doit permettre d’organiser des
meetings consacrés à cette cause précise
patronnée par un comité de personnalités. But :
amener le plus grand nombre d’adhésions possible afin
d’exercer une pression sur le gouvernement.
4)
Compréhension de la non-violence : se déclare
pour une non-violence théorique mais dit être prêt
à employer la violence sous certaines conditions. Nous lui
opposons ses actes de non-violence pratique. Ainsi il ne tombe pas
dans le piège dualiste des deux absolus : « violence »
contraire de « non-violence ». Nous reviendrons dans un
prochain numéro sur cet aspect qui contribue à figer
les éléments du dialogue général et en
particulier de la non-violence face au pacifisme.
5)
Rapports avec les non-violents : dans ce cas, le dialogue
pacifisme-non-violence se complique de par la personnalité de
Lecoin et sa manière de travailler.
* *
* *
Pacifistes
intégraux et non-violents doivent-ils se différencier ?
Disons que la ligne de démarcation n’est pas toujours très
nette : il y a chevauchement de deux traditions culturelles
différentes :
•
Le
pacifisme occidental marqué par l’antimilitarisme
anarcho-syndicaliste,
•
La
non-violence « orientale » imprégnée de
diverses religions et cristallisée par l’action de Gandhi.
Ne
sommes-nous pas à la veille d’une synthèse ? En
France, c’est pendant la guerre d’Algérie que la
non-violence a acquis sa notoriété par le canal de
l’Action civique non violente ; son dynamisme a eu pour effet de
mettre en évidence et de dévaloriser le verbalisme et
le sentimentalisme pacifistes.
Rares
furent les pacifistes qui s’engagèrent. Il eût fallu
mettre en cause une immobilité qui a sa source dans l’absence
de choix entre la violence et la non-violence, il eût fallu
dépasser une fidélité sans doute trop rigide aux
« principes ». Cependant, des efforts furent tentés.
Témoin le texte suivant.
* *
* *
[(
L’une
des questions les plus controversées au congrès de
février (1961) fut celle de la non-violence. Pour notre part,
il est clair que la résistance violente donne toujours bonne
conscience à l’agresseur et lui offre l’occasion de
justifier sa propre violence ; il est également clair que la
paix ne peut devenir réalité que dans la mesure où
des femmes et des hommes auront renoncé totalement à la
force brutale et à la haine comme moyens de protection ou
d’évolution sociale.
Cependant,
nous nous efforçons de comprendre certains camarades qui,
ayant une conception de l’homme différente, peuvent mettre
leur confiance dans les moyens violents individuels tout en étant
opposés à toutes les guerres. On pourrait, certes,
discuter à perte de vue sur ce problème… mais une
question concrète et immédiate se pose à nous :
celle de nos relations avec l’Action civique non violente qui a
entrepris depuis deux ans, avec un courage que nul ne songe à
contester, de secouer la conscience des Français aux prises
avec cette guerre d’Algérie qui n’est pas une abstraction
mais l’atroce réalité quotidienne.
Les
non-violents savent bien que la grande masse de nos concitoyens ne
peut pas se convertir au pacifisme intégral du jour au
lendemain, par miracle, et comme ils ne prennent pas leurs espoirs
pour la réalité, ils se contentent d’ouvrir un chemin
vers le pacifisme en proposant une action limitée à la
seule guerre d’Algérie et qui soit à la portée
de la conscience du plus grand nombre. Certains camarades pacifistes
intégraux estiment cette position excessivement dangereuse et
reprochent aux non-violents de n’avoir pas de principes bien
définis. De leur côté les responsables de
l’Action civique non violente prennent les pacifistes intégraux
que nous sommes pour des gens tout juste capables de noircir du
papier ou de faire des discours sans efficacité réelle.
Nous
trouvons cela fâcheux… L’Union pacifiste d’Eure-et-Loir,
sans aucune prétention et parfaitement consciente de sa
médiocrité, voudrait montrer qu’il est possible de
collaborer avec les non-violents.
Dès
sa création, elle admit dans son sein des non-violents comme
d’authentiques pacifistes (ô funeste hérésie!)
pensant qu’il y a incompatibilité absolue entre la
non-violence et la guerre ; depuis elle diffuse toutes les
publications de l’ACNV à tous ses membres qui sont ainsi en
mesure de suivre l’action, d’apprécier l’esprit et les
méthodes ; lorsque de nouveaux non-violents apparaissent en
Eure-et-Loir, ils sont immédiatement signalés par Marie
Faugeron. Nous leur proposons d’adhérer à l’Union
pacifiste mais, adhérents ou non, ils sont fraternellement
invités à nos réunions et y participent à
la satisfaction de tous.
Jusqu’à
présent, personne à l’Union pacifiste n’aurait
l’idée de cataloguer le voisin de « pacifiste intégral
» ou de « non-violent » avec une pointe de méfiance.
Au lieu de perdre du temps dans des discussions qui n’apporteraient
rien de positif, nous nous mettons d’accord sur de petites actions
à la mesure de nos forces. Nous savons que pour coller des
affiches il vaut mieux être six que trois, même si le
pinceau est tenu par un intégral et le pot de colle par un
non-violent ; et lorsque fin décembre nous répartissons
entre nous les adresses des objecteurs de conscience en prison pour
envoyer messages ou mandats, personne ne demande à trier ses
objecteurs !
Aussi
nous nous permettons de lancer à nouveau un appel à
toutes les Unions pacifistes pour que se réalise un
rapprochement et une collaboration avec l’ACNV qui ne peut qu’être
bénéfique pour les uns et pour les autres. Cela ne doit
pas se faire en étouffant péniblement nos suspicions,
mais dans l’enthousiasme de notre idéal commun.
A.
Baudet, Y. Chataigné, J. Delisle, R. Pantéra, A. Ratz,
R. Soulard,de
l’Union pacifiste d’Eure-et-Loir.
_______________________________________
Réponse
de Jean Gauchon
L’Union
pacifiste d’Eure-et-Loir, dont fait partie notre ami Ratz, membre
du Conseil d’administration de l’Union pacifiste de France,
publie dans ce journal une déclaration ayant trait aux
rapports souhaitables entre notre organisation et l’Action civique
non violente. Ce texte appelle quelques commentaires.
Ce
qui doit être affirmé en premier lieu (et nous sommes
tous, en définitive, tombés d’accord sur ce point
lors de notre dernier congrès national, c’est qu’il y a
place, dans notre mouvement, à la fois pour les non-violents
absolus et pour ceux qui, en dehors de tout conflit entre peuples,
admettent une résistance individuelle violente.
C’est
ce qui résulte de notre Charte dont je détache le
passage suivant : « Chacun pourra lutter efficacement contre
l’oppression, étant entendu que la non-violence constitue
aux termes de cette Charte un des meilleurs moyens pour résister
à la guerre, mais qu’elle ne peut être imposée
à tous les adhérents. »
Insistons
particulièrement sur ce fait que nous sommes tous, sans
exception, des non-violents en ce qui concerne la guerre elle-même.
Ou, plus précisément, que nous n’acceptons en aucun
cas la violence collective. Mais, par contre, beaucoup d’entre nous
pensent (et je suis de ceux-là) que, sur le plan
strictement individuel, la défense par la force physique peut
être parfois admissible.
Non
que nous réprouvions ceux qui refusent systématiquement
la riposte autre que spirituelle. Bien au contraire, nous les
admirons et nous saluons leur courage héroïque. Pour ma
part, je vais plus loin : je crois que la non-violence, même
individuelle, est la forme supérieure de la morale, la règle
de vie la plus noble et la plus valable, celle qui exige les plus
hautes qualités et la plus intense maîtrise de soi-même,
celle qui mène au triomphe absolu de la pureté sur la
bestialité. En bref, elle touche à la perfection. Et je
respecte ceux qui sont capables d’un tel comportement.
J’ai
toujours été ému, d’ailleurs, par la lecture
de certains admirables passages des livres sacrés. « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent,
bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous
maltraitent. Si quelqu’un te frappe sur une joue, présente-lui
aussi l’autre » — « Je vous dis de ne pas résister
aux méchants. »
Gandhi
retrouvait les mêmes accents sublimes, lorsqu’il disait : « Je ne lèverais pas la main sur vous, même si j’en
avais la puissance. Je veux vous vaincre uniquement par ma souffrance
— Nul être humain n’est assez parfait pour avoir le droit
de tuer celui qu’il considère à tort comme
entièrement mauvais. »
Par
tempérament et par raison, j’ai toujours été
porté vers la non-violence. J’ai la satisfaction de n’avoir
aucune goutte du sang d’autrui sur les mains. Mais enfin, je ne
suis ni Jésus ni Gandhi, et n’ai pas la prétention
d’égaler d’inégalables êtres.
[…]
Ami et admirateur des non-violents, certes. Toutefois, si j’étais
injustement attaqué par un malfaiteur, si un être cher
était en péril du fait d’une brute, galonnée
ou non, je ne puis admettre que je laisserais faire sans tenter une
réaction, même violente.
Et
j’approuve sans restriction la distinction établie par notre
ami Félicien Challaye : « La légitime défense
individuelle ou familiale a pour but, et souvent pour résultat,
le salut de quelques existences précieuses ; la soi-disant
défense nationale a toujours pour conséquence la
destruction d’innombrables existences précieuses. Différence
radicale, essentielle, entre ces deux faits désignés, à
tort, par le même terme.
En
résumé, l’Union pacifiste d’Eure-et-Loir doit être
sans crainte. Pacifisme intégral et non-violence peuvent
parfaitement coexister, sans la moindre gêne, tant ces deux
notions sont complémentaires l’une de l’autre. On a pu
constamment observer cette harmonieuse cohabitation dans les
groupements de pacifistes intégraux, qu’il s’agisse des
Amis de la Patrie humaine, avant 1939, de notre CNRGO, qui vient de
faire place à l’UPF, ou des Forces libres de la paix.
Ce
premier point, d’ordre général, étant acquis,
venons-en au problème particulier soulevé par nos
camarades d’Eure-et-Loir. L’Action civique non violente peut-elle
être admise parmi nous ? En l’état actuel des choses,
certainement pas, car ces non-violents sont en réalité
des violents. Et il est assez curieux de constater que ce sont les
pacifistes intégraux « violents » qui sont obligés
de faire des réserves sur cette organisation, non parce
qu’elle est non violente, mais parce que, bien au contraire, elle
ne l’est pas assez. Cette tâche devrait incomber cependant,
au premier chef, aux non-violents absolus, dont on dénature la
doctrine.
Je
m’explique : l’un des animateurs de l’ACNV, Jo Pyronnet, dans
son journal de novembre 1960 (n° 8), écrit textuellement
ceci : « L’action présente, comme la précédente,
s’appuie sur des motifs de conscience, mais elle ne comporte pas
nécessairement pour tous les participants le refus de
toute guerre. Des jeunes, qui demandent maintenant à faire un
service civil en Algérie et préfèrent la prison
au service militaire, pourront peut-être, la guerre d’Algérie
terminée, accepter le service militaire et même une
guerre défensive menée dans des conditions différentes.
L’action consiste, non à refuser l’armée, mais à
refuser l’usage qui en est fait actuellement en Algérie. »
Et
voilà l’énormité prononcée : les
non-violents pourront admettre, justifier même, une « guerre
de légitime défense ! »
Cette
affirmation, officialisant au sein de cette association la juste
cause d’une telle guerre et préconisant implicitement
l’union sacrée devant l’agresseur, est la négation
même de l’esprit de notre mouvement. Elle ne fait d’ailleurs
que reprendre les propos de plusieurs membres de l’ACNV, publiés
dans certains journaux (« l’Express », notamment).
Je
demande à nos amis d’Eure-et-Loir si, honnêtement,
nous pouvons accepter à nos côtés, au titre de
pacifistes intégraux, des personnes étalant de tels
principes. Et si ces derniers sont compatibles avec les termes de
notre charte : « Le pacifiste authentique, intégral,
condamne toute guerre, quel qu’en soit le prétexte… il
n’admet aucune exception à cette règle. » Et
encore : « Si les causes de la guerre sont multiples, celle-ci,
dans tous les cas, ne peut éclater sans une préparation
psychologique poussée tendant à faire admettre aux
peuples un principe reposant sur une monstrueuse imposture : celui de
la légitime défense. »
Ou
alors, en toute logique, si certains admettent que les membres de
l’ACNV souscrivant aux paroles de Pyronnet peuvent s’inscrire à
l’UPF, ils doivent demander à notre prochain congrès
national la modification de notre charte et la suppression des
passages que je viens de citer (ainsi que ceux condamnant les armes
et les armements, indispensables pour mener à bien une guerre
de légitime défense!). Dès lors, notre
mouvement, décapité, désarticulé, n’ayant
plus aucune idée directrice valable et originale, deviendrait
une quelconque association d’anciens combattants. C’est
proprement inconcevable.
Mais,
si je suis absolu sur les principes (et que l’on me traite de
sectaire si l’on veut, mais je ne démordrai pas de cette
idée toute simple que ceux qui admettent certaines guerres
n’ont pas leur place parmi nous), j’apporte immédiatement
les correctifs que l’on trouve tout naturellement dans nos statuts.
Car, pour concis qu’ils soient, ils n’en sont pas moins fort bien
pensés et prévoient à peu près toutes les
solutions à apporter aux différentes situations.
A
– Sur le plan individuel.
1)
Si, parmi les membres de l’ACNV, certains réprouvent toute
guerre (et pas seulement celle d’Algérie), nous serons
heureux de les accueillir au nombre de nos adhérents.
2)
Si d’autres, n’en étant pas arrivés à ce
stade, s’alignent sur la position définie par Pyronnet,
pourquoi ne viendraient-ils pas à nous en qualité de
sympathisants (article 2 des statuts) ?
B
– Sur le plan collectif.
L’ACNV
étant marquée, dans son ensemble, par la profession de
foi de Pyronnet, ne saurait, en l’état actuel, adhérer
au Cartel des Forces libres de la paix, où l’UPF a sa place.
Mais notre organisation peut fort bien – et profitablement –
travailler en collaboration étroite avec elle en vertu de
l’article 4 de nos statuts : « Dans certaines circonstances,
et en gardant son autonomie, l’Union pacifiste de France peut
s’unir à d’autres associations en vue d’une action
pacifiste d’ensemble, sur un point précis, nationalement et
internationalement. »
Et
grâce à nos textes, voilà de quoi mettre tout le
monde d’accord tout en sauvegardant nos principes fondamentaux,
nous marchons, la main dans la main, avec ceux qui, sur un problème
particulier (la guerre d’Algérie), sont d’accord avec
nous.
Cette
solution me paraît être celle de la sagesse et de
l’honnêteté. Toute équivoque étant ainsi
écartée, c’est avec le maximum d’efficacité
que pourront œuvrer pour la paix les membres associés de
l’UPF et de l’ACNV.
Jean
Gauchon
(« La Voie de la paix », n° 107, 1961).
)]
*
* * *
D’abord
essayons d’éclaircir ce qui nous paraît être une
polémique stérile et de mettre en évidence une
question inutile : les non-violents peuvent-ils être admis
parmi les pacifistes ? Deux conceptions quant à la manière
de lutter se dessinent :
1.
La manière pacifiste, très caractéristique
chez Lecoin, qui consiste à rassembler le plus grand nombre
possible de noms, d’adhésions, de façon à
créer un groupe de pression morale capable d’influencer le
gouvernement et, en cas de besoin, à un certain moment, tenter
de faire pencher la balance par une action directe violente
(manifestations, etc.) ou non violente (jeûne, etc.).
2.
La manière non violente consiste avant tout en un
engagement physique personnel, individuel ou collectif, et doit
comporter des risques. II ne s’agit donc pas d’adhésion à
une organisation, mais d’actes concrets, avec un degré plus
ou moins fort de non-violence, dans une réalité
quotidienne précise. Il faut reconnaître que ceux qui
posent un acte non violent ne s’inscrivent pas obligatoirement dans
une conception globale de la non-violence, qu’ils ne déterminent
pas toujours, a priori, un absolu auquel ils se conforment comme
peuvent le faire les pacifistes intégraux, mais ce n’est pas
vrai pour tous les « non-violents ». Effectivement, pour
la plupart, la non-violence est un mode de vie et s’ils n’ont pas
continuellement à la bouche des paroles antiguerrières,
c’est que cela est évident. Que pendant la guerre d’Algérie
des jeunes réfractaires opposés à cette
entreprise coloniale aient agi étroitement avec les
non-violents acceptant leurs règles d’action et se soient
réservés, l’action finie, de se comporter violemment
en d’autres circonstances n’implique pas que les non-violents « justifient une guerre de légitime défense ». Cela
illustre simplement une possibilité d’action commune sans
que chacun renie sa propre conception : il faut craindre de se
laisser enfermer dans les limitations du langage, du verbe ; l’action
a sa richesse propre, ses dangers aussi. Nous avons déjà
affirmé qu’il n’était pas possible « d’être
non violent » (est-on pacifiste en payant sa part d’impôt
militaire?), la violence est trop intimement mêlée à
l’humain ; il s’agit de connaître tous les mécanismes
de la violence et de les canaliser sinon de les supprimer,
d’apprendre d’autres comportements individuels (par une mentalité
nouvelle, par des actes concrets) et sociaux (par l’établissement
de structures et l’exercice de rapports humains non violents). D’où
une perpétuelle insatisfaction, un effort d’imagination
quotidien.
Pouvons-nous
résumer en suivant les schémas précédents
la position de l’Union pacifiste de France ?
1.
La guerre est le mal essentiel.
2.
Résistance à la guerre : par la violence (ou la
non-violence) individuelle (cf. légitime défense et
assassinat d’un tyran); par la non-violence collective.
3.
Méthode de travail (d’après une lettre
personnelle de Jean Gauchon du 19 juin 1967):
Propagande : édition d’un bulletin, de tracts, de cartes postales
antimilitaristes, conférences, séances de cinéma
avec des films pacifistes, sorties-promenades.
Action : participation aux marches et autres protestations publiques
organisées par d’autres mouvements.
Et,
dernièrement, soutien total à la campagne de
désarmement de Lecoin.
4.
Compréhension de la non-violence. Comme chez Challaye,
on constate une attitude empreinte de sentimentalisme qui se traduit
par l’admiration, l’émotion, le respect. La non-violence
est incarnée par deux hommes : Jésus et Gandhi, alors
qu’il conviendrait de connaître des non-violents plus
communs, contemporains, qui ne sont pas « d’inégalables
êtres » et surtout de ne pas ignorer toutes les techniques
actuelles de la non-violence.
(En
passant, disons que la violence aussi a ses héros, ses êtres
exceptionnels). Nous notons un blocage : la légitime défense
individuelle et familiale.
5.
Rapports avec les non-violents : favorables à un
rapprochement, à une collaboration, à des relations.
Lesquelles ? Sous forme d’adhésion ou dans l’action ?
« Pacifisme et non-violence peuvent parfaitement coexister. »
*
* * *
Mais
qu’est-ce que le pacifisme intégral ?
Le
pacifisme intégral n’admet « jamais la légitimité
de la guerre, quelle qu’elle soit. Car dès qu’on met une
condition à la paix, on apporte de l’eau au moulin de la
guerre ».
Le
pacifiste intégral trouve ses motivations au niveau moral,
humanitaire et social : toutes les traditions laïques ou
religieuses mettent en avant le caractère inaliénable
de la vie humaine : « Tu ne tueras point. » La guerre
dégrade l’homme ; elle est contraire à la dignité
humaine. La guerre est de plus en plus meurtrière. « La
guerre moderne tue avant d’éclater. En temps de paix, les
multiples essais nucléaires se traduisent en retombées
radio-actives, mortelles à plus ou moins longue échéance. » « En réalité, il faut convenir que la
guerre n’est plus « payante ». Elle ne se contente plus
d’être immorale et inhumaine : « elle est en outre
absurde ». « La notion de vainqueurs et de vaincus est
dépassée : en cas de nouvelle guerre mondiale, il n’y
aurait plus que des vaincus ». La guerre augmente la misère
et l’injustice sociale. La guerre tue la liberté. « L’état de guerre, c’est l’état de dictature ».
« La guerre n’est jamais fatale ». Le pacifiste intégral
pense qu’il y a évolution positive de l’histoire…
Comment
lutte le pacifiste intégral ?
Le
combat se situe sur deux plans.
a)
contre toute guerre quel qu’en soit le motif y compris « la
guerre de défense du prolétariat contre l’impérialisme
qui est la réplique à la guerre de défense de la
liberté contre le marxisme» ;
b)
contre toute préparation à la guerre, c’est-à-dire
contre l’existence de toute armée et de tout armement
(atomique ou non) et aussi contre toute loi obligeant un individu à
faire la guerre ou à la préparer. (Les pacifistes
ne croient pas à la formule du désarmement général,
simultané et contrôlé.)
Toute
la propagande du pacifiste intégral doit être axée
sur le désarmement unilatéral. « Le salut d’un
peuple ne peut résider désormais que dans le
désarmement absolu de son pays. Il ne pourra ainsi susciter
aucune crainte chez les autres pays. Ceux-ci n’auront plus le
moindre prétexte de lui faire la guerre. Ils ne pourront plus
notamment invoquer le suprême argument employé pour
mobiliser les masses trop crédules : la légitime
défense.
Les
avantages du désarmement.
C’est
par souci de sécurité que l’on se veut armé :
par crainte de son voisin qu’il soit un individu ou un État. Et
chacun se veut mieux armé que l’autre, d’où
surenchère d’armements, d’où risque, et risque
d’autant plus important que l’armement sera meilleur. « Préparer
la guerre, c’est aboutir à la guerre ». Il s’agit de
renverser complètement la vapeur, et de désarmer
complètement :
— pour
créer chez le voisin un sentiment de sécurité et
un état de non-agressivité,
— pour
reconvertir les dépenses militaires en dépenses
sociales,
—
pour,
avec l’argent économisé, faire une énorme
information internationale sur l’état de non-belligérance
du pays désarmé.
Nous
avons vu plus haut que seule une pression de l’opinion publique
sera efficace pour obtenir le désarmement unilatéral,
que les projets gouvernementaux dans ce sens échouent
régulièrement. Nous en convenons, mais souhaiterions
que les pacifistes fassent peut-être un peu moins jouer la
corde lyrique, quoique nécessaire, et s’inspirent mieux
des expériences étrangères ; car nous estimons
que diverses leçons peuvent nous être données
et seule l’ignorance des faits nous limite. (Expériences
anglaises de ces dernières années, organisation
des non-violents indiens devant l’invasion chinoise, résistance
des Danois et des Norvégiens pendant la Seconde Guerre
mondiale, etc.) On peut en effet être convaincu des avantages
multiples du désarmement, mais le souci de sa sécurité,
le simple réflexe de conservation sont des réactions
normales du corps et du cerveau.
Que
se passera-t-il en cas d’invasion ?
« Les envahisseurs pénètrent dans ce pays non violent.
Ils constatent avec stupéfaction qu’ils ne se heurtent à
aucune opposition. Tous les gens sont civils. Pas un militaire, pas
une arme ! » « Toutes les conditions sont alors réunies
pour une fraternisation…» Il n’est pas vrai que le pays
sera non violent, et les pacifistes actuellement ne font rien pour
l’y préparer, car les pacifistes n’ont pas opté
clairement pour les méthodes non violentes ; ils ne les ont ni
suffisamment étudiées, encore moins pratiquées.
Leur vision de la non-violence a été déformée
par toute une série de blocages ; la majorité des
pacifistes a perdu le goût du risque, de l’engagement
physique, du combat non violent.
En
condamnant la guerre, ils rejettent d’un même mouvement
l’esprit révolutionnaire : « La révolution n’est
plus payante ». Le problème de la lutte des classes est
escamoté. Les pacifistes semblent s’être privés
de tous les moyens de combat violents ou non violents et ils stagnent
dans un réformisme semi-légaliste. Est-ce caricaturer
que de dire cela ?
Nous
estimons que la nécessité d’une étude et d’une
pratique de la lutte non violente s’impose avec les pacifistes dans
le cadre d’une défense collective et avec tous les hommes
soucieux d’apporter une révolution à notre société.
Si
nous en sommes à souligner à l’envi ce que nous
considérons comme les « nsuffisances du pacifisme »,
nous ne sommes pas pour autant satisfaits de la non-violence telle
qu’elle se présente actuellement sur ses différents
champs d’expérience, mais le pacifisme nous paraît
figé quand la non-violence offre un filon incomplètement
exploité. La non-violence n’a pas été pensée
et vécue en dehors des traditions religieuses ; la non-violence
n’a pas encore fait éclater son potentiel libertaire.
Ainsi
nous constatons notre rupture avec la pratique pacifiste actuelle
surtout parce que nous situons la lutte contre la guerre dans une
lutte plus générale et parce que nous voulons
développer les moyens d’un combat social. Mais nous croyons
qu’il est possible de trouver une issue à la paralysie
pacifiste dans ce point important, non développé qu’est
la défense collective non violente. Ce lieu de rencontre
serait sans aucun doute le terrain favorable pour un dialogue
fructueux.
André
Bernard