La Presse Anarchiste

La Roumanie des boyards

Une cou­ra­geuse étude
de Ber­nard Lazare [[Ber­nard Lazare, l’Op­pres­sion des Juifs dans
l’Eu­rope orien­tale : les Juifs en Rou­ma­nie
, Paris, février
1902.]],
parue en 1902 aux Cahiers de la Quin­zaine, avait déjà
jeté d’u­tiles clar­tés sur l’é­tat économique
et poli­tique de la Rou­ma­nie, de ce royaume de six à sept
mil­lions d’âmes qui, à l’embouchure du Danube, en face
du vieux monde orien­tal, pré­tend être le poste avancé
de la civi­li­sa­tion d’Oc­ci­dent. L’é­tude de Ber­nard Lazare
était, avant tout, consa­crée aux Juifs de Roumanie.
Pour­sui­vant son œuvre de défense israé­lite, l’au­teur y
dénon­çait les exé­crables et lâches
arti­fices par les­quels les maîtres d’a­lors de l’État
rou­main (maîtres d’a­lors et d’au­jourd’­hui) main­te­naient dans
l’op­pres­sion et la honte 289.000 Juifs, dont les quatre cinquièmes
étaient des prolétaires.

Il y a là un fait
mons­trueux, et qui peut ser­vir à mon­trer ce que valent les
actes diplo­ma­tiques quand, par aven­ture, ils se mêlent de
pro­té­ger les faibles et les opprimés.

En 1878, un article du
trai­té inter­na­tio­nal de Ber­lin, accep­té par le
gou­ver­ne­ment rou­main, l’ar­ticle 44, décla­rait qu’en Roumanie,
la dis­tinc­tion des croyances et des confes­sions reli­gieuses ne
pour­rait être oppo­sée à per­sonne comme un motif
d’ex­clu­sion ou d’in­ca­pa­ci­té en ce qui concerne, notam­ment, la
jouis­sance des droits civils et poli­tiques. Cet article n’avait
d’autre objet que de rele­ver les Juifs de Rou­ma­nie de la condition
d’in­fé­rio­ri­té où les avait réduits
l’an­ti­sé­mi­tisme de la légis­la­tion existante.

Que fit alors la
Rou­ma­nie ? Sou­cieuse de ne pas s’at­ti­rer d’his­toires avec
l’Eu­rope, elle s’empressa d’a­bro­ger l’ar­ticle de sa consti­tu­tion qui
excluait de la neu­tra­li­sa­tion les étran­gers de rite non
chré­tien
. Avec osten­ta­tion, elle natu­ra­li­sa même en
bloc 900 Juifs ayant pris part à la guerre de l’Indépendance,
et dont, au reste, 700 avaient trou­vé la mort sur le champ de
bataille.

Depuis cette époque,
deux cents autres Juifs envi­ron ont été admis au
béné­fice de la natu­ra­li­sa­tion. Tous les autres ont été
consi­dé­rés comme des étran­gers d’une sorte
par­ti­cu­lière : des étran­gers non sou­mis à
une pro­tec­tion étran­gère
, « c’est-à-dire,
expli­quait Ber­nard Lazare, que l’on peut vexer impunément,
sans redou­ter les repré­sen­ta­tions des consuls, les notes des
diplo­mates, les inter­ven­tions des puis­sances. C’est là la
carac­té­ris­tique du mou­ve­ment anti­juif rou­main : le
men­songe et l’hy­po­cri­sie [[ Id., ibid., p. 55.]].»

De la Rou­ma­nie, Bernard
Lazare n’a­vait trai­té à fond que la ques­tion juive.
Nous avons aujourd’­hui, sur l’en­semble des « questions »
qui se posent depuis un tiers de siècle, dans le royaume de
Carol, un tra­vail du citoyen C. Racovs­ki, délégué
au Bureau socia­liste inter­na­tio­nal pour la Rou­ma­nie. Ce tra­vail [[ La Rou­ma­nie des Boyards
(contri­bu­tion à l’his­toire d’une oli­gar­chie), par C. Racovski,
avec une lettre de Fran­cis de Pres­sen­sé et des avis juridiques
du prof. Revue du Droit inter­na­tio­nal pri­vé.
 — Une grande Broch. in-16 de 74 et 96 pages, Paris (chez Giard et
Brière), et Buca­rest, 1909.”>
n’a cer­tai­ne­ment pas les qua­li­tés de fac­ture de celui de
Ber­nard Lazare : il est un peu touf­fu, un peu désordonné,
il embrasse en un trop petit nombre de pages un trop vaste sujet ;
on y vou­drait des réfé­rences pré­cises. Tel qu’il
est, il consti­tue, contre la monar­chie mol­do-valaque, et contre les
pro­prié­taires fon­ciers sur les­quels s’ap­puie cette monar­chie à
demi orien­tale, un acte d’ac­cu­sa­tion ter­ri­ble­ment accablant.

On connaît les
démê­lés de l’au­teur avec son gou­ver­ne­ment. Le Dr
C. Racovs­ki, né citoyen bul­gare (ou plus exac­te­ment sujet
otto­man, étant né cinq ans avant l’émancipation
de la Bul­ga­rie), est deve­nu Rou­main par le fait de l’an­nexion à
la Rou­ma­nie de la Dobroud­ja, où sa famille s’était
fixée. Or, le gou­ver­ne­ment du roi Carol, pour punir Racovski
de sa pro­pa­gande socia­liste, lui dénie, sous de misérables
pré­textes, la natio­na­li­té rou­maine et a pris contre
lui, en août 1907, un arrê­té d’ex­pul­sion. En même
temps, son man­dat de conseiller géné­ral était
annu­lé et, offi­cier de réserve, il était exclu
de l’ar­mée. C’est en vain que, depuis deux ans, notre camarade
a usé de tous les moyens juri­diques pour faire rap­por­ter cette
mesure scan­da­leuse ; en vain que deux pro­fes­seurs de droit
inter­na­tio­nal pri­vé se sont éle­vés contre
l’i­ni­qui­té de cette mesure ; en vain que Racovs­ki a tenté
récem­ment de fran­chir la fron­tière rou­maine pour se
faire appré­hen­der comme contre­ve­nant (seul moyen qui lui fut
lais­sé d’at­ta­quer l’ar­rê­té d’expulsion);
rien n’y a fait : la Rou­ma­nie est demeu­rée pour Racovski
une terre interdite.

Cette his­toire d’un
homme que son gou­ver­ne­ment condamne au rôle ingrat de
sans-patrie mal­gré lui est contée tout au long
dans la seconde par­tie de la Rou­ma­nie des Boyards.
Occu­pons-nous main­te­nant de la pre­mière par­tie : elle a
trait à la Rou­ma­nie poli­tique et sociale et au soulèvement
pay­san de 1907.

*

*     *

La Rou­ma­nie est restée,
au seuil du XXe siècle, un pays à peu près
pure­ment agri­cole et de grande pro­prié­té. La question
ouvrière y tient encore une place minime, mais la question
agraire y a pris, comme en Rus­sie, les formes les plus redoutables.
La jac­que­rie est, en Rou­ma­nie, un feu qui ne s’é­teint jamais
complètement.

Le pay­san manque de la
terre néces­saire pour le faire vivre et meurt littéralement
de faim. En 1905, 4.000 grands pro­prié­taires possédaient
47 % du ter­ri­toire arable, alors qu’un mil­lion de petits
déten­teurs n’en pos­sé­daient que 41 %. Soixante-six
grands pro­prié­taires usur­paient à eux seuls le seizième
de l’é­ten­due culti­vée, — plus de 520.000 hectares !

Ces grands propriétaires
n’ex­ploitent, autant dire jamais eux-mêmes. Ils ont des
inten­dants ou des fer­miers. Il existe une classe de grands fermiers
comme nous n’en connais­sons pas en France. On a vu cer­tains d’entre
eux, asso­ciés ou indé­pen­dants, affer­mer jusqu’à
200.000 hectares !

Le ser­vage auquel les
boyards avaient peu à peu réduit les libres paysans
d’au­tre­fois, a été sup­pri­mé seule­ment en 1864.
Cette loi de 1864 créa 467.000 petits propriétaires
pos­sé­dant ensemble 1.766.000 hec­tares. Mais qu’est-ce qu’une
pro­prié­té quand on n’a pas les moyens de la faire
valoir ? Pour lut­ter contre le mor­cel­le­ment fatal, le
gou­ver­ne­ment décla­ra que les terres concédées
seraient inalié­nables jus­qu’en 1916. Mais cette mesure eut
pour consé­quence de lier le pay­san à son bien et
sur­tout de le mettre à la mer­ci de son voi­sin, le grand
pro­prié­taire ou le grand fermier.

On vit apparaître
alors des contrats agri­coles qui ne sont pas loin, peut-être,
de dire le der­nier mot de l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme.
Racovs­ki a cité un de ces contrats. On y voit ceci : un
pro­prié­taire qui s’en­gage à don­ner aux pay­sans d’un
cer­tain vil­lage des terres pour la culture du maïs, et des
pay­sans qui s’o­bligent en retour à don­ner au propriétaire :
1° la moi­tié du pro­duit total de la terre ; 2o un bois­seau de grains par pogone [[Le pogone vaut 50 ares.]]
et encore un bois­seau par trois pogones ; 3o à
exé­cu­ter au pro­fit du pro­prié­taire des corvées
dont la valeur — cal­cu­lée selon des tarifs variables — est
ici de 10 francs par pogone. Ce n’est pas tout. Ils s’o­bligent en
outre, 4o à payer 7 francs en argent par quatre
pogones, et, 5° à faire la culture com­plète d’un
quart de pogone au béné­fice du propriétaire.
Ceux mêmes d’entre eux qui loue­raient plus de quatre pogones
devraient, par-des­sus le mar­ché, mois­son­ner un quart de
pogone. Tous ces tra­vaux doivent être faits au pre­mier appel de
l’in­ten­dant. « Et pour que le pro­prié­taire puisse
obli­ger les pay­sans à exé­cu­ter tous ces tra­vaux, il
pos­sède un moyen infaillible : l’in­ter­dic­tion qui leur
est faite de ren­trer leur récolte avant l’ac­quit­te­ment de
toutes leurs dettes et obli­ga­tions [[Racovs­ki, op. cit., p. 12.]]

On com­prend, après
ces détails, que Ber­nard Lazare ait pu repré­sen­ter le
pay­san rou­main comme le plus mal­trai­té, le plus misérable
des hommes : « L’homme de la glèbe, dans ce
pays, est proche encore du serf antique ; il a été
éman­ci­pé nomi­na­le­ment, mais effec­ti­ve­ment il est resté
l’es­clave du boyard, qui le main­tient dans l’i­gno­rance et dans la
crasse, qui consi­dère ses fils comme sa chose, sa fille ou sa
femme comme son jouet… Tel le Juif, son frère de dou­leur, il
meurt de faim sur son champ, dans sa mai­son sor­dide où l’air
lui est mesu­ré [[B. Lazare, op. cit., p. 102.]].»

Trois cent mille paysans
n’ont pour tout domi­cile que des sou­ter­rains qu’on dénomme
bor­dei. Des construc­tions pay­sannes pro­pre­ment dites, plus de
la moi­tié (583.000) sont en argile ; 226.000 sont en
bois, 74.000 seule­ment en pierre. Rien d’é­ton­nant, on le voit,
si ces mal­heu­reux pay­sans, réduits à ne man­ger jamais
que du pain de maïs et des légumes, sont la proie de la
pel­lagre, du palu­disme, de la tuber­cu­lose et de la syphilis.

L’é­tat politique
vau­drait, lui aus­si, d’être décrit avec soin, ce que je
ne puis faire en ces notes rapides. Racovs­ki a stig­ma­ti­sé sans
pitié ce régime rou­main, qui, sous les dehors d’un
libé­ra­lisme et d’un moder­nisme trom­peurs, recèle toutes
les tares, toutes les hypo­cri­sies, toutes les vio­lences. Il a dit le
gas­pillage effron­té des deniers publics par des dynas­ties de
poli­ti­ciens sans ver­gogne, la cor­rup­tion et la fraude érigées
en pro­cé­dés de gou­ver­ne­ment et d’ad­mi­nis­tra­tion [[Les fonds secrets sont, cette
année, de 1.710.000 francs, alors que le bud­get de
l’en­sei­gne­ment pri­maire atteint à peine 6.000.000. Tout le
régime est dans ces deux chiffres !]];
l’in­ca­pa­ci­té notoire, l’im­mo­ra­li­té scan­da­leuse des gens
en place.

La Consti­tu­tion roumaine
est vrai­ment libé­rale, mais tous les par­tis sont d’ac­cord pour
la vio­ler conti­nuel­le­ment. « Notre anar­chique Constitution
crou­le­rait, écri­vait tran­quille­ment un jour­nal, si elle était
appli­quée lit­té­ra­le­ment» ; et un
autre : « Si on pre­nait [le droit d’association,
recon­nu par la Consti­tu­tion] au sérieux, cela signifierait
qu’on peut mettre le feu aux quatre coins du pays. »

Admi­rable contrée !

Quant au régime
élec­to­ral, il a été éta­bli de manière
à ins­tal­ler au pou­voir quelques grandes familles, tou­jours les
mêmes (les Can­ta­cu­zène du côté
conser­va­teur, les Bra­tia­no du côté « libéral»[[Les conser­va­teurs représentaient
à l’o­ri­gine la vieille pro­prié­té foncière ;
les libé­raux la nou­velle, ain­si que l’in­dus­trie naissante.
Actuel­le­ment, ces déno­mi­na­tions n’ont plus de fon­de­ment réel.
Libé­raux et conser­va­teurs forment deux blocs également
réactionnaires.]],
sans la moindre menace, pour elles, de contrôle ni d’éviction.

Sur 173 députés,
il y a 83 grands pro­prié­taires et 62 avocats !

« La
jac­que­rie, a écrit B. Lazare, reste la ter­reur redou­table des
gou­ver­nants et des bud­gé­ti­vores rou­mains. Ils ont déjà
vu, en 1888, l’é­meute dans les cam­pagnes, ils ont vu les
pacants sou­le­vés enva­hir les pro­prié­tés, jeter
les récoltes dans les rivières, détruire tout
sur leur pas­sage. La bour­geoi­sie des agra­riens et des fonctionnaires
a féro­ce­ment répri­mé la révolte, tuant et
empri­son­nant les insur­gés. Elle n’a pas réso­lu ain­si le
pro­blème. Si demain elle s’ap­prête à char­ger de
nou­veau d’im­pôts son cor­véable, elle ral­lu­me­ra la
torche
[[B. Lazare, op. cit., p. 103.]]»

Paroles prophétiques.
La torche s’est ral­lu­mée en février-mars 1907. La
récolte du pré­cé­dent avait été
fort abon­dante, aus­si les pay­sans, se sen­tant des réserves,
avaient-ils refu­sé de signer, à l’au­tomne, les contrats
agri­coles dont nous avons par­lé. À
quoi les pro­prié­taires avaient ripos­té en se refu­sant à
dîmer le maïs, si bien que le grain avait dû
res­ter tout l’hi­ver aux champs, « à la mer­ci des
pluies et des sou­ris [[Les pay­sans ne peuvent enle­ver la
récolte qu’a­près le pré­lè­ve­ment par le
pro­prié­taire de sa part (la dîme).]].
Notons aus­si qu’un nou­vel impôt de 5 francs par chef de famille
avait mis le comble à l’exaspération.

Ce fut une véritable
explo­sion de jac­que­rie moyen­âgeuse d’une indi­cible brutalité[[Une poé­sie popu­laire dont Racovs­ki cite un frag­ment montre bien quelle haine farouche le pay­san res­sent à l’é­gard des boyards et des tcho­koï (pro­prié­taires d’o­ri­gine récente) :
« O notre sei­gneur, veuille bien punir les tcho­koï, comme ils nous punissent eux-mêmes ;

« Fais en sorte qu’ils errent à tra­vers les plaines et les bois, mou­rant de faim et gre­lot­tant de froid. », etc. (p. 56).]]

Les pay­sans, par bandes, enva­his­saient les domaines, pillaient les
châ­teaux, incen­diaient les gre­niers et les écu­ries. À
l’o­ri­gine — on ne sait trop sous quelle influence secrète, —
le mou­ve­ment de fureur n’a­vait atteint que les seuls fer­miers juifs,
mais bien­tôt, entre Juifs et chré­tiens, nulle
dis­tinc­tion ne fut plus faite. En Vala­chie, où la révolte
écla­ta le 24 mars seule­ment, il n’y avait pas de fermiers
juifs, et le mou­ve­ment fut net­te­ment économique.

Les « Jacques »
allaient devant eux sans but, la hache ou la torche à la main.
Que vou­laient-ils au juste ? Leurs reven­di­ca­tions étaient
aus­si diverses qu’im­pré­cises. Dans cer­tains endroits de la
Mol­da­vie, on alla jus­qu’à récla­mer, dit-on, une sorte
d’ex­pro­pria­tion des boyards. Le plus sou­vent, on se conten­ta de
deman­der la réduc­tion du prix de loca­tion des terres.
Ailleurs, on deman­da le réta­blis­se­ment de la dîme sous
sa forme ancienne [[C’est-à-dire en nature.]],
« quand elle ne repré­sen­tait que la dixième
par­tie de la récolte ». Et pour prévenir
tout retour aux pra­tiques abhor­rées, on exi­geait que ces
réformes fussent consa­crées par des contrats à
long terme, de 15 et de 20 ans.

Terrorisés,
fer­miers et pro­prié­taires signèrent tout ce qu’on
vou­lut. Puis l’ar­mée entra en scène et se mon­tra sans
retard, pour par­ler comme le roi Caro, à la hau­teur de sa
mis­sion. La répres­sion ne fut qu’un atroce car­nage. En
quelques jours, 11.000 pay­sans, d’autres disent 15.000, jonchèrent
le sol de leurs cadavres. Par­mi les sur­vi­vants, 15.000 furent
arrê­tés, pour être défé­rés à
la jus­tice. Mais le gou­ver­ne­ment eut peur du spec­tacle que ces
innom­brables pro­cès de meurt-de-faim don­ne­raient au monde. Les
cours d’as­sises, d’ailleurs, prises de pitié pour d’aussi
lamen­tables accu­sés, acquit­taient systématiquement.
Quand le minis­tère « libé­ral » se
déci­da à l’am­nis­tie, « il n’y avait que 87
condam­nés, tan­dis que 1.066 étaient acquittés.
Mais il y avait 7.807 accu­sés qui atten­daient leur tour pour
être jugés et 6.654 dont les pro­cès n’étaient
pas encore instruits[[Racovski, op. cit., p. 69.]].»

Le gou­ver­ne­ment comprit
qu’il fal­lait por­ter remède à des souf­frances trop
fortes. En fait de réformes agraires, la seule qui s’im­pose à
la Rou­ma­nie, c’est l’ex­pro­pria­tion des déten­teurs actuels.
Racovs­ki remarque fort bien que la grande propriété.
rou­maine repré­sente un type éco­no­mique des plus
arrié­rés. « Si elle vit, c’est seule­ment en
étouf­fant la petite pro­prié­té, dont la
pro­duc­ti­vi­té est dimi­nuée de moi­tié ; c’est
en exploi­tant, au-delà de toute ima­gi­na­tion, le tra­vail des
pay­sans ; c’est en semant la misère, la mala­die et
l’i­gno­rance [[ Id., Ibid. p. 70.]].»
Cette grande pro­prié­té doit dis­pa­raître pour
faire place à des for­ma­tions éco­no­miques nouvelles.

Mais l’ex­pro­pria­tion eut
frap­pé au cœur les classes para­si­taires, et le gouvernement
n’en a pas vou­lu. Il s’est bor­né à des mesures de
détail, telle qu’une réforme des contrats agri­coles qui
pré­voit un mini­mum de salaire et un maxi­mum de rente, et que
l’é­ta­blis­se­ment d’une Banque pay­sanne, char­gée, comme
celle qui fonc­tionne en Rus­sie, d’a­che­ter des terres pour les
revendre par lots aux pay­sans mais qui, limi­tée dans ses
moyens, ne joue­ra, dans l’é­co­no­mie agraire, qu’un rôle
des plus médiocres.

Le tra­vail de Racovski,
comme autre­fois celui de B. Lazare, se ter­mine par la prévision
for­melle d’une catas­trophe nou­velle. Racovs­ki ajoute que seule la
conquête du suf­frage uni­ver­sel par les ouvriers des villes,
conquête que sui­vrait sûre­ment la réforme agraire,
pour­rait empê­cher l’ex­plo­sion de se repro­duire. C’est sans
doute attendre du suf­frage uni­ver­sel plus qu’il ne peut donner.
J’ai­mais mieux la façon dont concluait Ber­nard Lazare, du
point de vue de la ques­tion juive, quand il disait : « Peut-être
si [la bour­geoi­sie] déses­père le Juif, si elle le
pousse à bout, celui-ci, mal­gré sa passivité,
mal­gré les conseils de ses riches timo­rés, s’unira-t-il
au tra­vailleur des champs et l’ai­de­ra à secouer le joug. Mais,
même s’il ne se joint pas à lui, c’est un jour le paysan
rou­main révol­té qui, direc­te­ment ou indirectement,
résou­dra en Rou­ma­nie l’ac­tuelle ques­tion juive, en se libérant
lui-même et en libé­rant le Juif [[B. Lazare, op., cit., p. 103.]].»

Mais la révolte
pay­sanne ne sau­rait abou­tir sans qu’une période d’organisation
préa­lable n’ait trans­for­mé là-bas les conditions
et les consciences. À
l’œuvre donc, socia­listes et syn­di­ca­listes roumains !

Amé­dée
Dunois

La Presse Anarchiste