La Presse Anarchiste

La grève des boutonniers de l’Oise (3)

Les gros patrons renient leur signature.

Nous ne nous attendions
pas à apprendre, en nous réveillant, le len­de­main 1er
avril, que la lutte était à recom­men­cer. Diable non !
C’est cela pour­tant. Les jour­naux publient une note trans­mise par
l’A­gence Havas où il est dit que « huit patrons ont
déci­dé de fer­mer leurs usines parce que la signa­ture du
contrat leur a été impo­sée à l’aide de
menaces et qu’ils ont sous­crit à un enga­ge­ment qu’ils savaient
ne pou­voir tenir étant don­née leur situation
économique. »

Par­mi ces patrons, il y
a tous les gros, tous les meneurs, tous les hommes du trust :
Dou­delle, Troisœufs,
Taba­ry, Mar­chand, etc.

Inter­viewé au
sujet de cette note, le pré­fet accouche de la déclaration
suivante :

« Je tiens
mes­sieurs les patrons pour des hommes d’hon­neur, par conséquent
j’ai la convic­tion abso­lue qu’ils tien­dront les enga­ge­ments qu’ils
ont sous­crits de bonne foi, en toute indé­pen­dance et en toute
liber­té. En dou­ter serait leur faire la plus sanglante
injure. »

Paroles hypocrites !
Nous allons voir à l’œuvre ces hommes d’hon­neur. Nous allons
voir aus­si les agis­se­ments du pré­fet moraliste ?
D’ailleurs, en avons-nous besoin ?

À
la suite de l’ac­cep­ta­tion du contrat, n’est-ce pas M. Marchand-Hébert
qui insis­ta tout par­ti­cu­liè­re­ment pour que la phrase suivante
soit ajou­tée au bas du contrat : « Le présent
contrat a été éla­bo­ré sous la médiation
de M. Meu­nier, pré­fet de l’Oise, à qui patrons et
ouvriers adressent l’ex­pres­sion de leur reconnaissance. »

Cette phrase ne nous
plai­sait pas du tout, est-il besoin de le dire ? Mais ne
prouve-t-elle pas sur­abon­dam­ment qu’il n’y eut aucu­ne­ment contrainte
puisque les patrons mani­fes­taient ain­si leur satis­fac­tion et nous
for­çaient même à nous y associer ?

Le len­de­main, l’homme
d’hon­neur Mar­chand adresse à la Com­mis­sion exé­cu­tive de
l’U­nion une modi­fi­ca­tion au tarif accep­té et signé
l’a­vant-veille. Nous lui répon­dons que « le tarif
et le contrat col­lec­tif ayant été accep­tés et
signés par le syn­di­cat patro­nal et les patrons non syndiqués,
nous devons obser­ver stric­te­ment les condi­tions accep­tées de
part et d’autre. »

M. Mar­chand, cependant,
ne per­siste pas dans ses inten­tions. Mais, dans l’en­semble, les
patrons ne se pressent pas pour rou­vrir leurs usines. Sauf
quelques-uns — peu nom­breux — fidèles à leur
signa­ture, la majo­ri­té manoeuvre pour divi­ser la classe
ouvrière, la démo­ra­li­ser et l’a­me­ner à violer
elle-même le contrat en se pré­sen­tant aux fabriques,
rési­gnée à accep­ter les condi­tions que voudront
les patrons.

Dou­delle, de
Saint-Cré­pin, et Taba­ry, de Lor­mai­son, font annon­cer qu’ils ne
rou­vri­ront que le 13 et le 15 avril pour cause de réparations
de machines. Cepen­dant ils font rou­ler pour quelques jaunes.

Troisœufs,
de Lor­mai­son, lui, ne veut reprendre qu’un cer­tain nombre d’ouvriers
et pré­tend ne les payer qu’au prix qui lui plai­ra. Quant à
l’af­fi­chage des tarifs dans les ate­liers, il menace de les arracher
si on les appose. Il va plus loin : il coupe les conduites d’eau
des scieurs de tro­ca, qui se trouvent ain­si dans l’impossibilité
de travailler.

Cer­tains patrons taxent
leurs ouvriers et d’autres, quand on les inter­roge, répondent
de façon éva­sive. Les usines vont-elles rou­vrir, oui ou
non ? Les patrons vont-ils res­pec­ter la convention ?
Quelque chose de louche se prépare.

Le dimanche 4, nous
sommes appe­lés, Isam­bart, de Méru, et moi, à la
pré­fec­ture. Que nous veut-on ? Ce qu’on nous demande,
c’est de signer un enga­ge­ment par lequel nous répon­drions de
l’ordre. La sin­gu­lière idée ! Nous voyez-vous
trans­for­més en gen­darmes aux yeux de nos cama­rades, et en
otages, aux yeux des autorités ?

Nous répondons
car­ré­ment au pré­fet que nous ne sommes pas assez naïfs
pour signer notre man­dat d’ar­rêt et, qu’au sur­plus, il ne nous
appar­tient pas de faire l’ordre ou le désordre.

Est-ce pour nous faire
oublier le tra­que­nard qu’il vient de nous tendre, en tout cas le
pré­fet se lance dans une grande dis­cus­sion. Il nous engage à
main­te­nir éner­gi­que­ment nos justes reven­di­ca­tions et à
ne pas lais­ser por­ter atteinte au contrat.

 — Quand des patrons
pré­tendent qu’ils ont signé, le cou­teau sous la gorge,
dit-il, ils mentent. Si quel­qu’un peut dire cela, c’est bien vous,
puisque j’a­vais fait cer­ner l’hô­tel de ville par des gendarmes
et des hussards.

« Un honnête
homme n’a qu’une parole, et ce qui est signé doit être
sui­vi par les deux par­ties inté­res­sées ; il n’y a
plus à y revenir.

« Vous ne
sau­riez croire, mes amis, com­bien vous m’a­vez fait plai­sir en
m’o­bli­geant à faire sor­tir de la salle de l’hô­tel de
ville ce Troi­sœufs père
et ce Dou­delle qui, quoique n’é­tant plus fabri­cants, sont les
auteurs de tout le mal. »

Une dernière
fois, il nous engage à main­te­nir fer­me­ment le contrat, nous
assu­rant que les gré­vistes ont toute sa sym­pa­thie. Grande
poi­gnée de main là-dessus.

Nous accep­tons la
poi­gnée de main et les décla­ra­tions de sym­pa­thie pour
ce qu’elles valent. Nous n’ou­blions pas ce qu’il y avait sous ce beau
bouquet.

Une nuit de révolte

Les grévistes
avaient cru la grève ter­mi­née ; ils avaient compté
reprendre le tra­vail dès le lun­di. Nous voi­ci au 9 et l’on
chôme à peu près par­tout. Chaque jour la colère
monte. Elle éclate.

Dans la nuit du 9 au 10,
une colonne de gré­vistes venus de tous les centres se
concentre à Lor­mai­son. Ils sont bien 600. Ils com­mencent par
bri­ser les vitres de la mai­son Lignez. De là, ils se rendent
aux autres usines. Une nuit très obs­cure les favo­rise. En
che­min, les vitres des jaunes sont hono­rées de quelques
pierres. Voi­ci l’u­sine Taba­ry ; les vitres sont réduites
en miettes.

Une dizaine de
gen­darmes, cepen­dant, accom­pagnent les gré­vistes ; ils
leur conseillent pater­nel­le­ment de s’éloigner.

 — Vous en avez fait
assez, disent-ils, allez un peu plus loin.

Les journaux
capi­ta­listes impri­me­ront pour­tant, le len­de­main, que c’est grâce
au sang-froid et au dévoue­ment des gen­darmes que des malheurs
furent évités.

Dans la rue du Moulin,
les vitres des jaunes sont éga­le­ment bri­sées. Celles
d’un contre­maître de l’u­sine Troisœufs,
le nom­mé Dupré, que son patron a éta­bli marchand
de vins, volent en éclats. Tout y passe, jus­qu’aux litres de
bois­sons et aux bocaux ins­tal­lés à la vitrine. Dupré
sort avec une lumière et tire deux coups de revol­ver. La foule
riposte à coups de pierres.

Puis elle se rend devant
l’u­sine Troi­sœufs, où
les vitrages subissent le sort des autres. — C’est bon, disent les
gen­darmes, vous en avez fait assez. — Lais­sez, nous cas­ser encore
celui-ci ! ripostent quelques gré­vistes. — Eh bien !
oui, répondent les gen­darmes. Bri­sez encore ces deux-là,
mais c’est tout !

Ce tra­vail accom­pli, les
mani­fes­tants se rendent à Saint-Cré­pin, dis­tant de 3
kilo­mètres. Arri­vés devant l’u­sine Dou­delle, ils
des­cellent la grille de façade, pénètrent dans
la cour. Les car­reaux et vitrages sont bri­sés à coups
de briques ; les portes des maga­sins à bou­tons sont enfoncées
à l’aide de leviers et la route est aus­si­tôt cou­verte de
bou­tons sur une lon­gueur d’une tren­taine de mètres.

À
Saint-Cré­pin, comme à Lor­mai­son, nos braves pan­dores se
montrent conci­liants. C’est qu’ils sont peu nom­breux. Ils cognent
lors­qu’ils sont 10 contre un ; ils sont doux quand c’est le
contraire.

Arrestations en masse

La colonne de grévistes
se dis­perse vers les deux heures du matin. À
trois heures, le pré­fet s’a­mène en automobile,
accom­pa­gné du juge d’ins­truc­tion et du pro­cu­reur de la
République.

Au lever du jour, des
arres­ta­tions sont opé­rées à Lor­mai­son, à
Méru et à Lar­dières. Le bureau tout entier du
syn­di­cat de Lor­mai­son est arrê­té : Tavaux, le
secré­taire ; Noël, le secré­taire adjoint ;
Gueulle, le tré­so­rier. D’autres cama­rades encore :
Fer­nand Win­ter, Maré­chal, Aumont, Laure Dufer, les deux frères
Dhée, Arthur Leroux, Ernest Dau­chel, Doyelle Siméon
fils.

Les trois cama­rades du
bureau sont immé­dia­te­ment diri­gés sur la pri­son de
Beau­vais ; une voi­ture les y conduit par des che­mins détournés.

Le départ du
deuxième convoi est pour 6 heures et demie. Les grévistes
sont accou­rus en masse pour pro­tes­ter. La voi­ture conte­nant les
pri­son­niers arrive, escor­tée par 200 hus­sards, sabre au clair.
Des huées s’é­lèvent. Devant le café
Mar­chand, un pelo­ton de hus­sards, sous la conduite d’un jeune
lieu­te­nant, monocle à l’œil,
pro­voque la foule en fai­sant des mou­li­nets. Cette atti­tude exaspère
les gré­vistes ; des dis­putes s’engagent.

À
un cer­tain moment, l’é­lé­gant lieu­te­nant s’a­muse à
poin­ter son sabre sur le sein des femmes. Il est menaçant :
« Nous allons vous mon­trer com­ment on fait le moulinet. »
Et il fait suivre cette phrase d’un geste ordu­rier, de ce geste qu’on
appelle « tailler une basane ».

Devant cette grossièreté
répu­gnante du grand sei­gneur, les femmes l’apostrophent
ver­te­ment, lui cra­chant leur mépris et leur haine. Le galonné,
aus­si­tôt, ordonne à ses hommes de char­ger et ils
chargent. Les ouvriers n’ont que des pierres pour se défendre.
Une dizaine sont bles­sés de coups de sabre. Trois sont
arrê­tés : Devèze, Cham­pe­nois et Deschamps ;
on les conduit, en voi­ture, à la gendarmerie.

L’in­di­gna­tion est à
son comble ; femmes et enfants jettent des pierres aux soldats
qui viennent de trem­per leurs sabres dans le sang ouvrier. Si l’on
comp­tait ter­ri­fier les ouvriers par ces démonstrations
san­glantes, on s’est trom­pé. Leur haine n’en est qu’avivée.

Le 11, sept nouvelles
arres­ta­tions sont encore faites. Le 12, cinq autres. Le 13, on
arrête, à Val­dam­pière, les cama­rades Lepostallec
et Julien Louis, du bureau syn­di­cal. Le pré­fet prend un arrêté
obli­geant les cafe­tiers à fer­mer à 9 heures du soir.

Depuis trois jours, il
arrive des troupes sans arrê­ter. La région est divisée
en trois secteurs :

1er :
Méru, 4 pelo­tons de hus­sards et autant de cuirassiers ;
Lor­mai­son, 2 pelo­tons de hus­sards ; Ivry, un pelo­ton de
chas­seurs ; Henon­ville, un pelo­ton de cuirassiers ;
Amblain­ville, 3 pelo­tons de cui­ras­siers ; La Vil­le­neuve, un
pelo­ton de chasseurs. 

2e : À
Saint-Cré­pin, Val­dam­pierre, La Hous­soye, Fres­neaux et au
Mes­nil, 5 pelo­tons de chas­seurs, 2 de hus­sards, 5 de dragons.

3e :
Ande­ville, 4 pelo­tons de dragons.

Le général
Nico­las et le pré­fet s’ins­tallent à l’hô­tel de
ville de Méru. Le géné­ral Joffre contrôle
les mesures militaires.

Grève générale d’une journée

Les événements
de ces der­niers jours n’ont pas été sans ame­ner les
patrons à de salu­taires réflexions. Le 13, le travail
est repris chez nombre d’in­dus­triels qui consentent enfin à
exé­cu­ter leurs promesses.

Mais les ouvriers ne
sont pas abat­tus. Loin de là. Ils rentrent mais ils veulent
qu’on les sache capables de sor­tir à nou­veau. Des réunions
sont faites dans tous les centres bou­ton­niers, le 13 au soir. Six
délé­gués de la C.G.T..sont venus. Et partout,
l’ordre du jour sui­vant est acclamé :

Le Comi­té
exé­cu­tif de grève,

Considérant
qu’il res­sort que d’une façon presque générale
les patrons acceptent le contrat et les tarifs pas­sés entre le
syn­di­cat ouvrier, le syn­di­cat patro­nal et les patrons non syndiqués ;

Considérant,
d’autre part, qu’un cer­tain nombre de patrons, une petite minorité,
per­sistent à ne vou­loir faire tra­vailler qu’aux tarifs refusés
par les ouvriers en grève, et à n’ac­cep­ter que les
jaunes ;

Pour pro­tes­ter contre
cette atti­tude incom­pré­hen­sible de la part de ceux qui ont
signé le contrat et qui sont par­jures à leur parole ;

Pour pro­tes­ter contre
l’en­voi de sol­dats qui, bien­tôt, seront plus nom­breux que les
gré­vistes, et, aus­si contre les arres­ta­tions odieuses qui se
pro­duisent chaque jour, au mépris du plus strict droit de
jus­tice, étant don­né qu’elles sont faites au petit
bon­heur et sur des dénon­cia­tions qui n’ont aucun fondement ;

Le Comité
exé­cu­tif décide :

1° Tous les
tra­vailleurs du bou­ton ces­se­ront le tra­vail pen­dant vingt-quatre
heures, du mer­cre­di matin au jeu­di matin, de façon à
démon­trer qu’en cas d’ap­pel du Comi­té, ils sont prêts
à faire une grève géné­rale de temps
indéterminé ;

2° Toutes les
usines ne payant pas le tarif sont mises à l’in­dex à
dater de ce jour. Il est for­mel­le­ment inter­dit à tous de s’y
pré­sen­ter pour y être embauché ;

3° Si, par
impos­sible, d’autres patrons se refu­saient, dans l’a­ve­nir, à
conti­nuer à payer les tarifs, la grève générale
avec toutes ses consé­quences serait immédiatement
déclarée ;

4° Pour soutenir
les cama­rades res­tant en grève, tous ceux occupés
ver­se­ront au comi­té de grève la somme de 2 francs par
semaine. Les femmes et les enfants au-des­sous de seize ans verseront
1 franc par semaine. Il sera alloué à tous les
gré­vistes des usines à l’in­dex, pour leur per­mettre de
vivre, une indem­ni­té en argent par chef de famille et suivant
les res­sources de la caisse de grève. De plus, les soupes
conti­nue­ront pour eux en permanence ;

5° Le Comité
exé­cu­tif de grève res­te­ra en fonc­tions et aura tous
pou­voirs pour déci­der d’un nou­veau mou­ve­ment si cela est
nécessaire.

La belle journée
que celle du 14 avril ! La déci­sion de la veille est
obser­vée par tous. Tous les bou­ton­niers ont quit­té les
usines ; tous les table­tiers, tous les autres corps de métiers :
maçons, char­pen­tiers, méca­ni­ciens, etc. On sent la
puis­sance de la soli­da­ri­té. En des jour­nées comme
celle-là, on vit dou­ble­ment. La classe ouvrière se sent
forte : la confiance lui rem­plit le cœur. Quel que soit le
cours des évé­ne­ments, quelles que soient les
dif­fi­cul­tés à venir, voi­là une journée
dont cha­cun gar­de­ra le sou­ve­nir comme un témoi­gnage qu’il ne
faut jamais déses­pé­rer du pro­lé­ta­riat et que de
grandes jour­nées révo­lu­tion­naires sont possibles.

Dès 11 heures du
matin, les gré­vistes rap­pliquent à Méru de tous
les centres. On se réunit place du Jeu de Paume. À
midi, on est 5.000. Les femmes en tête, on par­court les rues de
la ville en chan­tant l’In­ter­na­tio­nale. Devant la gare, des
chas­seurs à pied sont mas­sés. Le cor­tège, qui
s’est gros­si encore, défile devant eux en scan­dant ce cri :
« Crosse en l’air ! Crosse en l’air ! »
Et les piou­pious sou­rient bien­veillam­ment. Jus­qu’aux officiers,
d’ailleurs. C’est la revanche du 10 avril !

La colonne redescend
place du Jeu de Paume, où nous tenons une réunion. Et
cha­cun, Niel, Gui­gnet, Génie, Del­pech, nous tirons la leçon
des évé­ne­ments der­niers ain­si que de cette journée.

À
5 heures et demie, nou­velle mani­fes­ta­tion à la gare, pour
accom­pa­gner un exode d’en­fants diri­gés sur Per­san. Réunion
encore le soir, salle Angonin.

Le len­de­main, le travail
est repris dans les usines où le tarif est respecté.
Dou­delle, Troisœufs,
Taba­ry, résistent tou­jours. Mar­chand cherche noise à
son per­son­nel. À
Val­dam­pierre, Gobert et Ran­du laissent leurs usines fermées.

Le commandant de la chasse à courre

Une réunion est
orga­ni­sée à Méru, par l’Asso­cia­tion
inter­na­tio­nale anti­mi­li­ta­riste
, pour le dimanche 18. Une affiche
l’an­nonce en ces termes :

Pen­dant la grève
des bou­ton­niers, à l’heure actuelle encore, la région a
été et demeure enva­hie par les troupes. 

Contre les
tra­vailleurs, en géné­ral, le capi­tal a concentré
dans le pays des ouvriers revê­tus de l’uniforme.

L’heure n’est-elle
pas venue d’é­tu­dier et de résoudre entre nous la
ques­tion si grave du rôle de l’ar­mée dans les grèves ?

Nous le croyons, et
c’est pour cette rai­son que nous vous invi­tons à la grande
réunion qui aura lieu le 18 avril, à deux heures, salle
Ango­nin, à Méru.

Le 18, au matin, je me
rends à Lor­mai­son faire une confé­rence. J’ap­prends là
quelques agis­se­ments de l’homme d’hon­neur Troisœufs,
qui a ren­voyé une ouvrière après l’a­voir giflée,
et qui occupe ses loi­sirs à jeter des bâtons dans les
roues des cyclistes qui passent devant son usine. J’ai connaissance
aus­si de quelques pro­pos tenus par le com­man­dant de gendarmerie
Barotte. Selon ce pan­dore en chef, les auto­ri­tés militaires
man­que­raient d’éner­gie. Ah ! s’il avait, lui, la
direc­tion de la police, ça chan­ge­rait. Il met­trait tout
bon­ne­ment la région en état de siège et
inter­di­rait toute com­mu­ni­ca­tion d’un vil­lage à un autre. De
cette façon, on aurait faci­le­ment rai­son de tous les fainéants
qui sont sou­doyés par les par­tis réac­tion­naires et qui
sont menés par les anarchistes.

Les fainéants,
c’est nous ; le tra­vailleur, c’est lui, qui n’a jamais rien
fichu de ses dix doigts ; les ven­dus, c’est nous, et non pas
lui, qui vit en fai­sant le métier de mouchard !

Ce brave com­man­dant, je
le retrouve l’a­près-midi, à la réunion, sur la
place des Armes. Le com­mis­saire spé­cial s’étant
ins­tal­lé sur la tri­bune de la salle Ango­nin, nous n’a­vons fait
ni une, ni deux ; nous l’a­vons plan­té là et invité
les audi­teurs, au nombre de plus de 2.000, à se rendre sur la
place des Armes, où une estrade de for­tune est vite dressée.

Je pro­fite de la réunion
pour don­ner les der­nières nou­velles de la grève et pour
signa­ler le nou­veau coup que pré­pare le pré­fet, ce bon
M. Meu­nier, qui nous conseillait si vive­ment de main­te­nir sans
fai­blesse le contrat du 31 mars signé par les patrons.
Aujourd’­hui, il s’oc­cupe à faire dres­ser un nou­veau tarif par
son conseiller de pré­fec­ture Bous­son. Le préfet
mora­liste et l’homme d’hon­neur Mar­chand pré­tendent que ce
nou­veau tarif est le véri­table tarif d’An­de­ville. M. Marchand
déclare que ce tarif est le sien. Il lui faut un certain
tou­pet, puis­qu’il paie encore celui qui fut signé le 31 mars.

Ah ! quelles
cra­pules que ces hon­nêtes bour­geois ! Voyez ce préfet
hypo­crite et men­teur ! Voyez ce patron qui pousse ses confrères
à la résis­tance parce qu’il a, lui, une usine à
Hermies[[Une preuve de l’hon­nê­te­té de M. Mar­chand. À Hen­nies, beau­coup d’ou­vriers font la mois­son quand vient la sai­son. À leur retour, ils sont obli­gés de ver­ser 40 francs d’indemnité.]],
dans le Pas-de-Calais, qui pour­ra pen­dant ce temps écou­ler son
stock et tra­vailler à pleins bras.

J’en suis là de
mon dis­cours, quand j’a­per­çois tout à coup dans la
foule le com­man­dant de gen­dar­me­rie Barotte. Un gros cigare à
la bouche, il me regarde en haus­sant dédai­gneu­se­ment les
épaules. Mon sang ne fait qu’un tour :

«— Mais
oui ! com­man­dant de la chasse à courre de la bête
humaine, vous pou­vez haus­ser les épaules. Vous êtes
déco­ré ! Pro­ba­ble­ment pour avoir assassiné
des nôtres ! Ah ! com­man­dant de la chasse à
courre, vous pou­vez sou­rire et nous mépri­ser. Il faut quand
même que vous soyez une brute pour faire ce métier dont
vous devriez rou­gir. Nous, nous lut­tons pour conser­ver la bouchée
de pain à nos enfants tan­dis que vous, vous venez pour nous
assas­si­ner lâche­ment. Demain c’est vos enfants eux-mêmes
que vous assas­si­ne­riez si l’ordre vous en était donné ! »

Le pan­dore en chef
hausse encore une fois les épaules et se retire. Mais
Vio­lette, qui me suc­cède à la tri­bune, n’a pas prononcé
quelques phrases qu’une panique se pro­duit dans la foule, provoquée
par l’ar­ri­vée d’un esca­dron de cui­ras­siers précédé
de gen­darmes, du Pré­fet, du géné­ral, du juge
d’ins­truc­tion, du com­mis­saire spé­cial, etc.

Les gré­vistes se
res­sai­sissent vive­ment. Sur l’es­trade où se trouvent aussi
Vio­lette, de Mar­mande, Del­pech, nous enton­nons l’In­ter­na­tio­nale.

Les cava­liers, rangés
en bataille, s’a­vancent au pas, puis au trot jus­qu’au pied de
l’es­trade que nous sommes obli­gés d’a­ban­don­ner, mais pas avant
d’a­voir crié à la foule un lieu de ralliement :
Réunion à la salle Ango­nin ! Les cuirassiers
partent au galop ; ils chargent pour déblayer la place ;
per­sonne, heu­reu­se­ment, n’est bles­sé. Seul un gen­darme à
pied est ren­ver­sé par les che­vaux de ses collègues.

Des amis m’entraînent,
afin d’é­vi­ter l’ar­res­ta­tion. Pen­dant ce temps, Del­pech et
Vio­lette, entou­rés de cama­rades, pro­testent auprès du
Pré­fet. Ils lui rap­pellent que lorsque les révolutionnaires
mani­fes­taient à Long­champs, on ne les char­geait pas, on ne les
sabrait pas alors. — La Répu­blique n’a pas de pires ennemis
que vous, leur répond le Préfet.

Un pelo­ton de
cui­ras­siers monte à bride abat­tue la rue Gam­bet­ta, poursuivant
le nom­mé Finet, d’Am­blain­ville, que des mou­chards ont signalé
comme por­teur de pla­cards anti­mi­li­ta­ristes. Il est arrêté
mais relâ­ché aus­si­tôt, ayant été
accu­sé à faux.

Les mani­fes­tants se
retrouvent salle Ango­nin. Vio­lette, Del­pech et de Mar­mande y font une
courte confé­rence. Pour sor­tir de la salle, les grévistes
sont obli­gés de pas­ser un par un entre deux ran­gées de
sol­dats. Des poli­ciers épient les visages. C’est moi,
paraît-il, dont on tient à revoir la figure. Ne me
trou­vant pas dans ce cri­blage, on fouille l’hô­tel de fond en
comble. À cette
heure, je suis bien tran­quille­ment à Andeville.

Jus­qu’à sept
heures du soir, la place du Jeu de Paume est inter­dite aux
pro­me­neurs. La troupe en barre les accès. Vers huit heures,
des groupes se forment rue Natio­nale, criant aux hussards :
« Assas­sins ! À
bas l’ar­mée ! » Sur la place de l’Église,
les hus­sards chargent la foule. Un jeune homme est arrêté
pour injures à l’armée.

Le len­de­main 19, à
trois heures du matin, un esca­dron de cui­ras­siers ren­for­cé de
gen­darmes à che­val se pré­sente devant ma maisonnette.
Un com­mis­saire spé­cial frappe à la porte. Ma compagne
lui ouvre, mais, je ne suis plus là ; l’oi­seau s’est
envolé.

Les chas­seurs de bêtes
humaines sont tout navrés de retour­ner bre­douilles à
Méru. Ce n’é­tait vrai­ment pas la peine de se lever de
si bon matin.

Je suis par­ti, mais la
résis­tance conti­nue­ra aus­si vigou­reu­se­ment. Pour un moine
absent, l’ab­baye ne chôme pas, hein ? De même, le
comi­té de grève.

Le soir même, des
délé­gués de toutes les sec­tions syn­di­cales se
réunissent. Ils me nomment un rem­pla­çant. C’est Lucien
Pla­tel, mon frère, Gui­gnet, d’Am­blain­ville, est délégué
à la propagande.

Des réunions sont
déci­dées pour le len­de­main soir. Quoi que fassent les
auto­ri­tés, il faut que les gré­vistes tiennent bon ;
il n’y a pas d’autre moyen pour cela que de les réunir chacun
dans leurs localités.

À
Ande­ville, l’ordre du jour sui­vant est voté. Toutes les autres
réunions l’a­dop­te­ront à leur tour :

Les ouvriers
bou­ton­niers d’An­de­ville déclarent repous­ser toutes les
pro­po­si­tions patro­nales qui pour­raient être faites par
l’in­ter­mé­diaire du Pré­fet ou autres per­son­nages plus ou
moins offi­ciels à la solde du capital ;

Déclarent ne
connaître qu’un tarif : celui pro­po­sé par l’Union
syn­di­cale des ouvriers Table­tiers de l’Oise, signé par la
majo­ri­té des patrons en pré­sence de M. Meu­nier, préfet
de l’Oise ;

Si les patrons sont
par­jures à leur parole et à leur signa­ture, eux ne
seront pas assez lâches ni assez bêtes pour tom­ber dans
les pièges gros­siers et stu­pides où l’on veut les faire
tomber ;

Protestent
éner­gi­que­ment contre les pro­vo­ca­tions patronales,
gou­ver­ne­men­tales et poli­cières, se déclarent disposés
à employer tous les moyens pour obte­nir complète
satis­fac­tion, et se séparent au cri de : Vive la
soli­da­ri­té ouvrière ! Vive la C.G.T. !

Le préfet
mora­liste ne chôme pas non plus. Pour prou­ver sa sym­pa­thie aux
gré­vistes, il fait arrê­ter le cama­rade Vas­seur. Il
ren­voie deux esca­drons de chas­seurs à che­val, mais pour les
rem­pla­cer par autant de cui­ras­siers, aux­quels il ajoute 150 chasseurs
à pied.

Il convoque à la
pré­fec­ture, Mar­chand, Troisœufs
père, Dou­delle père — ces mêmes personnages
qu’il nous féli­ci­tait l’autre jour d’a­voir fait mettre à
la porte de la réunion du 31 mars. Il a besoin de leurs
lumières pour confec­tion­ner un nou­veau pacte de famine et
d’in­fa­mie : le tarif Bous­son, dont j’a­vais eu vent et que
j’a­vais démas­qué à la réunion du Jeu de
Paume.

Le contrat signé
le 31 mars conte­nait ce paragraphe :

1° Les fabricants
sus­nom­més s’en­gagent à payer les prix du tarif
d’An­de­ville, annexé au pré­sent contrat, et pro­po­sé
par l’U­nion syn­di­cale des ouvriers Table­tiers de l’Oise

Nulle équivoque
n’é­tait pos­sible. Le texte était clair et net.
L’en­ga­ge­ment bien défi­ni. Notre tarif, nous l’a­vions remis aux
mains du tré­so­rier patro­nal et il avait été
publié assez sou­vent anté­rieu­re­ment pour qu’aucun
patron ne l’ignore.

C’est là-dessus
pour­tant que l’on va hypo­cri­te­ment ergo­ter : Le véritable
tarif d’An­de­ville ne serait pas celui pro­po­sé par le syndicat.

Au fond, qu’im­porte la
fer­me­té et la clar­té des enga­ge­ments pris ! Les
patrons ne voient là qu’un moyen de ten­ter une nouvelle
manœuvre pour las­ser les gré­vistes. Leur signa­ture d’«hommes
d’hon­neur » ils s’en fichent pas mal et le préfet
autant qu’eux. Doci­le­ment, celui-ci fera leur besogne, confiant à
son conseiller de pré­fec­ture Bous­son le soin de dresser,
d’a­près les livres des indus­triels d’An­de­ville, un nouveau
tarif, le vrai, l’u­nique tarif bre­ve­té du gouvernement.

Qui est-ce qui dresse ce
tarif ? Le Bous­son en ques­tion, allons donc ! Peut-être
sert-il de porte-plume ; mais celui qui dicte c’est Marchand.
S’il avait été capable de s’ins­pi­rer d’une pensée
hon­nête, ce conseiller de pré­fec­ture se serait d’abord
repor­té au texte du contrat signé le 31 mars qui ne
contient aucune obscurité.

Accep­ter le principe
d’é­ta­blir un nou­veau tarif, c’é­tait accep­ter de jouer
un rôle dans une manœuvre patro­nale. Établir
ce tarif de façon favo­rable aux patrons en était la
seule consé­quence possible.

D’ailleurs, où ce
conseiller de pré­fec­ture aurait-il pui­sé ses
connais­sances de bou­ton­nier ? Le bou­ton subit une quantité
de mani­pu­la­tions ; il y a plus de mille façons avec des
prix dif­fé­rents. Bien malin serait le pro­fane qui ne se
lais­se­rait pas dési­gner un article pour un autre et par
consé­quent rou­ler. En l’oc­cur­rence, le pro­fane ne demandait
pas autre chose.

Alors que dans le
pre­mier tarif inter­mé­diaire les femmes n’é­taient pas
dimi­nuées, cette fois, c’est elles qui sont le plus touchées.
La tac­tique patro­nale varie ; on avait escomp­té les
déta­cher du bloc gré­viste ; n’y ayant pas réussi,
on veut essayer du côté des ouvriers ; peut-être
n’au­ront-ils pas la même éner­gie ni les mêmes
qua­li­tés de soli­da­ri­té que leurs compagnes ?

Une fois ce tarif
éta­bli, le pré­fet convoque tous les patrons pour le
leur faire signer. Selon le pro­cès-ver­bal de la réunion,
ledit tarif Bous­son aurait été éta­bli d’après
les livres des indus­triels d’Andeville.

Affir­ma­tion singulière,
étant don­né que tous paient des prix supérieurs.
Mar­chand, comme ses col­lègues, a encore payé le tarif
du 31 mars pen­dant les trois semaines qui viennent de s’écouler.

Le pré­fet a
récol­té 36 signa­tures, annoncent les jour­naux. Ce
qu’ils ne disent pas c’est que six des signa­taires ne sont pas
fabri­cants. Ce qu’ils ne diront pas plus tard, c’est qu’un certain
nombre de patrons décla­rèrent offi­ciel­le­ment avoir été
sur­pris dans leur bonne foi en signant ce tarif qu’ils croyaient être
celui déjà signé le 31 mars.

La Com­mis­sion exécutive
de l’U­nion des table­tiers ne se laisse pas plus démon­ter par
cette manœuvre. Elle répond par l’ordre du jour suivant :

Le Comi­té
exé­cu­tif de grève des Table­tiers de l’Oise, réuni
à Ande­ville le 24 avril,

Considérant
qu’il n’a reçu aucune pièce offi­cielle concer­nant les
conclu­sions appor­tées dans la réunion des patrons,
tenue à la pré­fec­ture de Beau­vais, le ven­dre­di 23
avril, il n’a pas à dis­cu­ter et encore moins à accepter
les­dites conclusions ;

D’autre part, il ne
consi­dère une entente pos­sible qu’à la seule condition
que les patrons recon­naissent et se déclarent prêts à
appli­quer le tarif annexé au contrat signé le 31 mars
par la majo­ri­té des patrons, en pré­sence de M. le
pré­fet de l’Oise.

M. Mar­chand est si peu
ras­su­ré sur les consé­quences de son nou­veau forfait
qu’il ne repa­raît plus à Ande­ville à par­tir du
jour de la réunion à la préfecture.

J.-B. Pla­tel (à
suivre)

La Presse Anarchiste