La Presse Anarchiste

Défense collective non-violente

Nous
avons vu que les paci­fistes inté­graux déclarent que le
désar­me­ment uni­la­té­ral est le moyen le plus sûr
pour n’être pas enva­hi. Mais, même désarmé,
un pays n’est pas pour cela non violent, et se pose alors le
pro­blème d’une défense col­lec­tive non vio­lente. Peu
nom­breuses et peu connues sont les expé­riences qui pourraient
ins­pi­rer ce genre de défense. Nous ten­tons ici une première
approche de cette ques­tion avec l’expérience norvégienne
de résis­tance non vio­lente contre les nazis et les Norvégiens
pro-nazis.

En
1935, vu les évé­ne­ments en Alle­magne, des mesures
furent prises pour ren­for­cer l’armée norvégienne,
mais d’une façon assez timide qui pro­dui­sit très peu
d’effets réels. Un Nor­vé­gien pro-nazi, Quisling,
essayait depuis 1933 d’introduire les idées nazies, mais son
par­ti, le Nas­jo­nal Sam­ling (le ras­sem­ble­ment natio­nal) ne réussit
jamais à être repré­sen­té au parlement.
L’opinion publique, en géné­ral, mani­fes­tait une assez
forte répro­ba­tion à uti­li­ser la vio­lence comme moyen de
résoudre les conflits, il n’en reste pas moins que les
orga­ni­sa­tions paci­fistes avaient très peu de membres.
Peut-être la très longue période de paix leur
per­met­tait-elle de croire qu’il y aurait désor­mais d’autres
moyens, moins détes­tables, pour lut­ter et qu’il était
donc inutile de s’organiser en vue d’une résistance
qu’elle soit vio­lente ou non violente.

C’est
dans ce contexte qu’a lieu l’invasion le 9 avril 1940. Les
Nor­vé­giens lui opposent d’abord une résis­tance armée
qui prend fin début juin quand le roi et le gouvernement
s’envolent pour Londres. L’occupation com­mence. Les nazis avaient
cru que les Nor­vé­giens, qui étaient de race aryenne,
adop­te­raient la doc­trine nazie faci­le­ment et contri­bue­raient à
la déve­lop­per. Ils espé­raient ne pas avoir beau­coup à
lut­ter. En cas de résis­tance, ils pen­saient l’écraser
rapi­de­ment. Ils insis­tèrent plu­tôt sur le fait qu’ils
venaient en amis déli­vrer la Nor­vège des démons
de la démo­cra­tie et mon­trer aux Nor­vé­giens les
avan­tages du nou­veau sys­tème. La lutte contre les Norvégiens
devait donc essen­tiel­le­ment se situer sur un plan idéologique
par le rem­pla­ce­ment pro­gres­sif de la démo­cra­tie par le
natio­nal-socia­lisme, des habi­tudes de responsabilité
indi­vi­duelle par le diri­gisme, du roi par un füh­rer. Les
Alle­mands mettent d’abord tout en œuvre pour bous­cu­ler le moins
pos­sible les habi­tudes du pays. C’est ain­si, par exemple, qu’ils
acceptent qu’un conseil d’administration norvégien
conti­nue de s’occuper des affaires inté­rieures du pays (il
res­ta en place pen­dant six mois). D’un autre côté, les
syn­di­cats nor­vé­giens per­mettent aux Alle­mands de remplacer
leurs res­pon­sables, élus au suf­frage uni­ver­sel, par des
per­sonnes nom­mées par les nazis, crai­gnant, sinon, qu’une
oppo­si­tion amène la des­truc­tion com­plète des
orga­ni­sa­tions ouvrières qu’ils avaient mis tant d’années
à bâtir. Ces conces­sions de part et d’autre
main­tiennent le cli­mat de confu­sion qui régna après
l’effondrement de la résis­tance mili­taire ; et durant l’été
1940 aucune nou­velle forme de résis­tance ne se fit sentir.

C’est
en automne 1940, lorsque le gou­ver­ne­ment de Quis­ling exige que tous
les fonc­tion­naires signent une décla­ra­tion de loyauté
envers le nou­veau régime, que la résis­tance apparaît.
Un grand nombre refuse. Les Alle­mands sont alors convain­cus que les
Nor­vé­giens n’adopteront pas les idées nazies de leur
plein gré et ils cherchent les moyens pour les impo­ser, mais à
ce stade encore avec peu de bru­ta­li­té. Ils com­mencent par
dis­soudre le gou­ver­ne­ment et les par­tis poli­tiques (sep­tembre 1940).
Ils essayent d’introduire la doc­trine nazie dans les universités
et les écoles. Ils orga­nisent des expo­si­tions sur la jeunesse
alle­mande que les éco­liers nor­vé­giens visitent au pas
de course et les yeux bais­sés. Ils orga­nisent des réunions
et des confé­rences de pro­pa­gande que les Norvégiens
boy­cottent ou sabotent en les chahutant.

La
résis­tance ne s’organise pas seule­ment dans le milieu de
l’enseignement mais chez les méde­cins, les acteurs, le
cler­gé. Les Alle­mands ne réus­sissent pas davan­tage à
impo­ser leur doc­trine ; les orga­ni­sa­tions de jeu­nesse sont désertées
au fur et à mesure que les nazis nor­vé­giens s’en
emparent. De plus en plus, les gens cherchent les moyens de s’opposer
au régime, mais il semble, encore à cette époque
(automne 1940), qu’ils aient été davan­tage poussés
à agir par une sorte d’instinct, né du dégoût
que leur ins­pi­rait le com­por­te­ment des Alle­mands, que par une idée
théo­rique de la non-vio­lence. Certes, on com­men­çait à
se deman­der com­ment orga­ni­ser la vie si l’occupation devait durer
pen­dant des années, mais ce n’est que lorsque la répression
devint plus dure que la résis­tance se développa.

Durant
l’hiver 1941, plu­sieurs actions de résis­tance sont menées
avec suc­cès. Un décret obli­geait les pas­teurs à
don­ner à la Ges­ta­po des ren­sei­gne­ments pla­cés sous le
secret pro­fes­sion­nel, le refus d’obéissance condui­sant à
l’emprisonnement. Une pro­tes­ta­tion est orga­ni­sée par les
pas­teurs et les évêques sous forme d’une lettre
pas­to­rale lue dans toutes les églises et distribuée
comme tract. Divers décrets concer­nant l’enseignement
(révi­sion de l’Histoire sui­vant le pro­gramme nazi,
rem­pla­ce­ment de l’anglais par l’allemand, etc.) pro­voquent une
grève géné­rale des ensei­gnants sou­te­nus par les
parents d’élèves et l’Église. Le
gou­ver­ne­ment de Quis­ling semble avoir capi­tu­lé car aucune
répres­sion n’eut lieu. Il ne réagit pas non plus
quand une décla­ra­tion fut signée par les représentants
de vingt-deux orga­ni­sa­tions pour pro­tes­ter contre le décret
qui posait l’appartenance au Nas­jo­nal Sam­ling comme condi­tion sine
qua non pour occu­per des postes impor­tants. Une nou­velle déclaration
est envoyée au mois de mai, signée cette fois par une
qua­ran­taine d’organisations dont beau­coup de syn­di­cats. Ceux-ci
qui, au début, par sou­ci de conser­va­tion, avaient accepté
de col­la­bo­rer avec les nazis, se sont alors ren­du compte du danger
qu’ils cou­raient à accep­ter les méthodes de
l’occupant. Le gou­ver­ne­ment sévit en empri­son­nant tous les
lea­ders, puis il fait sem­blant de céder en les libérant
peu après, mais il pro­voque de nou­veau les tra­vailleurs, en
refu­sant une aug­men­ta­tion de salaire pour com­pen­ser la hausse des
prix et l’annulation de la dis­tri­bu­tion de lait dans les usines :
ils se mettent en grève le 8 sep­tembre. L’état
d’urgence est décla­ré. Deux gré­vistes sont
fusillés pour l’exemple, beau­coup d’autres emprisonnés.
La Ges­ta­po et l’armée font régner la ter­reur. Partout
les res­pon­sables nor­vé­giens des conseils régio­naux sont
rele­vés de leurs fonc­tions et rem­pla­cés par des
pro-nazis. Toute col­la­bo­ra­tion est main­te­nant arrêtée.
L’occupant ne prend plus de gants, mais uti­lise la vio­lence partout
où il ren­contre de la résis­tance. Celle-ci, qui,
jusqu’à pré­sent, avait plu­tôt un caractère
spon­ta­né et très peu orga­ni­sé est ren­due plus
effi­cace. Les res­pon­sables empri­son­nés sont remplacés
par des per­sonnes moins connues. Une orga­ni­sa­tion d’espionnage est
mise sur pied ; ain­si la plu­part des plans et décrets sont
connus de tous long­temps avant d’être appliqués.
Mal­gré la confis­ca­tion des appa­reils de radio, la résistance
peut res­ter en contact avec Londres (grâce aux postes de radio,
ame­nés en contre­bande de Suède) et reçoit des
infor­ma­tions qu’elle dif­fuse ensuite dans des jour­naux clandestins.
La stra­té­gie est coor­don­née et un réseau créé
pour faire pas­ser à l’étranger les résistants
trop connus et recher­chés par le gou­ver­ne­ment. Ceux qui n’ont
plus de reve­nus (pas­teurs, ensei­gnants, etc.) sont sou­te­nus par des
caisses de soli­da­ri­té. À l’automne 1941, beau­coup de signes
laissent pré­voir que les Alle­mands se pré­parent à
réor­ga­ni­ser la socié­té nor­vé­gienne sur le
modèle de la socié­té hit­lé­rienne. On
pou­vait comp­ter sur un embri­ga­de­ment de toutes les pro­fes­sions dans
une « loi de tra­vail » obli­ga­toire. Il fal­lait se préparer.
Il était d’autant plus impor­tant d’être bien préparé
que l’on ne savait pas exac­te­ment où allait frapper
l’ennemi.

Décembre
1941, jan­vier 1942, fut une période de fébrile
pré­pa­ra­tion. Grâce au mépris que les nazis
avaient pour les femmes et leurs capa­ci­tés, elles circulent
faci­le­ment sous de faux pré­textes pour nouer des contacts
utiles. À cause des fêtes de fin d’année, on ose aussi
se réunir en groupes plus impor­tants. Cepen­dant, en février
1942, le pou­voir de Quis­ling se conso­lide. Son but étant de
créer un État cal­qué sur le modèle
alle­mand, il com­mence par orga­ni­ser la jeu­nesse selon les Jeunesses
hit­lé­riennes et puis il ins­taure un sys­tème corporatif.
Fal­lait-il pas­ser à l’action ou attendre encore un peu ? Une
carte pos­tale codi­fiée est envoyée par les
orga­ni­sa­tions de résis­tance pour son­der l’opinion publique.
Des cir­cu­laires sont ensuite dif­fu­sées le 14 février
inci­tant les gens à pro­tes­ter par lettre à envoyer le
20. Le gou­ver­ne­ment est ain­si inon­dé de cour­rier car environ
10000 ensei­gnants écrivent : « Je ne peux éduquer
la jeu­nesse sui­vant les direc­tives don­nées. Puisque l’adhésion
au syn­di­cat des ensei­gnants implique l’exécution d’ordres
qui sont en contra­dic­tion avec ma conscience je vous informe que je
ne me consi­dère plus comme membre du syndicat. »

Le
minis­tère de l’Éducation annonce que les écoles
seront fer­mées « par manque de com­bus­tible ». Il
espère ain­si affai­blir la soli­da­ri­té des enseignants.
En cela il com­met une erreur car un tel argu­ment ne peut pas être
pris au sérieux dans un pays ayant tant de forêts.
Cepen­dant, jouant le jeu, les Nor­vé­giens envoient du bois pour
chauf­fer les écoles tout en s’interrogeant sur les vraies
rai­sons de cette fer­me­ture. Les ensei­gnants pro­fitent de cette
situa­tion pour infor­mer l’opinion publique.

Le
gou­ver­ne­ment essaye alors l’intimidation. Il pro­clame que dans tel
ou tel dis­trict 100 % des ensei­gnants sont deve­nus membres de la
cor­po­ra­tion. Per­sonne cepen­dant n’est dupe, sachant qu’il s’agit
d’exemples pris dans des régions peu peuplées.
Pen­dant ces « vacances », les ensei­gnants donnent leurs
cours à domi­cile. Le gou­ver­ne­ment est de nou­veau inondé
de lettres : ce sont les parents d’élèves qui
pro­testent contre la fer­me­ture des écoles. La date limite pour
les ensei­gnants d’adhérer à la cor­po­ra­tion est fixée
au 15 mars. Dans les jours qui suivent un mil­lier d’enseignants
envi­ron sont arrê­tés et enfer­més dans un camp de
concen­tra­tion. Ils subissent un « trai­te­ment » gra­duel et
pro­lon­gé des­ti­né à créer un cli­mat de
ner­vo­si­té et un sen­ti­ment d’insécurité pour
ain­si user leurs capa­ci­tés de résis­tance. Pen­dant ce
temps, les écoles rouvrent (le 8 avril). Tous ceux qui
reprennent le tra­vail signent une décla­ra­tion expliquant
qu’ils font cela dans l’intérêt des enfants, mais
qu’ils refusent tou­jours de faire par­tie de la cor­po­ra­tion. Au
camp, on pro­met à tous ceux qui veulent signer de passer
l’éponge. 37 sur 687 capi­tulent. Les ensei­gnants qui
n’avaient pas été arrê­tés tra­versent des
moments dif­fi­ciles. Le gou­ver­ne­ment fait pres­sion sur eux : ceux qui
sont empri­son­nés seront fusillés s’ils n’adhèrent
pas au syn­di­cat. Un grave pro­blème de conscience se pose
donc… ils décident cepen­dant de cou­rir le risque et ne
flé­chissent pas. Per­sonne n’est fusillé, mais
quelques jours après 500 ensei­gnants sont entas­sés dans
des wagons à bes­tiaux en direc­tion de Trond­heim. Là, on
les fait embar­quer sur un bateau construit pour 100 per­sonnes. Les
pas­sa­gers igno­raient tout du sort qui leur était réservé.
Plu­sieurs pen­saient que le bateau serait conduit en pleine mer et
cou­lé ; on en ren­drait res­pon­sable les sous-marins ou les
bom­bar­diers alliés. Après ce voyage périlleux,
ils sont ins­tal­lés dans un camp où ils ne subissent pas
de « trai­te­ment » mais où ils doivent travailler.
Ils déchargent des navires. Comme les caisses contiennent
aus­si des armes, ils se demandent s’il ne faut pas refu­ser ce
tra­vail. Après dis­cus­sions, on adopte la méthode « go
slow » qui consiste à faire le tra­vail le plus lentement
possible.

Le
temps s’écoule len­te­ment pour les pri­son­niers. Vivant dans
des condi­tions dif­fi­ciles leur prin­ci­pale pré­oc­cu­pa­tion est de
sur­vivre. Ils ne se sou­cient guère de l’effet que cette
dépor­ta­tion pro­duit sur la popu­la­tion. Ils ne se sentent pas
spé­cia­le­ment héroïques et cer­tains d’entre eux
auraient peut-être reti­ré leur pro­tes­ta­tion si les
Alle­mands leur en avaient don­né alors la possibilité.
Mais le peuple nor­vé­gien ne les oublie pas et quand enfin ils
sont rame­nés en Nor­vège, au mois de novembre, ils sont
accueillis comme des héros nationaux.

Quis­ling
n’ose pas prendre des mesures glus sévères et doit
recon­naître sa défaite. Lors d’une réunion
publique, il s’écria : « Vous, les ensei­gnants, vous
avez fait échouer mes pro­jets ! » Peu après,
Hit­ler lui-même ordonne à Quis­ling d’abandonner la
créa­tion d’un État corporatif.

  *  *

Quels
sont les ensei­gne­ments que nous pou­vons tirer de cette expérience ?

Ceux
qui, aujourd’hui, pensent que cette résis­tance non violente
n’était qu’un pauvre sub­sti­tut employé seulement
après l’échec mili­taire ont chro­no­lo­gi­que­ment raison.
L’exemple nor­vé­gien, en ce sens, ren­force l’idée
que beau­coup de gens ont de la non-vio­lence : ils la voient comme une
forme de lutte des seuls « désespérés ».
Même si, dans ce cas spé­ci­fique, cela semble être
vrai, on ne peut, à notre avis, por­ter un juge­ment trop rapide
sur une telle résis­tance. Le fait que cette méthode ait
réus­si là où la vio­lence avait échoué
devrait au contraire faire réflé­chir. On ne peut, bien
sûr, pré­sen­ter cette expé­rience comme une
solu­tion clé, comme une garan­tie de réus­site pour
l’avenir, mais l’analyse du contexte géné­ral dans
lequel elle eut lieu doit per­mettre de déga­ger cer­taines « lignes de conduite » sur les­quelles nous pour­rons nous appuyer
dans les actions à venir.

Recher­cher
le suc­cès de cette résis­tance uni­que­ment dans les
fac­teurs his­to­riques me semble heu­reu­se­ment insuf­fi­sant car cela
res­trein­drait sin­gu­liè­re­ment les condi­tions d’emploi de ces
méthodes. Il est vrai que les Nor­vé­giens n’avaient
pas connu la guerre depuis long­temps et d’une façon générale
cela leur a per­mis de se consa­crer entiè­re­ment à la
construc­tion de leur socié­té. Mais ils n’avaient
nul­le­ment pro­fi­té de cette période de paix pour
s’organiser en vue d’une occu­pa­tion, bien au contraire. Les
orga­ni­sa­tions paci­fistes végé­taient et de l’autre
côté l’armée était de faible puissance.

Par
contre, une cer­taine struc­ture de la socié­té a
peut-être per­mis de mettre ce sys­tème de défense
en place rapi­de­ment. L’autogestion locale, par exemple, était
assez déve­lop­pée, et nom­breux étaient ceux qui
fai­saient par­tie d’une orga­ni­sa­tion quel­conque (poli­tique,
cultu­relle, spor­tive, reli­gieuse, etc.) où ils avaient acquis
l’habitude des res­pon­sa­bi­li­tés. Cette apti­tude aux
ini­tia­tives devant des situa­tions cri­tiques fut sans doute un facteur
impor­tant et explique en grande par­tie un fait assez remar­quable dans
l’organisation de cette résis­tance : l’absence d’un
chef. On ne savait jamais de qui venaient les consignes mais elles
étaient tou­jours sui­vies parce qu’elles étaient
trans­mises par des hommes qui s’étaient eux-mêmes
esti­més res­pon­sables. Or, pour que cha­cun se sente
res­pon­sable, il faut d’abord qu’il soit concer­né, ce qui
implique qu’il soit « en situa­tion » : ainsi
pour­­rait-on croire qu’en période d’occupation la
majo­ri­té des habi­tants du pays étant, théoriquement
« en situa­tion de résis­tance » la prise de
conscience des indi­vi­dus serait plus rapide et plus généralisée.
Mais l’exemple nor­vé­gien montre bien qu’il ne suf­fit pas
seule­ment d’«être en situa­tion d’occupé »
pour se sen­tir concer­né par l’occu­pation car il existe
toutes sortes de « freins » (posi­tion familiale,
pro­fes­sion­nelle, etc.). C’est ain­si qu’il n’y eut qu’une
mino­ri­té qui prit une part active à la résistance
non vio­lente, envi­ron 2% de la popu­la­tion. Il y avait aus­si ceux qui
après leur prise de conscience adop­taient les méthodes
vio­lentes en rejoi­gnant des groupes de carac­tère maquisard.

Alors,
com­ment faire, d’une part pour limi­ter les « freins »
qui empêchent cer­tains de s’engager et, d’autre part, pour
« cana­li­ser » cet enga­ge­ment vers la non-violence ?

Si
par­mi les résis­tants cer­tains connais­saient déjà
les actions de Gand­hi, aucun n’avait une for­ma­tion théorique
de la non-vio­lence. Ils com­prirent cepen­dant assez vite qu’il
fal­lait s’organiser pour assu­rer un sou­tien éco­no­mique aux
familles et ain­si libé­rer des volon­taires pour des actions
plus pous­sées. Pour cana­li­ser l’action dans la direction
sou­hai­tée, on mit en évi­dence les côtés
exal­tants et héroïques des actions non vio­lentes. Chacun
pou­vait être un héros et cepen­dant com­battre sans
vio­lence. Celui qui était arrê­té pour des
acti­vi­tés illé­gales deve­nait lui aus­si héroïque
car même la plus petite action deve­nait impor­tante par le fait
qu’elle était violem­ment per­sé­cu­tée par
les nazis. Sous l’occupation, il n’y avait aucune com­mune mesure
entre l’importance de la peine infli­gée et la gravité
du « crime » commis.

Ain­si
on a pu voir qu’un pays qua­si­ment désar­mé, et que
l’on ne pou­vait guère accu­ser d’agressivité à
l’égard de l’Allemagne, n’était pas pour autant
non violent. Ce pays cepen­dant a mon­tré qu’il était
capable d’une cer­taine résis­tance qui pré­sen­tait des
aspects non vio­lents. C’est cette expé­rience réelle
qui nous fait mettre en doute l’affirmation trop rapide des
paci­fistes inté­graux qu’un pays qui désarme ne risque
plus d’être enva­hi. C’est à par­tir de cette
expé­rience concrète que nous vou­lons poser le
pro­blème d’une défense col­lec­tive non violente.

Plus
un pays est armé plus grands sont les risques qu’il soit
atta­qué disent les paci­fistes inté­graux. Il préconisent
donc le désar­me­ment total uni­la­té­ral comme étant
la pro­tec­tion la plus effi­cace contre le risque de guerre. Les
risques d’être enva­hi sont sans doute moindres, mais ils ne
semblent pas tout à fait exclus. Nous ne citons pas le cas de
la Nor­vège ici, car nous voyons très bien la différence
qui existe entre un pays « paci­fique » et un pays ayant
tota­le­ment renon­cé à l’armement. Il reste néanmoins
que pour jus­ti­fier sa volon­té de puis­sance un gouvernement
trouve tou­jours des argu­ments pour convaincre son peuple d’envahir
un autre pays. Ces argu­ments ne sont pas tou­jours basés sur la
notion de légi­time défense et là, on peut citer
le cas de la Norvège.

Outre
qu’un désar­me­ment uni­la­té­ral ne semble donc pas être
une garan­tie abso­lue contre toute inva­sion, il appa­raît pour
l’opinion publique en géné­ral très utopique.
Que faire, d’une part pour que la cam­pagne de désarmement
uni­la­té­ral paraisse moins uto­pique et, d’autre part, pour
faire com­prendre que bien qu’ayant renon­cé aux armes nous ne
nous lais­se­rons pas pour autant domi­ner ? Nous pou­vons y pal­lier en
tra­vaillant à la mise en place d’une défense
col­lec­tive non vio­lente. Il ne suf­fit pas de décla­rer que nous
avons renon­cé aux armes, que nous consa­crons désormais
cet argent et ces éner­gies à com­battre les misères
dans le monde. Il faut aus­si de façon concrète montrer
que nous sommes déci­dés à résis­ter par
des méthodes non vio­lentes. Il est vrai qu’une telle défense
paraît pour beau­coup aus­si uto­pique qu’un désarmement
uni­la­té­ral. Car même la Nor­vège qui a pourtant
employé la résis­tance non vio­lente avec succès
fait de nou­veau confiance à la force mili­taire. N’y
aurait-il pas là un défi lan­cé à ceux qui
parlent d’une défense col­lec­tive non violente ?

Rap­pe­lons
que les méthodes de résis­tance active n’étaient
employées que par une mino­ri­té qui n’avait qu’une
idée confuse de la non-vio­lence. De plus, très peu
d’efforts sérieux ont été faits pour conserver
et déve­lop­per l’idée d’une résis­tance non
vio­lente. Il est donc nor­mal que la plu­part des Norvégiens
d’aujourd’hui croient que l’invasion n’aurait pas eu lieu
s’ils avaient été mieux armés en 1940. Mais
tout en accep­tant les quar­tiers géné­raux et les
aéro­dromes de l’OTAN, la Nor­vège se refuse à
l’installation de troupes étran­gères impor­tantes sur
son ter­ri­toire ain­si qu’au dépôt de bombes atomiques,
et cela par peur d’être atta­quée. Cette politique
boi­teuse fait que la Nor­vège actuel­le­ment se trouve encore
plus « expo­sée » qu’en 1940 et pas davantage
pré­pa­rée à subir une nou­velle occupation.

Le
suc­cès de cette résis­tance est dû à des
condi­tions par­ti­cu­lières que l’on ne retrouve pas
obli­ga­toi­re­ment ailleurs. Cela nous per­met­trait d’affirmer que si
l’on pré­co­nise une défense col­lec­tive non vio­lente il
faut la pré­pa­rer sérieu­se­ment : elle ne s’improvise
pas.

En
exa­mi­nant les fac­teurs de réus­site de la résistance
nor­vé­gienne, nous nous aper­ce­vons qu’ils sont étroitement
liés à une cer­taine forme d’esprit (res­pon­sa­bi­li­té,
ini­tia­tive, etc.) qui anime ceux qui s’engagent. Il conviendrait
donc de créer le cadre où pour­ront se développer
ces qua­li­tés. Or, en tant qu’anarchistes, nous contestons
jus­te­ment les struc­tures auto­ri­taires de la société,
fac­teur d’irres­ponsabilité et de pas­si­vi­té. Mais
cette contes­ta­tion ne serait que ver­bale et assez néga­tive si
elle n’était pas accom­pa­gnée d’un effort de
réa­li­sa­tion immé­diate. Les méthodes non
vio­lentes nous permet­tent une contes­ta­tion construc­tive et
four­nissent une forme de com­bat immé­diate contre les
injus­tices sociales, qui pré­pare les indi­vi­dus par la
par­ti­ci­pa­tion directe, tout en s’inscrivant parfaite­ment dans
une pers­pec­tive de défense non violente.

Ani­ta
Bernard

La Presse Anarchiste