La Revue économique
internationale (numéro de septembre 1909) publie un
article de M. Friedrich Hertz, président de l’Association
des industriels autrichiens, sur les organisations patronales
allemandes. Je crois intéressant d’en dégager, pour nos
lecteurs, la partie positive.
Dès 1890, il
existait en Allemagne deux organisations centrales de patrons. Mais
c’est en 1904, à l’occasion de la grande grève des
tisseurs de Crimmitschau que ces deux organisations prirent soudain
l’importance qu’elles ont aujourd’hui. On sait que les grévistes
de Crimmitschau étaient soutenus par la solidarité
pécuniaire de tous les syndicats ouvriers allemands. Cette
solidarité provoqua celle des patrons entre eux, et
l’Association centrale des Industriels allemands fit parvenir
aux patrons de Crimmitschau un secours de 200.000 marks [[Le mark vaut 1 fr. 25.]].
Cet acte inattendu dérouta les grévistes, détruisit
leur confiance dans une heureuse issue de la lutte engagée et
celle-ci prit fin sur le champ.
Encouragés par ce
succès les patrons constituèrent alors une organisation
permanente de défense commune : l’Office central des
fédérations patronales. C’étaient surtout
des patrons de la grande industrie minière et métallurgique
du bassin rhéno-westphalien. Dès 1904, les patrons
affiliés employaient 456.731 ouvriers ; en 1907, ils en
employaient plus de 900.000.
Vers la même
époque, l’autre Centrale patronale constituait l’Union des
Fédérations patronales qui comptait en 1907, 41
fédérations, 250 sous-fédérations et
comprenait surtout des patrons de la moyenne et petite industrie,
employant au total 1.400.000 ouvriers.
L’importance de ces deux
organisations n’a fait que s’accroître depuis 1907.
L’activité
déployée par elles et par les unions patronales dont
elles coordonnent les efforts pour la résistance aux
revendications ouvrières est considérable et s’exerce
sous les formes les plus diverses.
On connaît les
fameuses « listes noires » où sont
inscrits en première ligne les militants ouvriers et, à
leur suite, tous ceux qui participent à un mouvement de grève,
et qui, s’ils ne se voient pas impitoyablement fermer au nez les
portes de toutes les usines, sont, en tout cas, les premiers renvoyés
en période de chômage. Ces « listes noires »
sont loin de constituer les seuls moyens de lutte des patrons
allemands. Il y a encore les bureaux de placement patronaux,
véritables offices de recrutement de jaunes. La Fédération
patronale de Hambourg-Altona possède 25 de ces bureaux de
placement qui en 1905 donnaient du travail à 140.455 renégats
et à 162.464 en 1906. Il est obligatoire pour les patrons
affiliés de s’adresser pour l’embauche à ces bureaux
qui ne leur fournissent d’ailleurs que de la main-d’oeuvre de tout
repos. Le bureau de Hambourg, dès 1906, possédait
200.000 fiches personnelles sur des ouvriers en quête de
travail.
Une fois la grève
engagée, communication est faite des noms des grévistes
à tous les membres de l’Association avec interdiction
d’embaucher un gréviste. Tout ouvrier qui, dans un bureau de
placement, refuse une place rendue vacante par la grève, est
considéré comme gréviste à son tour. Les
unions patronales entreprennent les travaux urgents de leurs membres
frappés par la grève. Néanmoins, comme ce moyen
est jugé dangereux, car souvent il étend la grève,
les associations poussent leurs membres à inscrire dans toutes
les obligations concernant les livraisons, une clause exceptionnelle
de grève. Une telle clause fut notamment stipulée en
1907 entre les associations patronales de l’industrie textile et les
grandes maisons de confection, les patrons se prémunissant
ainsi contre les mouvements de grève engagés de
préférence au moment où l’on sait qu’ils ont de
fortes commandes à livrer sans délai.
Ils se prémunissent
aussi d’ailleurs contre leur concurrence mutuelle et signent, en
adhérant à leurs unions, des « contrats de
protection de clientèle » destinés à
empêcher de ravir sa clientèle au patron atteint par la
grève.
Leur grande arme reste
évidemment le lock-out. On en distingue trois espèces :
le lock-out par aide ou sympathie, le lock-out de programme et le
lock-out de punition (sic).
La première
espèce fut employée plusieurs fois déjà
avec succès. En juin 1906, la Fédération des
industriels métallurgistes allemands imposa sa manière
de voir aux syndicats ouvriers par la simple menace d’un lock-out de
300.000 hommes. À Langenliebau, dans un conflit où cent
cinquante ouvriers seulement étaient intéressés,
l’Association des industries textiles de Silésie menaça
la fédération ouvrière d’un lock-out de 12.000
hommes. Les cent cinquante grévistes durent céder
aussitôt. Le lock-out ou la menace de lock-out est la réponse
habituelle des patrons à la tactique de la grève-tampon.
La seconde espèce
de lock-out, le lock-out de programme a pour but d’imposer certaines
exigences patronales ; la troisième, le lock-out de
punition, est surtout dirigé contre le chômage du
Premier Mai. On sait que les patrons sont d’ailleurs à la
veille de triompher puisque les syndicats tendent de plus en plus à
renoncer à tout mouvement le Premier Mai.
Un autre moyen de lutte
souvent mis en oeuvre est le « blocus des matériaux ».
Celui-ci n’est pas dirigé directement contre les ouvriers,
mais contre les patrons qui trahiraient la cause de leurs « frères ».
On l’applique surtout dans le bâtiment. Quand un patron trahit,
on lui fait supprimer toute matière première. Dans
plusieurs autres industries, on rencontre des exemples de cette
tactique : en 1907, à la suite d’une grève de
garçons bouchers, la puissante Fédération des
agriculteurs donna l’ordre à ses adhérents de ne
plus fournir de bétail aux maîtres bouchers ayant
accepté les revendications syndicales. Il en fut de même
à Koenigsberg où la Fédération
patronale pour l’industrie et le négoce du bois supprima
toute fourniture aux patrons qui avaient donné satisfaction
aux ouvriers menuisiers. De même, à diverses reprises,
des patrons boulangers se virent privés de farine et de
levure.
Ce n’est pas tout. Après
les mesures prises contre les « rouges » plus
haut signalées, il fallait encore des mesures de protection,
d’encouragement pour les « jaunes ». Les
ouvriers non syndiqués — le contrôle est rigoureux —
reçoivent, en cas de chômage, de la Fédération
patronale, une indemnité de 2 marks 50 par jour sans aucune
autre contribution de leur part que la trahison envers leurs
camarades.
Il y a, enfin, les
sociétés d’assurance contre la grève. En 1891,
dans la région de Dortmund, 105 houillères, donnant les
quatre cinquièmes de la production totale de la région,
étaient affiliées à une telle société,
dont le capital s’élevait à un demi-million de marks et
qui, par an, distribuait 230.000 marks d’indemnités. Dans
l’industrie métallurgiste, une société assurait
1.048 firmes comprenant 160.000 ouvriers, payant 185 millions de
marks de salaires ; elle distribuait, en 1906, 534.059 marks
d’indemnités à 235 firmes. La prime d’assurance est de
3 p. 1.000 du montant des salaires et l’indemnité s’élève
à 12,5 % des salaires non payés par le fait de la
grève. En outre de ces multiples sociétés
d’assurance, il existe encore deux sociétés de
réassurance.
Dans les industries où
la puissance de consommation de la classe ouvrière pourrait
être une arme particulièrement dangereuse contre les
patrons, ceux-ci ont constitué des sociétés
d’assurance contre le boycottage. C’est ainsi qu’en 1905, les patrons
brasseurs touchèrent 636.285 marks d’indemnités.
Après cet exposé,
citons cette opinion de l’auteur de l’article, grand patron
autrichien : « Une constatation importante
découle des grèves, à savoir que pour les
ouvriers c’est la petite guerre qui donne le plus d’espérances ;
pour le patron, au contraire, c’est la lutte en masse. En
conséquence, les patrons ont un grand intérêt à
conclure le plus possible toutes les conventions pour la même
époque de terminaison, si l’on ne peut arriver à une
convention générale. Quand alors le délai
s’achève, tout le patronat de la branche se dresse contre la
totalité des ouvriers ; les grèves isolées
disparaissent, remplacées par des luttes de géants. »
Sans prendre parti dans
la question, je crois intéressant, parce qu’il faut examiner
les questions sous toutes leurs faces, d’opposer cette opinion à
celle du camarade Pierrot qui, dans son article sur le contrat
collectif ( La Vie ouvrière,
nº 3 ), montrait, au contraire, que les patrons auraient
intérêt à conclure des contrats à
échéances diverses, afin d’entraver les grands
mouvements généraux de solidarité ouvrière.
Voici un patron autrichien qui juge plus facile de lutter contre ces
grands mouvements que contre la « petite guerre ».
Aussi bien, est-ce, peut-être, parce que les travailleurs
allemands ne savent pratiquer que les grandes grèves
pacifiques, et en est-il autrement dans les pays où les
manifestations violentes rendent plus dangereux les grands
mouvements ?
On a pu voir quelles
organisations formidables les patrons allemands ont édifiées
contre le mouvement ouvrier. Sans doute les patrons français
n’en sont pas encore là, mais ils y arriveront tôt ou
tard. Puisse cette idée engager les militants syndicalistes à
redoubler d’audace pour fortifier et aguerrir les organisations
ouvrières.
H. Amoré.