Les gros patrons renient leur signature.
Nous ne nous attendions
pas à apprendre, en nous réveillant, le lendemain 1er
avril, que la lutte était à recommencer. Diable non !
C’est cela pourtant. Les journaux publient une note transmise par
l’Agence Havas où il est dit que « huit patrons ont
décidé de fermer leurs usines parce que la signature du
contrat leur a été imposée à l’aide de
menaces et qu’ils ont souscrit à un engagement qu’ils savaient
ne pouvoir tenir étant donnée leur situation
économique. »
Parmi ces patrons, il y
a tous les gros, tous les meneurs, tous les hommes du trust :
Doudelle, Troisœufs,
Tabary, Marchand, etc.
Interviewé au
sujet de cette note, le préfet accouche de la déclaration
suivante :
« Je tiens
messieurs les patrons pour des hommes d’honneur, par conséquent
j’ai la conviction absolue qu’ils tiendront les engagements qu’ils
ont souscrits de bonne foi, en toute indépendance et en toute
liberté. En douter serait leur faire la plus sanglante
injure. »
Paroles hypocrites !
Nous allons voir à l’œuvre ces hommes d’honneur. Nous allons
voir aussi les agissements du préfet moraliste ?
D’ailleurs, en avons-nous besoin ?
À
la suite de l’acceptation du contrat, n’est-ce pas M. Marchand-Hébert
qui insista tout particulièrement pour que la phrase suivante
soit ajoutée au bas du contrat : « Le présent
contrat a été élaboré sous la médiation
de M. Meunier, préfet de l’Oise, à qui patrons et
ouvriers adressent l’expression de leur reconnaissance. »
Cette phrase ne nous
plaisait pas du tout, est-il besoin de le dire ? Mais ne
prouve-t-elle pas surabondamment qu’il n’y eut aucunement contrainte
puisque les patrons manifestaient ainsi leur satisfaction et nous
forçaient même à nous y associer ?
Le lendemain, l’homme
d’honneur Marchand adresse à la Commission exécutive de
l’Union une modification au tarif accepté et signé
l’avant-veille. Nous lui répondons que « le tarif
et le contrat collectif ayant été acceptés et
signés par le syndicat patronal et les patrons non syndiqués,
nous devons observer strictement les conditions acceptées de
part et d’autre. »
M. Marchand, cependant,
ne persiste pas dans ses intentions. Mais, dans l’ensemble, les
patrons ne se pressent pas pour rouvrir leurs usines. Sauf
quelques-uns — peu nombreux — fidèles à leur
signature, la majorité manoeuvre pour diviser la classe
ouvrière, la démoraliser et l’amener à violer
elle-même le contrat en se présentant aux fabriques,
résignée à accepter les conditions que voudront
les patrons.
Doudelle, de
Saint-Crépin, et Tabary, de Lormaison, font annoncer qu’ils ne
rouvriront que le 13 et le 15 avril pour cause de réparations
de machines. Cependant ils font rouler pour quelques jaunes.
Troisœufs,
de Lormaison, lui, ne veut reprendre qu’un certain nombre d’ouvriers
et prétend ne les payer qu’au prix qui lui plaira. Quant à
l’affichage des tarifs dans les ateliers, il menace de les arracher
si on les appose. Il va plus loin : il coupe les conduites d’eau
des scieurs de troca, qui se trouvent ainsi dans l’impossibilité
de travailler.
Certains patrons taxent
leurs ouvriers et d’autres, quand on les interroge, répondent
de façon évasive. Les usines vont-elles rouvrir, oui ou
non ? Les patrons vont-ils respecter la convention ?
Quelque chose de louche se prépare.
Le dimanche 4, nous
sommes appelés, Isambart, de Méru, et moi, à la
préfecture. Que nous veut-on ? Ce qu’on nous demande,
c’est de signer un engagement par lequel nous répondrions de
l’ordre. La singulière idée ! Nous voyez-vous
transformés en gendarmes aux yeux de nos camarades, et en
otages, aux yeux des autorités ?
Nous répondons
carrément au préfet que nous ne sommes pas assez naïfs
pour signer notre mandat d’arrêt et, qu’au surplus, il ne nous
appartient pas de faire l’ordre ou le désordre.
Est-ce pour nous faire
oublier le traquenard qu’il vient de nous tendre, en tout cas le
préfet se lance dans une grande discussion. Il nous engage à
maintenir énergiquement nos justes revendications et à
ne pas laisser porter atteinte au contrat.
— Quand des patrons
prétendent qu’ils ont signé, le couteau sous la gorge,
dit-il, ils mentent. Si quelqu’un peut dire cela, c’est bien vous,
puisque j’avais fait cerner l’hôtel de ville par des gendarmes
et des hussards.
« Un honnête
homme n’a qu’une parole, et ce qui est signé doit être
suivi par les deux parties intéressées ; il n’y a
plus à y revenir.
« Vous ne
sauriez croire, mes amis, combien vous m’avez fait plaisir en
m’obligeant à faire sortir de la salle de l’hôtel de
ville ce Troisœufs père
et ce Doudelle qui, quoique n’étant plus fabricants, sont les
auteurs de tout le mal. »
Une dernière
fois, il nous engage à maintenir fermement le contrat, nous
assurant que les grévistes ont toute sa sympathie. Grande
poignée de main là-dessus.
Nous acceptons la
poignée de main et les déclarations de sympathie pour
ce qu’elles valent. Nous n’oublions pas ce qu’il y avait sous ce beau
bouquet.
Une nuit de révolte
Les grévistes
avaient cru la grève terminée ; ils avaient compté
reprendre le travail dès le lundi. Nous voici au 9 et l’on
chôme à peu près partout. Chaque jour la colère
monte. Elle éclate.
Dans la nuit du 9 au 10,
une colonne de grévistes venus de tous les centres se
concentre à Lormaison. Ils sont bien 600. Ils commencent par
briser les vitres de la maison Lignez. De là, ils se rendent
aux autres usines. Une nuit très obscure les favorise. En
chemin, les vitres des jaunes sont honorées de quelques
pierres. Voici l’usine Tabary ; les vitres sont réduites
en miettes.
Une dizaine de
gendarmes, cependant, accompagnent les grévistes ; ils
leur conseillent paternellement de s’éloigner.
— Vous en avez fait
assez, disent-ils, allez un peu plus loin.
Les journaux
capitalistes imprimeront pourtant, le lendemain, que c’est grâce
au sang-froid et au dévouement des gendarmes que des malheurs
furent évités.
Dans la rue du Moulin,
les vitres des jaunes sont également brisées. Celles
d’un contremaître de l’usine Troisœufs,
le nommé Dupré, que son patron a établi marchand
de vins, volent en éclats. Tout y passe, jusqu’aux litres de
boissons et aux bocaux installés à la vitrine. Dupré
sort avec une lumière et tire deux coups de revolver. La foule
riposte à coups de pierres.
Puis elle se rend devant
l’usine Troisœufs, où
les vitrages subissent le sort des autres. — C’est bon, disent les
gendarmes, vous en avez fait assez. — Laissez, nous casser encore
celui-ci ! ripostent quelques grévistes. — Eh bien !
oui, répondent les gendarmes. Brisez encore ces deux-là,
mais c’est tout !
Ce travail accompli, les
manifestants se rendent à Saint-Crépin, distant de 3
kilomètres. Arrivés devant l’usine Doudelle, ils
descellent la grille de façade, pénètrent dans
la cour. Les carreaux et vitrages sont brisés à coups
de briques ; les portes des magasins à boutons sont enfoncées
à l’aide de leviers et la route est aussitôt couverte de
boutons sur une longueur d’une trentaine de mètres.
À
Saint-Crépin, comme à Lormaison, nos braves pandores se
montrent conciliants. C’est qu’ils sont peu nombreux. Ils cognent
lorsqu’ils sont 10 contre un ; ils sont doux quand c’est le
contraire.
Arrestations en masse
La colonne de grévistes
se disperse vers les deux heures du matin. À
trois heures, le préfet s’amène en automobile,
accompagné du juge d’instruction et du procureur de la
République.
Au lever du jour, des
arrestations sont opérées à Lormaison, à
Méru et à Lardières. Le bureau tout entier du
syndicat de Lormaison est arrêté : Tavaux, le
secrétaire ; Noël, le secrétaire adjoint ;
Gueulle, le trésorier. D’autres camarades encore :
Fernand Winter, Maréchal, Aumont, Laure Dufer, les deux frères
Dhée, Arthur Leroux, Ernest Dauchel, Doyelle Siméon
fils.
Les trois camarades du
bureau sont immédiatement dirigés sur la prison de
Beauvais ; une voiture les y conduit par des chemins détournés.
Le départ du
deuxième convoi est pour 6 heures et demie. Les grévistes
sont accourus en masse pour protester. La voiture contenant les
prisonniers arrive, escortée par 200 hussards, sabre au clair.
Des huées s’élèvent. Devant le café
Marchand, un peloton de hussards, sous la conduite d’un jeune
lieutenant, monocle à l’œil,
provoque la foule en faisant des moulinets. Cette attitude exaspère
les grévistes ; des disputes s’engagent.
À
un certain moment, l’élégant lieutenant s’amuse à
pointer son sabre sur le sein des femmes. Il est menaçant :
« Nous allons vous montrer comment on fait le moulinet. »
Et il fait suivre cette phrase d’un geste ordurier, de ce geste qu’on
appelle « tailler une basane ».
Devant cette grossièreté
répugnante du grand seigneur, les femmes l’apostrophent
vertement, lui crachant leur mépris et leur haine. Le galonné,
aussitôt, ordonne à ses hommes de charger et ils
chargent. Les ouvriers n’ont que des pierres pour se défendre.
Une dizaine sont blessés de coups de sabre. Trois sont
arrêtés : Devèze, Champenois et Deschamps ;
on les conduit, en voiture, à la gendarmerie.
L’indignation est à
son comble ; femmes et enfants jettent des pierres aux soldats
qui viennent de tremper leurs sabres dans le sang ouvrier. Si l’on
comptait terrifier les ouvriers par ces démonstrations
sanglantes, on s’est trompé. Leur haine n’en est qu’avivée.
Le 11, sept nouvelles
arrestations sont encore faites. Le 12, cinq autres. Le 13, on
arrête, à Valdampière, les camarades Lepostallec
et Julien Louis, du bureau syndical. Le préfet prend un arrêté
obligeant les cafetiers à fermer à 9 heures du soir.
Depuis trois jours, il
arrive des troupes sans arrêter. La région est divisée
en trois secteurs :
1er :
Méru, 4 pelotons de hussards et autant de cuirassiers ;
Lormaison, 2 pelotons de hussards ; Ivry, un peloton de
chasseurs ; Henonville, un peloton de cuirassiers ;
Amblainville, 3 pelotons de cuirassiers ; La Villeneuve, un
peloton de chasseurs.
2e : À
Saint-Crépin, Valdampierre, La Houssoye, Fresneaux et au
Mesnil, 5 pelotons de chasseurs, 2 de hussards, 5 de dragons.
3e :
Andeville, 4 pelotons de dragons.
Le général
Nicolas et le préfet s’installent à l’hôtel de
ville de Méru. Le général Joffre contrôle
les mesures militaires.
Grève générale d’une journée
Les événements
de ces derniers jours n’ont pas été sans amener les
patrons à de salutaires réflexions. Le 13, le travail
est repris chez nombre d’industriels qui consentent enfin à
exécuter leurs promesses.
Mais les ouvriers ne
sont pas abattus. Loin de là. Ils rentrent mais ils veulent
qu’on les sache capables de sortir à nouveau. Des réunions
sont faites dans tous les centres boutonniers, le 13 au soir. Six
délégués de la C.G.T..sont venus. Et partout,
l’ordre du jour suivant est acclamé :
Le Comité
exécutif de grève,
Considérant
qu’il ressort que d’une façon presque générale
les patrons acceptent le contrat et les tarifs passés entre le
syndicat ouvrier, le syndicat patronal et les patrons non syndiqués ;
Considérant,
d’autre part, qu’un certain nombre de patrons, une petite minorité,
persistent à ne vouloir faire travailler qu’aux tarifs refusés
par les ouvriers en grève, et à n’accepter que les
jaunes ;
Pour protester contre
cette attitude incompréhensible de la part de ceux qui ont
signé le contrat et qui sont parjures à leur parole ;
Pour protester contre
l’envoi de soldats qui, bientôt, seront plus nombreux que les
grévistes, et, aussi contre les arrestations odieuses qui se
produisent chaque jour, au mépris du plus strict droit de
justice, étant donné qu’elles sont faites au petit
bonheur et sur des dénonciations qui n’ont aucun fondement ;
Le Comité
exécutif décide :
1° Tous les
travailleurs du bouton cesseront le travail pendant vingt-quatre
heures, du mercredi matin au jeudi matin, de façon à
démontrer qu’en cas d’appel du Comité, ils sont prêts
à faire une grève générale de temps
indéterminé ;
2° Toutes les
usines ne payant pas le tarif sont mises à l’index à
dater de ce jour. Il est formellement interdit à tous de s’y
présenter pour y être embauché ;
3° Si, par
impossible, d’autres patrons se refusaient, dans l’avenir, à
continuer à payer les tarifs, la grève générale
avec toutes ses conséquences serait immédiatement
déclarée ;
4° Pour soutenir
les camarades restant en grève, tous ceux occupés
verseront au comité de grève la somme de 2 francs par
semaine. Les femmes et les enfants au-dessous de seize ans verseront
1 franc par semaine. Il sera alloué à tous les
grévistes des usines à l’index, pour leur permettre de
vivre, une indemnité en argent par chef de famille et suivant
les ressources de la caisse de grève. De plus, les soupes
continueront pour eux en permanence ;
5° Le Comité
exécutif de grève restera en fonctions et aura tous
pouvoirs pour décider d’un nouveau mouvement si cela est
nécessaire.
La belle journée
que celle du 14 avril ! La décision de la veille est
observée par tous. Tous les boutonniers ont quitté les
usines ; tous les tabletiers, tous les autres corps de métiers :
maçons, charpentiers, mécaniciens, etc. On sent la
puissance de la solidarité. En des journées comme
celle-là, on vit doublement. La classe ouvrière se sent
forte : la confiance lui remplit le cœur. Quel que soit le
cours des événements, quelles que soient les
difficultés à venir, voilà une journée
dont chacun gardera le souvenir comme un témoignage qu’il ne
faut jamais désespérer du prolétariat et que de
grandes journées révolutionnaires sont possibles.
Dès 11 heures du
matin, les grévistes rappliquent à Méru de tous
les centres. On se réunit place du Jeu de Paume. À
midi, on est 5.000. Les femmes en tête, on parcourt les rues de
la ville en chantant l’Internationale. Devant la gare, des
chasseurs à pied sont massés. Le cortège, qui
s’est grossi encore, défile devant eux en scandant ce cri :
« Crosse en l’air ! Crosse en l’air ! »
Et les pioupious sourient bienveillamment. Jusqu’aux officiers,
d’ailleurs. C’est la revanche du 10 avril !
La colonne redescend
place du Jeu de Paume, où nous tenons une réunion. Et
chacun, Niel, Guignet, Génie, Delpech, nous tirons la leçon
des événements derniers ainsi que de cette journée.
À
5 heures et demie, nouvelle manifestation à la gare, pour
accompagner un exode d’enfants dirigés sur Persan. Réunion
encore le soir, salle Angonin.
Le lendemain, le travail
est repris dans les usines où le tarif est respecté.
Doudelle, Troisœufs,
Tabary, résistent toujours. Marchand cherche noise à
son personnel. À
Valdampierre, Gobert et Randu laissent leurs usines fermées.
Le commandant de la chasse à courre
Une réunion est
organisée à Méru, par l’Association
internationale antimilitariste, pour le dimanche 18. Une affiche
l’annonce en ces termes :
Pendant la grève
des boutonniers, à l’heure actuelle encore, la région a
été et demeure envahie par les troupes.
Contre les
travailleurs, en général, le capital a concentré
dans le pays des ouvriers revêtus de l’uniforme.
L’heure n’est-elle
pas venue d’étudier et de résoudre entre nous la
question si grave du rôle de l’armée dans les grèves ?
Nous le croyons, et
c’est pour cette raison que nous vous invitons à la grande
réunion qui aura lieu le 18 avril, à deux heures, salle
Angonin, à Méru.
Le 18, au matin, je me
rends à Lormaison faire une conférence. J’apprends là
quelques agissements de l’homme d’honneur Troisœufs,
qui a renvoyé une ouvrière après l’avoir giflée,
et qui occupe ses loisirs à jeter des bâtons dans les
roues des cyclistes qui passent devant son usine. J’ai connaissance
aussi de quelques propos tenus par le commandant de gendarmerie
Barotte. Selon ce pandore en chef, les autorités militaires
manqueraient d’énergie. Ah ! s’il avait, lui, la
direction de la police, ça changerait. Il mettrait tout
bonnement la région en état de siège et
interdirait toute communication d’un village à un autre. De
cette façon, on aurait facilement raison de tous les fainéants
qui sont soudoyés par les partis réactionnaires et qui
sont menés par les anarchistes.
Les fainéants,
c’est nous ; le travailleur, c’est lui, qui n’a jamais rien
fichu de ses dix doigts ; les vendus, c’est nous, et non pas
lui, qui vit en faisant le métier de mouchard !
Ce brave commandant, je
le retrouve l’après-midi, à la réunion, sur la
place des Armes. Le commissaire spécial s’étant
installé sur la tribune de la salle Angonin, nous n’avons fait
ni une, ni deux ; nous l’avons planté là et invité
les auditeurs, au nombre de plus de 2.000, à se rendre sur la
place des Armes, où une estrade de fortune est vite dressée.
Je profite de la réunion
pour donner les dernières nouvelles de la grève et pour
signaler le nouveau coup que prépare le préfet, ce bon
M. Meunier, qui nous conseillait si vivement de maintenir sans
faiblesse le contrat du 31 mars signé par les patrons.
Aujourd’hui, il s’occupe à faire dresser un nouveau tarif par
son conseiller de préfecture Bousson. Le préfet
moraliste et l’homme d’honneur Marchand prétendent que ce
nouveau tarif est le véritable tarif d’Andeville. M. Marchand
déclare que ce tarif est le sien. Il lui faut un certain
toupet, puisqu’il paie encore celui qui fut signé le 31 mars.
Ah ! quelles
crapules que ces honnêtes bourgeois ! Voyez ce préfet
hypocrite et menteur ! Voyez ce patron qui pousse ses confrères
à la résistance parce qu’il a, lui, une usine à
Hermies[[Une preuve de l’honnêteté de M. Marchand. À Hennies, beaucoup d’ouvriers font la moisson quand vient la saison. À leur retour, ils sont obligés de verser 40 francs d’indemnité.]],
dans le Pas-de-Calais, qui pourra pendant ce temps écouler son
stock et travailler à pleins bras.
J’en suis là de
mon discours, quand j’aperçois tout à coup dans la
foule le commandant de gendarmerie Barotte. Un gros cigare à
la bouche, il me regarde en haussant dédaigneusement les
épaules. Mon sang ne fait qu’un tour :
«— Mais
oui ! commandant de la chasse à courre de la bête
humaine, vous pouvez hausser les épaules. Vous êtes
décoré ! Probablement pour avoir assassiné
des nôtres ! Ah ! commandant de la chasse à
courre, vous pouvez sourire et nous mépriser. Il faut quand
même que vous soyez une brute pour faire ce métier dont
vous devriez rougir. Nous, nous luttons pour conserver la bouchée
de pain à nos enfants tandis que vous, vous venez pour nous
assassiner lâchement. Demain c’est vos enfants eux-mêmes
que vous assassineriez si l’ordre vous en était donné ! »
Le pandore en chef
hausse encore une fois les épaules et se retire. Mais
Violette, qui me succède à la tribune, n’a pas prononcé
quelques phrases qu’une panique se produit dans la foule, provoquée
par l’arrivée d’un escadron de cuirassiers précédé
de gendarmes, du Préfet, du général, du juge
d’instruction, du commissaire spécial, etc.
Les grévistes se
ressaisissent vivement. Sur l’estrade où se trouvent aussi
Violette, de Marmande, Delpech, nous entonnons l’Internationale.
Les cavaliers, rangés
en bataille, s’avancent au pas, puis au trot jusqu’au pied de
l’estrade que nous sommes obligés d’abandonner, mais pas avant
d’avoir crié à la foule un lieu de ralliement :
Réunion à la salle Angonin ! Les cuirassiers
partent au galop ; ils chargent pour déblayer la place ;
personne, heureusement, n’est blessé. Seul un gendarme à
pied est renversé par les chevaux de ses collègues.
Des amis m’entraînent,
afin d’éviter l’arrestation. Pendant ce temps, Delpech et
Violette, entourés de camarades, protestent auprès du
Préfet. Ils lui rappellent que lorsque les révolutionnaires
manifestaient à Longchamps, on ne les chargeait pas, on ne les
sabrait pas alors. — La République n’a pas de pires ennemis
que vous, leur répond le Préfet.
Un peloton de
cuirassiers monte à bride abattue la rue Gambetta, poursuivant
le nommé Finet, d’Amblainville, que des mouchards ont signalé
comme porteur de placards antimilitaristes. Il est arrêté
mais relâché aussitôt, ayant été
accusé à faux.
Les manifestants se
retrouvent salle Angonin. Violette, Delpech et de Marmande y font une
courte conférence. Pour sortir de la salle, les grévistes
sont obligés de passer un par un entre deux rangées de
soldats. Des policiers épient les visages. C’est moi,
paraît-il, dont on tient à revoir la figure. Ne me
trouvant pas dans ce criblage, on fouille l’hôtel de fond en
comble. À cette
heure, je suis bien tranquillement à Andeville.
Jusqu’à sept
heures du soir, la place du Jeu de Paume est interdite aux
promeneurs. La troupe en barre les accès. Vers huit heures,
des groupes se forment rue Nationale, criant aux hussards :
« Assassins ! À
bas l’armée ! » Sur la place de l’Église,
les hussards chargent la foule. Un jeune homme est arrêté
pour injures à l’armée.
Le lendemain 19, à
trois heures du matin, un escadron de cuirassiers renforcé de
gendarmes à cheval se présente devant ma maisonnette.
Un commissaire spécial frappe à la porte. Ma compagne
lui ouvre, mais, je ne suis plus là ; l’oiseau s’est
envolé.
Les chasseurs de bêtes
humaines sont tout navrés de retourner bredouilles à
Méru. Ce n’était vraiment pas la peine de se lever de
si bon matin.
Je suis parti, mais la
résistance continuera aussi vigoureusement. Pour un moine
absent, l’abbaye ne chôme pas, hein ? De même, le
comité de grève.
Le soir même, des
délégués de toutes les sections syndicales se
réunissent. Ils me nomment un remplaçant. C’est Lucien
Platel, mon frère, Guignet, d’Amblainville, est délégué
à la propagande.
Des réunions sont
décidées pour le lendemain soir. Quoi que fassent les
autorités, il faut que les grévistes tiennent bon ;
il n’y a pas d’autre moyen pour cela que de les réunir chacun
dans leurs localités.
À
Andeville, l’ordre du jour suivant est voté. Toutes les autres
réunions l’adopteront à leur tour :
Les ouvriers
boutonniers d’Andeville déclarent repousser toutes les
propositions patronales qui pourraient être faites par
l’intermédiaire du Préfet ou autres personnages plus ou
moins officiels à la solde du capital ;
Déclarent ne
connaître qu’un tarif : celui proposé par l’Union
syndicale des ouvriers Tabletiers de l’Oise, signé par la
majorité des patrons en présence de M. Meunier, préfet
de l’Oise ;
Si les patrons sont
parjures à leur parole et à leur signature, eux ne
seront pas assez lâches ni assez bêtes pour tomber dans
les pièges grossiers et stupides où l’on veut les faire
tomber ;
Protestent
énergiquement contre les provocations patronales,
gouvernementales et policières, se déclarent disposés
à employer tous les moyens pour obtenir complète
satisfaction, et se séparent au cri de : Vive la
solidarité ouvrière ! Vive la C.G.T. !
Le préfet
moraliste ne chôme pas non plus. Pour prouver sa sympathie aux
grévistes, il fait arrêter le camarade Vasseur. Il
renvoie deux escadrons de chasseurs à cheval, mais pour les
remplacer par autant de cuirassiers, auxquels il ajoute 150 chasseurs
à pied.
Il convoque à la
préfecture, Marchand, Troisœufs
père, Doudelle père — ces mêmes personnages
qu’il nous félicitait l’autre jour d’avoir fait mettre à
la porte de la réunion du 31 mars. Il a besoin de leurs
lumières pour confectionner un nouveau pacte de famine et
d’infamie : le tarif Bousson, dont j’avais eu vent et que
j’avais démasqué à la réunion du Jeu de
Paume.
Le contrat signé
le 31 mars contenait ce paragraphe :
1° Les fabricants
susnommés s’engagent à payer les prix du tarif
d’Andeville, annexé au présent contrat, et proposé
par l’Union syndicale des ouvriers Tabletiers de l’Oise…
Nulle équivoque
n’était possible. Le texte était clair et net.
L’engagement bien défini. Notre tarif, nous l’avions remis aux
mains du trésorier patronal et il avait été
publié assez souvent antérieurement pour qu’aucun
patron ne l’ignore.
C’est là-dessus
pourtant que l’on va hypocritement ergoter : Le véritable
tarif d’Andeville ne serait pas celui proposé par le syndicat.
Au fond, qu’importe la
fermeté et la clarté des engagements pris ! Les
patrons ne voient là qu’un moyen de tenter une nouvelle
manœuvre pour lasser les grévistes. Leur signature d’«hommes
d’honneur » ils s’en fichent pas mal et le préfet
autant qu’eux. Docilement, celui-ci fera leur besogne, confiant à
son conseiller de préfecture Bousson le soin de dresser,
d’après les livres des industriels d’Andeville, un nouveau
tarif, le vrai, l’unique tarif breveté du gouvernement.
Qui est-ce qui dresse ce
tarif ? Le Bousson en question, allons donc ! Peut-être
sert-il de porte-plume ; mais celui qui dicte c’est Marchand.
S’il avait été capable de s’inspirer d’une pensée
honnête, ce conseiller de préfecture se serait d’abord
reporté au texte du contrat signé le 31 mars qui ne
contient aucune obscurité.
Accepter le principe
d’établir un nouveau tarif, c’était accepter de jouer
un rôle dans une manœuvre patronale. Établir
ce tarif de façon favorable aux patrons en était la
seule conséquence possible.
D’ailleurs, où ce
conseiller de préfecture aurait-il puisé ses
connaissances de boutonnier ? Le bouton subit une quantité
de manipulations ; il y a plus de mille façons avec des
prix différents. Bien malin serait le profane qui ne se
laisserait pas désigner un article pour un autre et par
conséquent rouler. En l’occurrence, le profane ne demandait
pas autre chose.
Alors que dans le
premier tarif intermédiaire les femmes n’étaient pas
diminuées, cette fois, c’est elles qui sont le plus touchées.
La tactique patronale varie ; on avait escompté les
détacher du bloc gréviste ; n’y ayant pas réussi,
on veut essayer du côté des ouvriers ; peut-être
n’auront-ils pas la même énergie ni les mêmes
qualités de solidarité que leurs compagnes ?
Une fois ce tarif
établi, le préfet convoque tous les patrons pour le
leur faire signer. Selon le procès-verbal de la réunion,
ledit tarif Bousson aurait été établi d’après
les livres des industriels d’Andeville.
Affirmation singulière,
étant donné que tous paient des prix supérieurs.
Marchand, comme ses collègues, a encore payé le tarif
du 31 mars pendant les trois semaines qui viennent de s’écouler.
Le préfet a
récolté 36 signatures, annoncent les journaux. Ce
qu’ils ne disent pas c’est que six des signataires ne sont pas
fabricants. Ce qu’ils ne diront pas plus tard, c’est qu’un certain
nombre de patrons déclarèrent officiellement avoir été
surpris dans leur bonne foi en signant ce tarif qu’ils croyaient être
celui déjà signé le 31 mars.
La Commission exécutive
de l’Union des tabletiers ne se laisse pas plus démonter par
cette manœuvre. Elle répond par l’ordre du jour suivant :
Le Comité
exécutif de grève des Tabletiers de l’Oise, réuni
à Andeville le 24 avril,
Considérant
qu’il n’a reçu aucune pièce officielle concernant les
conclusions apportées dans la réunion des patrons,
tenue à la préfecture de Beauvais, le vendredi 23
avril, il n’a pas à discuter et encore moins à accepter
lesdites conclusions ;
D’autre part, il ne
considère une entente possible qu’à la seule condition
que les patrons reconnaissent et se déclarent prêts à
appliquer le tarif annexé au contrat signé le 31 mars
par la majorité des patrons, en présence de M. le
préfet de l’Oise.
M. Marchand est si peu
rassuré sur les conséquences de son nouveau forfait
qu’il ne reparaît plus à Andeville à partir du
jour de la réunion à la préfecture.
J.-B. Platel (à
suivre)