La Presse Anarchiste

À travers les revues

Quelques mots d’abord,
sur les deux articles qui encadrent, dans la Grande Revue du
10 nov., l’é­tude de M. Fer­di­nand Buis­son : les lecteurs
qui ont le temps de se plaire aux jeux d’i­dées goûteront
fort le très sug­ges­tif « Manuel de poche du
par­fait révo­lu­tion­naire
 » que nous pro­pose le
Fabien Ber­nard Schaw, un Ibsen gogue­nard ; les lec­teurs qui ont
de l’argent ou de l’in­fluence sur les capi­ta­listes juge­ront mieux que
nous les résul­tats que Lysis croit avoir acquis par sa
cou­ra­geuse cam­pagne contre les grandes banques françaises :
si des finan­ciers com­mencent à cri­ti­quer l’im­pu­dence du Crédit
Lyon­nais, de la Socié­té Géné­rale, etc.,
qui, pour tou­cher de fan­tas­tiques com­mis­sions, vident les bas de
laine de nos com­pa­triotes dans les guê­piers argen­tins, bulgares
ou serbes et dans les char­niers du tsar, au lieu d’encourager
l’in­dus­trie fran­çaise ; si les pro­tes­ta­tions des patrons
métal­lur­gistes et de M. Jau­rès ont pu empê­cher un
ministre d’in­tro­duire à Paris les valeurs les plus aléatoires
du trust amé­ri­cain de l’a­cier ; si les banques
pro­vin­ciales affirment leur inten­tion de « féconder
l’in­dus­trie natio­nale » (d’ailleurs les grosses
com­mis­sions pour les valeurs étran­gères sont réservées
à de plus impor­tants per­son­nages); tant mieux :
réjouis­sons-nous, les ouvriers conquièrent plus
faci­le­ment le bien-être dans une indus­trie pros­père que
dans un pays en déca­dence ; mais en vérité,
si les espé­rances de Lysis sont des illu­sions, si d’anciens
ministres des finances, comme Rou­vier, conti­nuent à
« admi­nis­trer » pour 300.000 francs par an le
Cré­dit Fon­cier argen­tin et le Crédit
Fon­cier égyp­tien, tant pis — ce n’est, pour nous, qu’une
amu­sante comédie.

L’ar­ticle de M. F.
Buis­son nous inté­resse plus direc­te­ment : les
ins­ti­tu­teurs pour­ront en tirer pro­fit. M. Buis­son, honnête
homme, et fort sim­ple­ment opti­miste, peint les choses telles qu’il
vou­drait qu’elles soient en croyant les peindre telles qu’elles sont.
Son article est un aver­tis­se­ment bon­homme, très
carac­té­ris­tique de l’é­tat d’es­prit de la majorité
radi­cale : il contient pour le pas­sé, des éloges ;
pour le pré­sent la recon­nais­sance de la force des
ins­ti­tu­teurs ; pour l’a­ve­nir des espé­rances bien
timides… Il n’y a pas de menaces. Le cas échéant, les
amis de M. Buis­son se char­ge­raient de com­plé­ter son article
sur ce point.

M. Buis­son énumère,
après tant d’autres, les ser­vices ren­dus à la
Répu­blique par les ins­ti­tu­teurs : pour­tant son article
est plus pré­cis qu’un dis­cours de ministre à un Congrès
d’a­mi­cales. En 1848, ce sont les ins­ti­tu­teurs qui ont répandu
et sou­te­nu en pro­vince une opi­nion publique favo­rable à la
révo­lu­tion ; depuis Jules Fer­ry jus­qu’à Briand, ce
sont les ins­ti­tu­teurs qui ont pré­pa­ré la France à
la sépa­ra­tion d’a­vec l’Église
catho­lique. Fer­ry a agi très pru­dem­ment : « Enseignez,
disait-il la morale du bon sens, la morale de tout le monde »
et cette concur­rence bénigne a suf­fi pour enle­ver presque
toute sa clien­tèle au cler­gé : car le clergé
offre sa mar­chan­dise comme la seule bonne, et il suf­fit d’en offrir
une autre, ana­logue, pour faire voir qu’il a men­ti —  et cau­ser sa
ruine. Natu­rel­le­ment, M. Buis­son ne voit pas com­bien la morale
« laïque » fut long­temps proche de la
morale « reli­gieuse » — il n’a pas lu, sans
doute, l’é­di­fiante bro­chure des Étudiants
socia­listes révo­lu­tion­naires : « Com­ment
l’État enseigne la
morale
. » Il avoue, pour­tant, que les ins­ti­tu­teurs ont
été consi­dé­rés jus­qu’i­ci comme les
défen­seurs des lois, les enne­mis a prio­ri de la révolte.

Puis il explique très
élé­gam­ment, les causes de leur évolution :
causes théo­riques : on leur deman­dait d’en­sei­gner que
« tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux
en droits » et ils ont fini par dési­rer voir cette
for­mule non plus impri­mée « dans l’ad­mi­rable petit
livre » de M. L. Bour­geois sur la Soli­da­ri­té, mais
réa­li­sée dans la vie ; causes pratiques :
l’ins­ti­tu­teur, agent élec­to­ral influent et naïf, s’est
las­sé de voir tou­jours son dépu­té oublier les
pro­messes qu’il avait faites comme can­di­dat ; il a été
de plus en plus à gauche. Jus­qu’où ira-t-il ? M.
Buis­son essaie de pré­voir l’a­ve­nir d’a­près le présent.

Aujourd’­hui les
ins­ti­tu­teurs ont per­du un peu de leur popu­la­ri­té à
cause des cam­pagnes anti­pa­trio­tiques et syn­di­ca­listes. M. Buisson
pense que les ins­ti­tu­teurs révo­lu­tion­naires sont très
peu nom­breux : et la preuve c’est que les Congrès
d’ins­ti­tu­teurs ne se sont pas émus des attaques des
réac­tion­naires ; ils n’ont pas pris la peine de nier leur
paci­fisme, d’af­fir­mer leur zèle en for­mant une ligue des
ins­ti­tu­teurs patriotes ou même en envoyant un hommage
d’ad­mi­ra­tion et de sym­pa­thie pour nos sol­dats au Maroc, « non
que ces sen­ti­ments leur fussent étran­gers, dit M. Buisson,
mais parce qu’ils ne vou­laient pas en faire montre par ordre ».
De même ils ont répon­du à la cam­pagne bru­tale et
mal­adroite du gou­ver­ne­ment contre les syn­di­cats de fonc­tion­naires en
mar­quant, à Nan­cy, l’u­nion des Ami­cales et des Syndicats
d’ins­ti­tu­teurs, et en don­nant leur opi­nion com­mune sur le « Statut
des fonctionnaires ».

Et M. Buis­son d’espérer
que cette force puis­sante et sage pré­pa­re­ra une transformation
éco­no­mique aus­si pai­sible et aus­si rapide que la
trans­for­ma­tion morale qu’on lui doit déjà. Les gens
sérieux par­don­ne­ront aisé­ment un peu d’idéalisme
aux ins­ti­tu­teurs ; « les familles les excuseront
tou­jours de pen­ser plus aux loin­tains, que les parents ne voient pas,
mais que les enfants atteindront. »

Les familles… hum !
mais les gou­ver­nants ? Ceux-là n’aiment pas qu’on les
devance ; si les ins­ti­tu­teurs ont pu pré­pa­rer, bien avant
nos légis­la­teurs, la sépa­ra­tion des Églises
et de l’État, c’est
qu’ils l’ont fait avec une pru­dence infi­nie : « Lancer
ses troupes à l’as­saut et leur deman­der de don­ner l’exemple du
calme par­fait, c’est à peu près ce que fit la
Répu­blique en ordon­nant à l’ins­ti­tu­teur de prêcher
en son nom la morale laïque et en lui pres­cri­vant la
neu­tra­li­té. » Mais si les ministres plus ou moins
réac­tion­naires qui ont suc­cé­dé à J. Ferry
ont tolé­ré l’an­ti­clé­ri­ca­lisme des instituteurs,
pour­vu qu’il ne fît aucun scan­dale, les ministres plus ou moins
capi­ta­listes de l’a­ve­nir ne leur per­met­tront pas d’at­ta­quer « les
fon­de­ments de la socié­té ». Pour avoir le
droit de pré­pa­rer l’o­pi­nion sur ce point comme sur les autres,
les ins­ti­tu­teurs devront avoir plus que de la pru­dence, ils devront
avoir une puis­sante cohésion.

Nous tenons beau­coup à
avoir leur aide, parce que leur pro­pa­gande est la plus effi­cace qui
soit, et la plus facile dans l’é­tat capi­ta­liste. Ils viendront
à nous, non pas par idéa­lisme — et, comme le dit M.
Buis­son avec une bien­veillance assez inju­rieuse « parce
qu’ils n’ont vu le monde que par les fenêtres d’une école
et qu’ils ont été, dès l’en­fance, nour­ris des
plus beaux rêves humains. » — mais parce que pour
défendre leurs inté­rêts maté­riels et
moraux ils se servent à peu près des mêmes armes
que nous. 

Abel Mar­tin.

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